Demain 38


38.

Nous marchons sur des ruines, au milieu d’un paysage hallucinant, des monceaux de tôles et toiles, d’acier et alliages fondus, matière organique décomposée et plastique boursouflée, des parcelles de bois et des restes humains, mêlés pour le meilleur et le pire, dans une marche insidieuse vers le néant. Le soleil est apparu ce matin au milieu d’un brouillard de pacotille et y est resté quelques heures, rouge et sombre. L’odeur est pestilentielle. Nous essayons de poursuivre un train soutenu, des foulards ou équivalents autour du visage, le saucissonnant et le meurtrissant, filtrant ce qu’ils peuvent de ce mélange d’oxygène, carbone, souffre et gaz de toutes sortes, nous permettant d’avancer à deux puis trois pattes et enfin quatre sur des dunes de fins du monde, des tas de fumerolles, des amoncellements d’enfers, nous accrochant à ce que nous pouvons, trainant des sacs en bandoulières que nous emplissons de ce que nous pouvons car il y a des zones de calme et de paix dans ce qui a été le théâtre d’un incendie meurtrier, des choses à manger, que l’on ne peut reconnaitre, plus vraiment, des morceaux de nature en condensé, des formes obscures et impossible à reconstituer, des racines pour l’essentiel, mais aussi des feuilles, des branches, des fruits, des tiges, des planches, des clous, des tissus, des outils, des morceaux de verre, des récipients et autres contenants, tout ce qui traîne et que peut-être nous pourrons un jour utiliser, des composants aussi, des tourbillons de fils, puces et raccords de toutes formes, eux également, le mariage de l’organique et du métallique, du plastique et du vivant, sans savoir, sans comprendre, sans même essayer.

Nous avons marché ainsi des heures durant, gravissant des monticules de mort, écorchés par des branches, câbles, clous, surfaces polies et pointues, réalisant par là-même que nous ne transportons pratiquement aucun médicament, ceux-ci étaient auparavant fournis par nos circuits internes de production et distribution en fonction des besoins identifiés en simultanée par nos braves réseaux virtuels, mais tout cela a disparu, nous ne possédons même plus de l’aspirine, quelques tubes et cachets dans des récipients de pacotille, récupérés chez quelques-uns d’entre nous avant notre départ précipité, mais dont nous ignorons pour la plupart dans quelles circonstances nous devrions les prendre, selon quelle posologie, triste à en pleurer, la race dominante par définition, qui s’épanouissait sur ce monde ci et tous les autres, les virtuels, les possibles, les anticipés, les à venir, les déjà finis, et tout le reste, et tutti quanti, pour le meilleur et le pire, et qui ne sait plus comment survivre sur son monde à elle, cette bonne vieille terre, redevenue subitement maitresse de son destin et du notre, par l’effet d’un dérèglement, d’un dysfonctionnement imbécile, un monde en fin de parcours, et nous, arc-que-boutés sur des tas d’ordure ou similaire, recherchant avec des mains sales, des visages dégueulasses, des vêtements déchirés, des membres estropiés, des esprits dénaturés, des espoirs disparus et une résignation sans borne ni faille, quelque chose qui puisse nous servir, que nous puissions utiliser, manger, boire, garder, dans notre dénuement, notre inaction, notre désespoir.

Je précède la plus grande partie du groupe, quelques-uns errent aux alentours ou un peu en avant mais nous restons tous plus ou moins réunis, sans mot dire, dans la poussière et la puanteur, regardant en avant, les milliers de dunes à venir, en arrière, les dizaines déjà franchies, et l’imaginaire qui d’habitude étend son rêve doré n’est même pas là, même plus là, il n’y a plus rien d’autre qu’une forme de résignation, avancer pour le simple fait d’avancer car rebrousser chemin ne servirait à rien, des esprits qui perdent peu à peu la capacité qu’ils avaient d’anticiper, imaginer, conceptualiser, et se recroquevillent sur eux-mêmes, des âmes qui ont fui, des idées qui sont mortes, des idéaux et aspirations qui s’amusent ironiquement, certains qui pleurent, d’autres qui se taisent, et le restent qui soupirent, en silence, car le bruit même est une torture, tout est ainsi, dans un monde qui se blesse, une humanité qui s’est perdue et un futur qui n’est plus.

