16.
Je suis descendu dans la rue ce matin, la première fois depuis le foisonnement des annonces gouvernementales et le retrait systématiques des lois, règlements, décrets, coutumes, usages, circulaires ou autres instruments régissant nos vies durant les décennies de contraintes qui se sont achevées il y a quelques jours.
J’ai croisé une dame que je n’avais jamais vue et qui s’est présentée comme étant ma voisine de palier. Elle était totalement effarée et se proposait de descendre sur le palier inférieur, à l’entrée de l’immeuble, pour la première fois en quinze ans. Alors que je pensais être un craintif de la plus haute catégorie j’ai découvert que tel n’était pas le cas et que cette personne n’avait tout simplement pas mis les pieds hors de ce bâtiment, peut-être même de cet appartement, durant des décennies, vivant de livraisons à domicile des services sociaux et du bonheur d’urgence et parlant aux autres humains par le seul intermédiaire des circuits virtuels et électroniques. Lorsqu’elle m’a vu, ses yeux étaient fortement teintés de rouge et son regard fuyait vers le sol. J’ai prononcé maladroitement le mot bonjour mais elle n’a pas bronché. Elle m’a tendu un écran pliable sur lequel était indiqué ce que je viens de rapporter. Puis elle s’est assise par terre pleurant de manière hystérique. Je n’ai pas voulu m’approcher d’avantage sachant pertinemment que ceci n’aurait provoqué qu’une recrudescence des cris et chuintements.
Au bas de l’immeuble, à l’endroit où habituellement se trouvaient le bureau de surveillance rapprochée et d’accompagnement thérapeutique, il n’y avait rien ni personne. Les bureaux avaient été abandonnés. J’ai sonné au bureau du représentant de l’ancien ministère de la santé, de la sécurité et du bien-être privé et public mais nul ne m’a répondu. Je me suis alors rabattu sur les numéros d’urgence bien connus, police civile, sécurité d’urgence, surveillance multiforme, suivi sanitaire, infirmerie rapprochée, débordements envisageables ou anticipés, dénonciations publiques ou maltraitance suspectée mais aucun n’a répondu, certains n’ayant même plus le service virtuel d’enregistrement et identification des messages virtuels.
Pris entre mon désir de parcourir les rues à titre de curiosité et le devoir qui était le mien de porter assistance à ma voisine je suis entré dans le premier local venu, un centre de dénonciation et d’assistance urgent, mais n’est fait que croiser quelques non-droits ayant décidé de squatter le local en l’absence de toute autre personne. J’ai dominé ma peur et leur ai demandé de m’aider à secourir la dame du cinquième étage mais ils n’ont fait qu’hausser les épaules en souriant et me suggérant d’aller me faire voir par les papous de service, si j’en trouvais encore de disponibles. Puis ils m’ont raccompagné vers la porte et m’ont intimé de les laisser en paix en s’exclamant ‘avant nous n’existions pas pour vous, maintenant vous n’existez pas pour nous. Rentre chez toi et enterres-toi. Ce qui t’arrive à toi et à tes congénères ne nous concerne pas.’
J’ai décidé de me concentrer sur mon propre chemin songeant qu’après tout ma voisine opterait pour la voie la plus raisonnable, soit le retour dans son appartement. Je me suis dit qu’après tout je pourrais toujours lui rendre visite un peu plus tard de manière virtuelle si nécessaire.
Ma promenade a été assez brève. Je me suis rendu compte que l’air extérieur continuait à m’enivrer et me heurter. L’habitude de respirer un gaz non filtré ni parfumé demeurait problématique. C’est une situation qui changera au fur et à mesure de mon adaptation aux nouvelles circonstances mais pour l’heure je me sens toujours profondément oppressé. J’ai marché pendant dix minutes je crois, une grande performance, puis suis revenu sur mes pas et ai réintégré mon logement. Je me suis promis de créer une telle routine, et de l’accentuer au fur et à mesure de mes possibilités. Un quart d’heure chaque jour jusqu’en fin de semaine puis 20 minutes durant les trois jours suivants, puis une demi-heure et ainsi de suite jusqu’à une totale adaptation.
Ce que j’ai vu durant ces dix minutes ? Rien ou presque. L’environnement demeure ce qu’il était jusqu’à présent. Les immeubles sont blancs et lisses ou en ruines. Les rues sont vides de tout véhicule et les passants pratiquement inexistants. Quelques non-droits goguenards, se promènent avec leurs sacs et s’amusent à invectiver les rares individus se permettant d’avancer sans se cacher dans les rues. Les autorités ont disparu, aucun signe de quelque présence que ce soit. Le bruit est absent. Pas de cris, pas de hurlements, pas de paroles. Rien. Même le vent semble être en attente de nouveaux développements.
Je dois admettre avoir eu très peur tout au long de ma déambulation et le soulagement de la semaine dernière a fait place à une anxiété très vive. Je ne sais pas à quoi m’attendre et ceci est certainement le pire des stress envisageables.
Mais il ne m’est rien arrivé. Le long du canal, j’ai croisé un couple de vieilles personnes qui avançait, l’un soutenant l’autre, les regards terrorisés. Je les ai salué, vaguement, ce qui les a effrayé considérablement. Ils se sont enfuis aussi vite que leurs instruments de soutien leur permettait de le faire. J’en ai fait de même.
Je me suis retranché dans mon appartement, et me suis assis en tailleurs dans la partie la plus isolée et sombre. J’y suis demeuré une bonne heure et après contrôle des différents indicateurs corporels qui fonctionnent encore, j’ai été soulagé de noter que mon état d’angoisse et stress profond est passé de 8 à 4 sur une échelle de 9 paliers de crise.
Le sentiment qui est le mien actuellement est celui d’une grande prudence teintée d’inquiétude et crainte. Espérons que ceci finisse par se résorber.