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Le plus étrange est cette forme d’incompréhension totale qui est la nôtre. Nous n’avons aucune idée de ce que le monde autour de nous est. Nous avions jusqu’alors des certitudes par milliers et peu de doutes, très peu. Celles ou ceux qui en possédaient finissaient par rentrer dans le rang ou se transformer en non-droits en marge de notre société. Nous étions imbus et suffisants, persuadés de la permanence de toutes choses et imbibés jusqu’à plus soif dans le rituel de nos vies. Chaque minute était régentée, tout était quadrillé, expliqué, détaillé, et nous suivions avec du zèle, souvent en quantité excessive. Nous fuyions les risques, évitions les chausse-trappes, obéissions à tout ce qui était exigé de nous, avions cédé avec enthousiasme notre libre-arbitre au bénéfice d’une sécurité et prévisibilité impitoyables. Nous étions des spectateurs de nos vies, de celles des autres, procédions comme des voyeurs enfermés dans nos tours d’ivoire, nos appartements ou maisons dans lesquels nous vivions seuls, à l’abri des prétendus risques. Nous avions été jusqu’à expurgé de nos êtres la faculté de remettre en question la moindre des informations, demandes ou exigences que l’on nous présentait avec assurance et sourire. Nous étions des contenants sans contenus. Des êtres sans signification.
En fait, nous ne comprenions rien mais ceci était la conséquence de notre abandon de notre autonomie d’humain. Nous étions, je le comprends bien maintenant, des pions ou des choses, des objets ou mécanismes, mais pas des humains. Le pire étant que nous avions abandonné tout ce qui fait d’un humain une personne, volontairement, en le sachant et en le voulant.
Et maintenant, nous avons quitté ces eaux troubles mais calmes, sans savoir qui était derrière cette construction de peur et d’effroi, pour une mer agitée mais belle, mais nous ne savons toujours pas qui ou quoi se trouve derrière tout cela, et surtout pourquoi. Pourquoi étions-nous esclaves consentants d’un certain ordre, d’une construction bizarre mais logique, d’un ensemble de règles sévères et faites uniquement d’interdiction ? Pourquoi sommes-nous maintenant livrés à nous-mêmes sans explication aucune, sans sens particulier à ce mouvement inéluctable et implacable de balancier, sans savoir que faire, où aller, quand, comment, pourquoi, avec qui ?
La plupart des individus qui travaillaient à l’extérieur le faisaient au sein des organismes ministériels imaginant les risques, les concevant, détaillant, mettant en place, édictant les règles qui s’en suivaient et les mécanismes destinés à les surmonter, fabriquaient ce qui se devait, diffusaient l’information, surveillaient le respect des normes et règles, éduquaient, expliquaient, s’infiltraient partout, et faisaient rapport à d’autres qu’eux, compilaient des millions de détails anodins, les gestes des uns et les actes des autres, en composaient une masse multiforme qui permettait ensuite aux mêmes d’imaginer à nouveau de nouveaux risques et ainsi de suite.
Celles ou ceux qui restaient chez eux, la multitude dont je faisais partie, œuvraient depuis le silence et l’obscurité de leur logement à des tâches collectives sans intérêt particulier, le tout par l’intermédiaire de multiples outils informatiques que l’on avait créés à cette fin, professaient une histoire qu’ils ne soupçonnaient même pas biaisée, apprenaient des normes de droit ridicules, se spécialisaient dans des professions inutiles destinées à la satisfaction des besoins les plus marginaux de l’humain.
Et les non-droits, faisaient le reste, selon leurs propres règles, entretenaient les routes qu’ils étaient les seuls, avec les marionnettistes, à emprunter, cultivaient les fruits et légumes qu’ils étaient les premiers à manger, fabriquaient les objets destinés à notre suffisance et leurs quolibets, régnaient en maîtres dans des usines ultrasophistiquées dont ils détenaient les rênes puisque celles ou ceux les ayant conçues étaient dans l’incapacité de s’y rendre. Sans que nous le sachions, ils étaient les piliers d’une société qui les répugnaient et qu’ils rejetaient avec force.
Et maintenant, qu’en est-il ?