Demain 37


37.

Un paysage à glacer le sang et inonder le cœur…

Nous avons franchi la limite séparant l’espace immense des pavillons sans âme, les uns à côté des autres, dans un ordre parfait, une parfaite régularité, un anonymat presque céleste sur une patinoire de béton ou de goudron plastifié, pas une parcelle de différence, aucune marque scellant ou dénotant une différence quelconque, le paradigme fabuleux du monde ancien, définitivement éteint, probablement, un univers où tout était prévu et prévisible, lorsque la moindre toux, panne de moteur, maux de cœur ou migraine était anticipé, accompagné et traité par des autorités omniprésentes mais discrètes. Ceci est du passé. Les maisons sont des cercueils que nous n’avons pas pu ou voulu ouvrir et, après des kilomètres de la même marche insipide et lassante, nous sommes passés derrière le rideau, au-delà de la frontière séparant l’avant de l’après, un espace large et final, peut-être, un mariage de matière organique et inorganique, plastique, des serres multidimensionnelles, sur plusieurs étages, comprenant dans leurs entrailles de quoi nourrir tout un peuple riverain, des fruits, légumes, céréales et autres composants antérieurement destinés à former des assemblages alimentaires parfaitement adaptés aux besoins spécifiques de chaque individu, conditionnés dans des complexes blancs bardés de rouge avec des chiffres et symboles sur les murs, pour signifier, j’imagine, quelque chose aux transports automatisés qui arrivaient ici il y a quelques semaines encore, c’est-à-dire voici un siècle.

Lorsque nous avons entraperçu les premières collines plastifiées et compris qu’il s’agissait de maternités végétales générant et maintenant la vie humaine, nous avons été pris d’une frénésie d’espoir, d’une joie sans borne, des larmes ont coulé sur les joues de la plupart d’entre nous, des sanglots empêchant la voix de se projeter hors du coffre des joues et des lèvres, soulagés immensément par la possibilité d’un répit, la proximité d’un véritable paradis pour les naufragés du passé que nous sommes devenus, bien involontairement. Des bras se sont levés vers le ciel, des rires mécaniques ont éclaté, des frissons de joie se sont propagés. Quelques-uns se sont mis à genoux dans une gestuelle peu compréhensible mais impulsive, d’autres ont couru, d’abord lentement puis de manière asynchrone, vers la terre jamais promise, ni escomptée, ni même espérée, d’autres enfin, dont je faisais partie ont aspiré une immense bouffée d’oxygène, tel un bâillement longtemps retenu ou contenu, et ont redressé leur dos vouté en signe de soulagement.

Durant ces quelques secondes ou minutes, l’espérance d’un moment de répit s’est insinué au plus profond des racines de chacun d’entre nous, pas un n’y a échappé, la moindre parcelle de vie a été gagné par cette bouffée d’optimisme venue du fonds des âges, parce que ceci est le liant des humains depuis qu’ils se sont mis à deux pattes et n’ont eu de fait depuis lors de monter au faite de ce qui constitue leur monde quitte à détruire tout ce qui pouvait les empêcher, ces molécules d’oxygène savamment distillées se sont répandues le long des canaux irrigateurs pour gagner le plus reculé et détaché des embryons de vie qui forment ensemble un socle sur lequel la vie se propage.

Puis, nous avons atteint une sorte de promontoire, un emplacement permettant, antérieurement, aux derniers habitants de cette zone résidentielle d’effectuer des manœuvres indispensables à bord de leurs véhicules de transport individuel, un carré de quelques dizaines de mètres qui ne bordait plus les blocs d’habitations et permettait de découvrir des milliers de serres entre lesquelles se trouvaient des blocs d’usines de conditionnement auxquels aboutissaient des artères noires, un schéma d’une géométrie ne laissant aucune place à la sinuosité, tout étant calculé au millimètre pour maximaliser la production et faciliter les transbordements nécessaires et amener le plus rapidement possible des aliments individualisés aux populations enfermées dans leurs appartements et attendant leur livraison tri-quotidienne.

