17.
La peur est une chose bien étrange, fascinante. Elle s’étage sur des dizaines de paliers successifs, indescriptibles, incompréhensibles, telle une géologie de l’humain, inaltérable et indicible. La peur a ses repères, ses us, ses coutumes, ses traditions, on s’habitue à la peur, ou plus exactement, on s’habitue à une sorte ou forme de peur. Pour le reste, on la subit, dans sa chair, son âme, son être, son cœur. Elle nous habille bien mieux qu’un vêtement car on n’en change pas, on ne l’oublie pas, elle ne se démode jamais. On baigne tout entier en elle depuis son plus jeune âge sans que l’on n’ait jamais besoin d’être baptisé par elle, c’est inutile, elle nous connaît trop bien , elle n’a pas besoin de cet artifice, elle est somme toute modeste et naturelle.
La peur était notre compagne la plus chère et présente durant toutes ces années, décennies et peut-être siècle, elle ne nous quittait jamais, du matin au soir, du soir au matin, toujours présente, une amante bien fidèle, aimante, attachante, multiforme, peur des attentats, peur des émeutes, peur des agressions, peur de la pollution, peur des attaques biochimiques, bactériologiques, virales, peur des maladies, peur de la fatigue, peur de l’abandon, peur de l’isolement, peur de l’inconnu, peur de la mort. C’était une peur qui connaissait nos travers et nous accompagnait en douceur, sans nous surprendre. Nous savions qu’elle était là et nous la trouvions où nous savions qu’elle se cachait, une peur pragmatique, pratique, attentive, prévisible, cohérente.
Et maintenant, cette peur-là a disparu. Sans crier gare, sans enterrement, sans adieu, sans rien. Il y avait un avant et il y a un après, rien entre les deux. Cette peur-là est morte et nous l’avons laissé derrière-nous, sans nous retourner, sans larme, sans chagrin, sans regret.
Mais, nous n’avions pas marché plus de dix mètres que nous avons trouvé une nouvelle compagne, qui s’appelle peur, mais que nous ne connaissons pas, ou pas vraiment, ou pas sous cette forme, nous ignorons comment elle se manifeste, nous ne savons pas quand, où, ni comment elle nous prend, une peur insidieuse, froide, obscure, brutale, brusque.
Cette peur-là c’est celle de l’absence.
L’ancienne était celle d’une trop grande présence. Nous savions ce dont il s’agissait. Elle avait un ou plusieurs noms, des références évidentes, une panoplie de descriptions, une typologie bien nomenclaturée, demain, risque d’attentat 7 sur l’échelle de Maypiens-Salles, dans les villes de Cherbourg, Narbonne, Ville-la-Grand et Montpellier, aujourd’hui, brume de nature chimique sur la plaine de Montebrenoit, hier, évacuation des troisième et vingtième arrondissements à titre préventif selon la description figurant à l’annexe virtuelle xvii de la circulaire 1238 du Ministère de la Santé, Sécurité, Salubrité et Bonheur Intense Public et ainsi de suite, des mots rassurants, des descriptions détaillées, des ennemis bien calibrés et connus, des amis évidents, des moyens connus, des remèdes notoires.
Maintenant, il n’y a qu’une absence, un manque, un oubli, des omissions. Plus personne pour nous donner le ‘La’, nous inviter à nous cacher, nous retrancher dans nos coquilles d’appartements, nous indiquer où aller, quand, comment, nous mettre sous une tutelle permanente, prendre soin de nous tels des enfants malingres, chétifs et surtout niais. Plus personne pour nous guider, nous expliquer la nature de la peur, de l’ennemi, ou plus exactement plus personne pour nous dire s’il reste un ennemi. C’est d’ailleurs plutôt l’inverse qui se passe. Nous sommes censés être passés de l’autre côté du miroir. La vie est ici, là-bas c’était la mort en attente ou devenir. Nous sommes dans la liberté, le monde sans limite, la vie sans barrière, l’absence de danger, plus de risque, tout est possible, plus rien n’est interdit.
Et l’on nous dit que tout ce que l’on nous a raconté c’était l’opium du peuple pour garantir aux hyper-privilégiés le bénéfice d’un luxe sans limite et d’un pouvoir non partagé. Maintenant le pouvoir est à nous. Les nantis ont apparemment été écartés, certains exécutés, beaucoup châtiés. Nous pouvons tout faire. Eux ne peuvent plus rien.
Le monde est sans horizon. Nous pouvons aller où nous voulons, oui c’est cela, où et quand et comme nous voulons. Mais le problème, voyez-vous, est très simple, nous ne savons pas ce que nous voulons, parce que nous ne voulons rien, nous avons perdu l’habitude de penser par nous-même, vivre individuellement, selon nos propres desideratas. Nous vivions seuls dans nos appartements mais en groupes compacts et moutonnesques sur tous les circuits virtuels que le monde a inventés. Et subitement, plus rien, l’absence de règle, de norme, de format, de modèle. Nous pouvons faire ce que bon nous semblera. Mais nous ne savons pas. Il aurait fallu nous apprendre à penser, aimer, vivre, mourir, mais nul ne l’a fait. On a détruit les murs et maintenant nous voyons ce qu’il y a derrière mais nous ne comprenons plus les mots qui définissent ce qui se trouve ici.
Nous avons perdu le mode d’emploi de la vie, et cela, c’est bien pire que la peur, c’est au-delà de l’effroi, de la frayeur, ou de la panique, c’est une sentiment unique et nouveau que nous ne comprenons pas mais qui nous pousse au bout de l’incertitude, de la peine, de la souffrance et de la mort. Nous sommes paralysés par cet horrible sentiment qui n’a pas même de nom. Nous sommes ni mort ni vivant. Nous sommes dans un état différent. Tout est à refaire. Nous devons tout apprendre. Dans un contexte de grande frayeur, l’estomac noué, le thorax broyé, le cerveau déliquescent, l’âme en cavale, le cœur misérable, les nerfs tendus à l’extrême, les muscles figés, le corps transi, il ne reste rien de ce que nous étions si ce ne sont des formes sans vie, des ombres de peur.