L’incompréhension est universelle. Mis à part les non-droits qui sont confirmés dans les thèses qu’ils épousaient depuis des lustres, nous sommes effondrés et incapables de comprendre ce qui se passe. Tout ce en quoi nous croyions, ce qui faisait l’essence de nos vies, qui était des dogmes, diktats ou règles incontestables et incontestées, tout cela s’est écroulé par le fait même des marionnettistes qui l’avait mis en place. Et leurs jouets, nous, sont maintenant laissés à l’abandon le plus total. Aucune justification, aucune explication, rien !
Les mêmes qui nous disaient de nous cacher parce que telle ou telle menace allait nous emporter, nous disent maintenant qu’il n’y a jamais eu de menaces, que tout était du vent, et que c’est très bien ainsi, et que nous devons vivre sans peur, et vaquer à nos occupations librement, et nous rappellent que demain ou après-demain nous devrions aller voter pour reconstituer une nouvelle classe dirigeante pour remplacer celle dont ils disent qu’elle a été emportée par la marée de la vérité. Emportée où ? Par quel jeu de pouvoir ? Quand ? Nous ne le saurons jamais et très honnêtement nous en avons cure.
Ce qui nous importe et est d’une urgence absolue est de trouver un sens à nos vies. Il est plus que temps. Nous devons nous reconstruire, mais seuls, ou ensemble, mais pas avec eux. C’est ce que je dis à mes étudiants, celles ou ceux qui m’écoutent encore par l’intermédiaire des réseaux informatiques qui vont probablement bientôt s’effondrer, à Mélanie avec qui je parle très souvent et en qui je sens monter une forme de colère inconnue, à Marc, Léa et Betty, et à tant d’autres qui parlent sur les réseaux à défaut de pouvoir déjà le faire en réalité. Mais là aussi les choses changeront bientôt. Le monde est en gestation. Le printemps est, peut-être, à nos portes.
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Des groupes humains commencent à se former. Pas des non-droits, ceux-là ont toujours existé. Je parle des autres, des humains comme moi, les humains de la peur. Alors qu’il y a peu il n’y avait que des ombres se glissant furtivement et éphémèrement dehors, il y a maintenant quelques groupes de trois ou quatre qui marchent la main dans la main, car il est bon de se toucher après des années de disette, et qui parlent. Ce qu’ils se disent importe peu, le geste compte. Ils parlent. C’est la première chose qu’ils ont récupéré de leurs panoplies d’humains. Ils parlent et se disent des choses. Ils partagent leur incompréhension et leur colère et se construisent un nouvel univers. Cela prendra du temps car ils ont tout oublié, nous avons tout oublié. Ils marchent puis se tiennent immobiles, sous mes fenêtres ou ailleurs, vaquent dans les zones autrefois oubliées, par exemple les ponts sur le canal ou l’esplanade de l’autre côté. Tout cela bruisse maintenant de bruits, expressions de colère, commentaires nerveux et rires nerveux.
Même ma voisine, qui il n’y a pas si longtemps m’était totalement inconnue, et que j’aie rencontrée il y a peu totalement traumatisée dans l’escalier, se complait dans cet exercice. Elle se tient près du banc se trouvant à une dizaine de mètres de notre immeuble et près du canal. Elle aborde en murmurant celles et ceux qui approchent et leur parle avec un début d’assurance qui fait plaisir à voir. Elle discoure des problèmes de santé dont elle craint l’apparition, des gangs de malfrats qui, selon elle, vont finir par s’abattre sur nous et tout détruire, des terroristes qui ‘ont bien dû se cacher quelque part, non ?’ et vont resurgir telles hirondelles au printemps, des rationnements qui seront forcément nécessaires avec la réorganisation de l’économie, des non-droits qui se promènent et se prélassent avec suffisance, et de toutes ces menaces qui planent au-dessus de nous. Je l’entends parler depuis ma fenêtre que je tiens ouverte de jour comme de nuit, toujours avec appréhension car la peur est là, profonde, mais pas aussi consistante que la curiosité.
Et, pour ma part, je sors fréquemment aussi. Je suis l’un de ceux marchant en groupe, avec Léa, Marc et Betty, avec Mélanie que je suis heureux d’avoir rencontrée et qui est plus grande en réalité qu’elle ne l’était dans mon appartement, avec d’autres gens que je croise et recroise dans mes errances quotidiennes.