Mais ce paysage était entaché. Il n’était plus que destruction. Des cendres, des carcasses fondues, des tôles éclatées, des transports effondrés, des cultures invisibles car détruites, des masses informes coagulant ou combinant ce qui auparavant était vie luxuriante.  A perte de vue. Rien que des fantômes effondrés et brulés. Aussi loin que l’œil pouvait accrocher une image. Rien que des restes d’incendie. Des cendres même plus fumantes. Un paysage sec et mort.

Pourquoi ? Impossible à déterminer. Est-ce que ceci est survenu avant ou après la grande panne de 3 heures trente-trois ? Impossible à déterminer. Est-ce que cela a été le fait de l’homme, un acte terroriste, un vandalisme d’après ou d’avant la panne ? Impossible à déterminer.

Dernière question à laquelle nous ne pouvons répondre : Est-ce qu’il reste des aliments propres à être consommés ? Impossible à déterminer pour le moment mais ceci nous pourrons au moins le savoir d’ici peu. Quelle que puisse être notre déception il nous revient maintenant de fouiller les restes de ce qui a été un grenier pour cette parcelle d’humanité et rechercher parmi les sinistres dépouilles des relents d’espoir, morceaux de nourriture ou composants alimentaires. Il le faut bien…

Demain 36


37.

Cela fait quarante-huit heures que cela dure. Nous marchons sur un axe routier traversant une zone pavillonnaire, longeant les mêmes habitations, les mêmes jardins goudronnés, les mêmes murs blancs, les mêmes toits lilas, les mêmes lampadaires allumés la nuit grâce à un système à batteries solaires qui fonctionne encore de par la simplicité de sa modélisation, les mêmes dispositions et arrangements, tout est absolument similaire, et chacun de ces dominos est un cercueil, et nous ne pouvons rien, il  est trop tard, heureusement d’ailleurs car si tel n’était pas le cas nous éprouverions une douleur supplémentaire, un remord terrible, une blessure détestable à l’idée de côtoyer des êtres humains agonisants sans pouvoir rien faire pour les soulager.

Les maisons se succèdent les unes après les autres, par blocs de treize, puis quartiers de trente-trois, puis villages de trois-cent-trente-trois et ainsi de suite dans une relation illogique mais vertigineuse. Je ne comprends pas cette étrange déclinaison des maisonnettes et certains d’entre nous, McLeod et son nouvel ami Jacquemal en premiers, considèrent que ceci souligne le caractère nihiliste de nos anciens gouvernants d’évidence attirés par la cabalistique, je n’ai pas compris leur raisonnement mais y accorde peu d’importance, quelque puisse être la logique ayant conduit au regroupement des habitations de cette manière, elle ne nous serait aujourd’hui d’aucune utilité. Ce qui est mort est mort. Le passé est important pour un historien, je suis bien placé pour le savoir, une tautologie ridicule par ailleurs, mais en l’occurrence la priorité est d’essayer de comprendre ce que le présent est et comment lui survivre.

Nous avons retrouvé la trace de certains congénères encore en vie, il s’agissait de fanatiques religieux ou sectaires, marchant sur un axe parallèle, sans nous voir, ou faisant semblant de ne pas nous voir, scandant des textes sacrés, chantant quelques litanies inutiles, appelant un certain Jesmeriah ou équivalent à la rescousse, se mettant régulièrement à genoux et levant les bras vers les cieux, demandant l’intercession des puissances divines et bénéfiques, guidés par une sorte d’être chevelu, probablement un non-droit car il était vêtus d’habits de bric et de broc composés de manière très astucieuse, une qualité qui n’est pas la nôtre, d’évidence pas, un humain portant devant lui telles des tables de loi un des anciens moniteurs électroniques sur lesquels nos vies étaient inscrites. Je me suis approché de ce groupe à la sauvette et très précautionneusement, suivi par Léa et Betty, lors d’une de leurs prières de groupe et ai noté que l’écran de l’instrument qu’ils vénéraient était anthracite, sans vie, sans couleur, sans projection en trois dimension. C’était un appareil mort mais pas enterré, une chose inanimée, triste et inutile, mais ceci ne semblait pas interpeller davantage le leader du groupe. Je me suis intéressé aux humains qui le suivaient et ai noté avec une certaine forme de soulagement qu’ils n’étaient guère plus de vingt et ne semblaient pas dangereux. Pas d’arme en leur possession, pas plus que des outils pouvant être utilisés de cette manière. Il y a peu, certains d’entre nous auraient peut-être été tentés de les attaquer mais ceci n’a même pas été évoqué par qui que ce soit lorsque nous avons fait rapport au groupe. Les uns et les autres se sont rapidement apaisés et ont exprimé le vœu de s’éloigner aussi rapidement de ces fauteurs de malheur afin de ne pas devenir la cible de leurs agissements ou être trop proches d’eux lorsqu’ils finiraient attaqués par des grappes de non-droits ou des groupes d’égarés moins scrupuleux que nous.

