18.
Cette nuit, pour la première fois depuis que je suis installé dans ce domicile, j’ai entendu des bruits de pas. Je ne sais d’où ils venaient. Je n’ai pas la moindre idée du nombre de personnes impliquées, deux, trois ou peut-être quatre. Des bruits, c’est-à-dire des morceaux de sons entre un long silence et un long silence. J’étais figé dans mon lit, fidèle à mon habitude, couché sur le dos, laissant des soupçons de rêve parvenir à ma boite crânienne avant d’en être évacués par mon cerveau en éveil permanent car il en est toujours ainsi lorsque l’on suit à la lettre les traitements de Neumann/Schwetez, un quadrithérapie du sommeil pour celles ou ceux qui l’ont perdu. Mes yeux étaient refermés sur eux-mêmes et la cavité formée par mes paupières peu opaque. Je voyais des chiffres rouges osciller autour de moi qui signifiaient l’heure, 4 heure 33, la date, 3 octobre de l’an 18, les données climatologiques d’usage, les informations d’urgence extrême, les dernières consultations dans mon monde virtuel, les dernières conversations enregistrées. Mais je ne cherchais pas à les intégrer dans un processus de pensée. Tout ceci n’était pas atteignable dans mon profond état de léthargie somnambulaire.
Le son était profond et lent. Il a débuté à 4 :33 :25 pour s’achever à 4 :34 :57. Un bruissement dans l’obscurité, suivi d’une amorce de son, puis un décalage, un raffermissement, un éclaboussement, puis une atténuation, un processus decrescendo, des miettes de sons et plus rien. A chaque décibel supplémentaire les battements de mon cœur se sont mis à s’accélérer, la tension à croître. Les données biologiques de base ont été enregistrées et répercutés en chiffres rouges oscillant et, si les services sociaux de veille n’avaient été interrompus il y a quelques jours, nul doute que j’aurais été visité immédiatement par une escouade d’urgence.
Je n’ai pas bougé. Pas un frémissement. Rien. Mes muscles se sont raidis à la première alerte et sont restés en l’état, un bloc de granit, jusqu’à 5 :45 :23 heure à laquelle enfin un peu de calme est revenu dans mon être. Durant cette éternité je me suis projeté hors de moi-même pour neutraliser ma paralysie comateuse et surmonter mon effroi. J’ai essayé de comprendre ce dont il s’agissait, me suis remémoré les récentes annonces gouvernementales concernant la levée de l’état d’urgence, y compris après 23 heures 30, le dernier seuil de l’ancienne directive 2480, les annonces locales visant au retrait des dispositifs de sécurité particuliers, et les circulaires de l’immeuble concernant la gestion des normes usuelles de survie en milieu urbain tenant compte desdites mesures.
Mais je n’étais pas préparé. Je n’avais pas intégré le fait que dorénavant il serait possible à tout un chacun de se déplacer dans un appartement, un immeuble, voire même la rue à des heures auparavant comprises dans le fameux ‘vortex immobiliste total’ qui interdisait jusqu’à peu tout déplacement ou activité entre minuit et six heures, sous peine de mesure de ‘retrait immédiat’. Et c’est ce qui s’est produit.
Quelqu’un s’est déplacé à cette heure indue. Quelqu’un a marché dans mon appartement, immeuble ou rue, certes sans prononcer de mot, ce qui m’aurait probablement anéanti, je le confesse aisément, mais marché, avançant un pas devant l’autre, avec des chaussures, sur un sol résonnant, et ce à 4 heures et 33 minutes. Pire qu’une bombe à neutron. Prie qu’une révolution. Un anéantissement de toutes les valeurs, normes ou références qui régentaient ma vie.
A la réflexion, ceci a du se produire hors de mon appartement car au petit matin à l’heure du réveil anciennement autorisée annoncée par un haut-parleur encore fonctionnel je me suis rendu dans la partie de mon logement qui s’ouvre d’un côté sur la rue de l’autre sur le couloir intérieur et n’ai noté aucune trace d’effraction. Il devait donc s’agir d’un bruit à l’intérieur ou extérieur de l’immeuble.
Une ou plusieurs personnes se sont déplacées en toute liberté à une heure nocturne. Nul ne les en a empêché. Ils ont longé mon appartement. Ils auraient pu y pénétrer.
Je suis profondément affecté par ces signes implacables de changement d’ère. Le monde qui était nôtre n’existe plus. Celui qui s’annonce est inconnu. Nous sommes étrangers dans nos propres vies. Il n’y a plus de limite au chaos et à la confusion.