Demain 14


14.

La situation est décidément fort surprenante, voire même ahurissante. Cet après-midi, les actualités obligatoires ont débuté avec une scène proprement inimaginable, je veux dire des journalistes réels et non point virtuels, interviewant le ministre des croyances, du bonheur et de la protection publique, en chair et en os. Pas de reconstruction en 3 dimensions ou d’avatars singeant une autre personne, pas d’intermède entre les questions et les réponses pour permettre aux représentants du ministère de la liberté d’expression de sonder et jauger les questions pour évaluer leurs niveaux de risque ou potentiel de déstabilisation des spectateurs. Non, rien de tout cela, trois personnes d’un côté, une de l’autre, et un flot de questions et réponses. A cette surprise initiale s’en sont ajoutées plusieurs au cours du débat, à commencer par l’affirmation du Ministre qu’il fallait quitter ce ‘règne de la peur’ totalement inutile selon lui et largement surévalué suivie d’une assertion selon laquelle le nombre des victimes des conflits armés et des attaques terroristes au cours des dix dernières années était cent fois moins élevé que celui des suicides provoqués par un surcroît d’anxiété ou stress dû à l’imposition de telles mesures. Egalement, le ministre a souligné que l’état d’urgence permanent, le couvre-feu de 8 heures du soir à huit heures du matin (le 12 12 selon la terminologie populaire) en vigueur depuis neuf ans mais assoupli légèrement depuis quelques temps, était une ‘aberration’ aux conséquences dévastatrices pour l’économie du pays, la protection sociale, la maintenance des infrastructures et l’état d’esprit des populations. L’une des trois journalistes a corroboré ce fait en ajoutant que les ‘déluges de traitements psychanalytiques ou psychiatriques’ qui avaient rendu l’humain contemporain plus proche de la ‘taupe émotive et introvertie’ que du ‘chien goguenard et bien dans sa peau’ devaient absolument être asséchés et que pour ce faire des mesures drastiques étaient nécessaires.

Le Ministre a suivi ces assertions par un exposé des mesures avancées pour porter un coup dit ‘fatal’ au contrôle populaire par la peur. Tout d’abord la levée définitive de l’état d’urgence, l’abolition des critères de Louvain-Gaxquier, la fin du contrôle individuel de la santé ou du bonheur, l’extraction des puces, l’abolition du monitoring domiciliaire, la levée de l’obligation de regarder les nouvelles trois fois par jour, la suspension des peines à l’encontre de celles ou ceux ne respectant pas les mesures gouvernementales en la matière, la libération de plusieurs milliers de prisonniers ‘du bonheur urbain’, et ce dans un laps de temps de quelques jours seulement. Il a souligné que le gouvernement était en phase sur ces mesures et que la position de guide lumineux serait abolie ainsi que tous les titres ou fonctions créées ces dernières années. Lui-même se mettait à la disposition du peuple et proposait de démissionner dans les prochains jours afin d’autoriser la nomination d’un gouvernement qui soit réellement représentatif des différents courants de pensée prévalant dans l’opinion publique plutôt que d’une caste d’apparatchiks vivant dans l’opulence et la liberté sur le dos de leurs contemporains.

Le spectacle ne s’est pas arrêté là. Le ministre a commenté le titre ministériel qu’il portait en indiquant qu’il le trouvait ‘stupide, dérisoire et péjoratif à la lumière de tous les autres titres actuels qui ne voulaient rien dire et ne servaient qu’à asservir d’avantage la population’. Il a parlé d’une nécessaire révolution et que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité cette révolution serait menée par le gouvernement lui-même issu des édiles, ‘tout simplement parce que la situation actuelle est intenable, explosive, ridicule, profondément absurde’, que le suicide individuel ou collectif n’était jamais une solution et que ‘soit on en finit avec ces comportements abusifs et hystériques, soit on disparait, moi j’ai choisi, ensemble nous survivrons et ensemble nous vivrons, à nouveau…’.

Puis l’émission s’est achevée et lorsque l’hymne national, républicain et harmonieux a retenti, le Ministre s’est levé, a lancé un doigt d’honneur vers le drapeau, et a quitté le plateau. Les images diffusées en arrière-plan représentaient toujours ces paysages naturels que nous aimons tant mais les journalistes se sont également levés, on jeté le drapeau à terre et ont repris le micro pour dire : ‘réveillez-vous, il faut vous réveiller, résister, crier, ne plus accepter, jamais, ce qui nous est arrivé. C’est notre faute à toutes et à tous. Il faut se redresser et condamner, ne plus jamais accepter l’intolérable, levez-vous et cessez de chanter ces âneries ou vous délectez des images ridicules d’une nature qui n’existe plus comme cela. Debout !’

Je suis abasourdi et contrairement à mes habitudes les plus sacrées j’ai cessé de chanter l’hymne national et me suis dirigé vers la fenêtre pour regarder le monde extérieur comme si quelque chose devait s’y produire. Bien sûr, il n’y avait rien, mais j’avais un pressentiment. Je ne sais que faire. Je ne sais comment faire, où aller, que dire et que penser, mais le jour d’aujourd’hui n’est assurément pas le même que celui d’hier sans parler de celui d’il y a un mois ou dix ans. Il s’agit d’une nouvelle ère.

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