J’espère que nous aurons bientôt atteint la limite méridionale de cette zone résidentielle car les rares victuailles que nous possédons tendent à diminuer en nombre et qualité ce qui a conduit Mélanie à nous imposer un rationnement encore plus strict qu’auparavant. Il n’y a absolument rien dans ce cimetière pavillonnaire qui ne puisse être utilisé. Rien. Même dans les zones ayant souffert d’incendies nous n’avons rien pu retrouver d’utile ou utilisable, des objets calcinés mais aucune trace de nourriture, vêtements ou outils. Soit il n’y avait rien précédemment, soit cela a été pris par d’autres, soit cela a brûlé. Un des enfants qui s’est joint à nous sur le périphérique a trouvé une sorte de boite rousse avec laquelle il s’amuse mais elle ne présente aucun autre intérêt que celui-ci, bien dérisoire par ailleurs.

Le ciel est un peu moins mouvementé ces temps-ci, peut-être un signe encourageant mais il est bien trop tôt pour en conclure quoi que ce soit. La température ambiante est assez douce mais les nuits sont un peu fraîches. Nos vêtements sont encore suffisants mais qu’en sera-t-il lorsque les froids ou les pluies auront recouvert notre nouveau monde d’une écorce désagréable ? Mieux vaut probablement ne pas s’interroger à cet égard.

Demain 35


35.

Les montagnes cristallines de la ville s’éloignent lentement. Leurs ombres dérisoires et fantomatiques disparaissent derrière des écrans de fumée qui semblent gagner en ampleur et vivacité, des colonnes de fumée barrant le ciel de colonnes penchées. Des incendies ravagent les piliers de notre ancienne sagesse et aplomb permanent. Bientôt, il ne restera que des squelettes d’acier là où l’arrogance d’un système imposait des colosses de marbre et falaises de métal. L’esprit a du mal à appréhender le fait que des humains, par millions, ont vécu dans ces coques désormais vides, et par centaines de milliers, sont morts dans ces cercueils sinistres et de la plus stupide des manières. Si la panne n’était intervenue à 3 heures trente-trois, un moment où l’immense majorité des ressortissants de ce pan d’univers dormait à poings fermés, il y aurait eu infiniment plus de rescapés mais la fatalité – ou le fait de manipulateurs inhumains – ne l’a pas voulu ainsi.

Les rescapés, dont nous faisons partie, errent sur des axes routiers vidés de leur substance. Leurs visages ne recèlent rien d’autre qu’une perte totale de sens, ainsi que des peurs multiples et besoins simples, la faim, la soif, la sécurité, et c’est tout, le superflu a disparu en quelques secondes, emportant avec lui les réflexes les plus simples et évidents, mais cela c’était il y a bien longtemps, me semble-t-il, des fleuves de sang qui ne sont plus, qui nous ont laissé anémiques et insipides, incapables de la moindre réaction, d’une pensée autonome, d’un acte réfléchi pour soi-même, par soi-même, des spectres sans reflet, sans profondeur, sans vie.

Nous avons quitté tôt ce matin les anciennes voies de communication qui s’étageaient sur plusieurs étages, c’était à l’échangeur 23kd, après la séparation du troisième périphérique extérieur des voies centrales, et nous avons rejoint la route de troisième magnitude, sans voie magnétique, et poursuivons vers le sud, le long de l’ancien fleuve, une sorte de cicatrice jaune sur un sol crayeux. Nous n’avons pas encore vu de forêts, mais cela ne devrait tarder. Nous avons promis aux enfants que bientôt ils verraient des arbres sauvages et des herbes en liberté. Avec de la chance nous devrions peut-être rencontrer quelques animaux réimplantés vers l’an 5 dans ces régions.

Mais pour l’heure, le paysage est beaucoup plus simple. Une lande de béton abandonnée faite d’ immeubles crépusculaires incendiés il y a peu ou détruits il y a longtemps, des ombres de bâtisses symétriques et anonymes, des parallélépipèdes blancs aux toits bleu lilas, aux trois fenêtres d’usage sur les côtés les plus longs et un sur les autres, à la porte d’entrée en composant anthracite, inviolable, malheureusement car tous sont morts à l’intérieur, au jardin pseudo japonais en pierraille et sable noir, et au portail infranchissable, sur des kilomètres, des habitations de groupe, domino après domino, à perte de vue, sans sinuosité, sans variété, autre peut-être que parfois la couleur d’un volet intérieur coulissant, ou la forme d’un véhicule individuel attrapé par la panne globale dans une manœuvre de parcage un brin ridicule, je veux dire coincé dans l’ascenseur standard glissant l’engin sous la partie droite du logement… A l’infini… Les antiques logements des forces vives de la nation, celles qui allaient ensuite engorger les zones de production ou de service, dans un rituel très soigné, préfabriqué, tous dehors à la même heure, d’abord dans leurs engins individuels mais similaires, puis pris en charge par des circuits de circulation collectifs, tous largués à leur site de travail puis récupérés au même moment le soir venu, déposés pour trente minutes et trente-trois secondes aux centres déambulatoires à vocation consumériste ciblés suivant les caractéristiques propres du groupe considéré pour être enfin remis dans les mains des engins individuels de déplacement horizontal et libérés pour bonne conduite à l’heure agréée.

Tout cela n’est plus. Ne subsistent que les ombres mortes, des lignes infinies de bâtiments le long desquels nous marchons, des boites sans vie qui se succèdent à l’infini tel un jeu de miroirs particulièrement détestable, qui se perdent et nous perdent.

Je craignais que nous ne rencontrions rapidement d’autres erres, certains dangereux, d’autres blessés et éprouvés, mais tel n’est pas le cas. Hormis des traces d’incendie qui nous laissent perplexes, nous n’avons rien remarqué de particulier, il pourrait s’agir d’un paysage de cartes postales, d’un jeu de construction bien propret, des choses sans vie… sans vie. Il n’y a plus de vie aux alentours. Ceci m’angoisse.

Demain 34


Nous progressons dans les méandres d’une cité qui s’est endormie. Ne restent que des souvenirs. Les avenues rectilignes, géantes, larges, sont vides. Les voies habituellement fréquentées par de nombreux engins de circulation individuels ou collectifs guidés par des systèmes de transmission électroniques et virtuels, s’étageant sur plusieurs étages, sont désertes et silencieuses, les éoliennes et systèmes de régénération de l’air fonctionnent à vide.

Nous n’avons aperçu et encore de loin seulement qu’un seul train civil, de couleur blanche, immaculée, bloqué dans un virage relevé, surplombant l’un des quadrilatères résidentiels du sud-est de la ville composé de dizaines de tours aux formes hélicoïdales ou similaires disposées de façon régulières le long d’axes droits et perpendiculaires. Nous ne nous sommes pas approchés. Mélanie m’a suggéré d’y aller seul murmurant que plusieurs jours après la panne de 3 heures 33 il n’y avait pratiquement aucune chance de retrouver aucun survivant à l’intérieur de l’engin de mort et que les risques étaient importants de distinguer des cadavres en décomposition, un spectacle désolant pour les enfants déjà affligés par une situation totalement inexplicable.

Je me suis rendu sur place mais avec Léa et deux hommes d’un certain âge, indéterminé, peut-être proche du mien, nommés MacLeod et Tech, ou quelque chose d’approchant, je n’en sais guère plus sur eux, l’une ne parle jamais et s’exprime par l’intermédiaire d’un regard relativement vide et de phrases rédigées sur un calepin récupéré dans un musée dévasté, l’autre s’amuse de tout ce qui se passe, se moque et parfois éclate en longs sanglots asséchés tout en esquissant des mouvements d’un sport martial quelconque. Je n’ai demandé à personne de me suivre mais je ne les ai pas empêchés. La peur est une chose remarquable, elle s’inscrit tellement dans les fibres les plus profonds de l’être qu’elle tolère les décisions les plus ridicules. Heureusement, nous n’avons rien trouvé, ou plus exactement nous n’avons rien vu. Le train civil était parfaitement opaque, les vitres étaient sombres et refermées telles les parois d’un coffre sur son contenu ridicule. S’il y avait des personnes à l’intérieur, chose probable par ailleurs, elles étaient mortes ou en voie de l’être sans aucune possibilité de survie, le véhicule étant devenu étanche au monde extérieur, le fait d’une programmation visant à l’isoler d’une attaque terroriste, biochimique, nucléaire ou bactériologique, une parenthèse très brève pour un monde tellement arrogant qu’il s’estimait en mesure de surmonter toutes les attaques, un monde qui n’avait pas envisagé de mourir d’un cancer informatique.

Le dénommé Tech a dansé de manière ridicule près de l’un des compartiments de tête. Je l’ai laissé faire ne sachant comment gérer un individu de cette nature. MacLeod et Léa sont repartis vers Mélanie marchant de manière mécanique et sans vie, suivant à la lettre ce qu’ils interprétaient comme des instructions, et j’en ai fait de même, quelques minutes plus tard, suivis un peu plus tard par le clown grotesque chantant des insanités sans tenants ni aboutissants. Le reste du groupe était assis prostré sans intérêt particulier pour la démarche que nous avions entreprise. Il me semble avoir lu des signes de dépit et impatience dans le regard de Mélanie mais il était impossible d’en dire d’avantage. Je n’ai pas cherché à le faire. J’essaie, je dois l’admettre, de m’isoler de mes sentiments les plus profonds et j’imagine que tout le monde procède ainsi, s’isoler de la peur, construire un mur d’indifférence et de détachement, frôlant le désintérêt voire le dédain, peut-on vraiment en être surpris venant d’une cohorte de demeurés ayant cédé leur libre-arbitre aux plus offrants voici des décennies, ou des siècles.

La ville est endormie. Nous ne savons guère où nous sommes. Nous progressons vers le sud-est, l’idée est de quitter au plus vite, dans quelques heures ou jours, la grande métropole, rejoindre des voies de circulation plus anciennes, retrouver avec un peu de chance des bois et terrains agricoles pour pouvoir nous alimenter, et ensuite progresser vers le sud en suivant le lit de l’ancien fleuve jusqu’à la mer, l’endroit où l’hiver qui s’annonce sera moins rigoureux. Tel est le plan, vague et général.

Nous n’avons rencontré aucun humain. Nous les évitons comme la peste. Nous nous cachons dès que nous apercevons une ombre qui s’avance. Nous refusons le contact et courrons aussi rapidement que nous le pouvons dès que la possibilité d’une rencontre se matérialise. Mélanie a dit aux enfants qu’il s’agissait dorénavant de la stratégie du cheval après celle des corbeaux, la meilleure protection contre tout danger étant la fuite. Ce n’est pas ridicule, loin de là.

Nous croisons des restes de vie, mais rares, généralement sous la forme de feux éteints depuis longtemps, des objets calcinés, des constructions démolies, des vitrines défoncées, des immeubles pillés, voire des cadavres mal recouverts par des déchets ou des plaques de plastiques ou des morceaux métalliques. Les affiches géantes en 3 dimensions qui par le passé dévoilaient une vie oubliée ou inconnue sur des plages désertes, des fjords fantasmatiques, des mers dorées, des montagnes blanches jusqu’à la nausée, sont éteintes et mornes, tristes comme des épouvantails démantibulés. Des fumées recouvrent une partie de l’horizon et témoignent de la progression d’un incendie au nord-est de la ville, peut-être est-ce là que la panne s’est produite et le jeu de dominos infernal initié. Nous en avions perdu l’habitude mais des odeurs très puissantes se diffusent dans notre enchevêtrement de voies de communication, quelque chose de fort, détestable, des corps en décomposition, de l’urine, des plastiques en combustion, des chairs et os aussi, des vies putréfiées, une civilisation qui se meurt et malheureusement le fait de manière bien triste et sordide, en puant…