Certes, la peur est toujours là mais elle est de nature bien différente de la précédente. J’en ai parlé. Nous ne craignons plus la survenue de périls impitoyables. Nous n’avons plus peur d’Attila ou Gengis Khan. Nous sommes terrorisés par le vide de nos existences et l’absence de sens à conférer à tout ce que je décris depuis des semaines maintenant. C’est pourquoi, je présume, nous tentons de le remplir aussi rapidement que possible et pour cela nous utilisons ce dont nous avons réappris à nous servir de par la force des choses, la parole.
Les non-droits vaquent parmi nous, entre nous, avec l’air narquois qui est leur signe distinctif et ils nous vendent tout ce qui peut l’être, ce dont nous avons besoin pour survivre et qui commence à ne plus être disponible dans les magasins. Auparavant, lorsque nous avions froid, nous disions à voix haute ‘thermostat à 21 maintenant’ et la température s’élevait immédiatement. Lorsque nous avions chaud, nous disions ‘climatisation sur 6’ et la fraicheur s’installait. Pour déjeuner nous choisissions un des menus proposés par le ministère de la santé, du bien-être et de la générosité, et en deux ou trois minutes, un plateau tout préparé apparaissait dans le logement prévu à cet effet dans nos cuisines. Certes, nous allions encore une ou deux fois par mois dans l’un des magasins prévus à cet effet mais plus par but de promenade obligatoire qu’autre chose. De la même manière, il nous arrivait d’aller au restaurant mais à titre de survie émotionnelle, me semble-t-il.
Maintenant, plus rien ne se passe lorsque nous lançons un ordre dans nos appartements, les plateaux apparaissent encore mais incomplets, il n’y a plus de menu ni obligatoire ni facultatif, nous ne recevons plus d’instruction et lorsque nous en donnons nul ne les entend.
Nous devons nous réapproprier notre quotidien, y compris la satisfaction de nos besoins vitaux, mais n’avons aucune idée comment faire. Qui s’occupait du chauffage ou de la climatisation ? Qui préparait nos repas ? Qui nous soignait ? Certainement des humains derrière les personnages virtuels qui apparaissaient dans nos appartements, mais qui étaient-ils ? Nous sommes des enfants dans un monde incompréhensible et les seuls qui répondent à nos demandes de base semblent être les non-droits qui proposent des fruits ou des légumes, du lait, des œufs, qui se proposent d’aller mettre en marche les chaudières ou les éteindre. Ils détiennent de nombreuses clefs de ce monde.
Si nous souhaitons reprendre ne serait-ce qu’une bribe de notre libre-arbitre, il nous faudra apprendre à vivre avec eux.
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Je continue à écouter mais à titre de curiosité les nouvelles anciennement obligatoires du matin. Ma routine est ancrée en moi depuis des décennies, je ne m’en déferai pas si facilement. Mes paupières s’ouvrent sur un monde obscur tôt le matin et mon regard cherche immédiatement la lumière rouge du plafond qui me sert de commande à distance. Aussitôt, le studio de télévision du réseau qui m’intéresse se met en branle et les présentateurs s’installent dans la meilleure configuration possible pour la pièce que j’occupe. Ils en viennent directement à mes favoris puisqu’il n’y a plus de nouvelles obligatoires. C’est ainsi que j’apprends chaque matin comment le monde évolue, depuis mon quartier qui se dévoile en plan rapproché avec les violences éventuelles – aucune depuis l’aube des temps, je m’empresse de le rapporter – et les magasins ouverts ainsi que leur achalandage particulier, jusqu’aux nouvelles universelles qui m’intriguent et me passionnent avec leur cortège de sang et larmes en passant par les informations politiques, économiques et sportives. Rien de bien original, j’en conviens, mais au moins ne suis pas ou plus abreuvé par des références innombrables à la destinée des grands, grandes, moins grands et moins grandes de ce monde. Je ne vois plus des personnages en 3 dimensions singer par exemple le devenir de telle actrice célèbre épouse en seconde noce de tel politicien fameux et mère d’un futur potentat multinational explorant à l’écran ce qui fut la banquise nord du Spitzberg avant de donner sa version de la correspondance de Kant ou des écrits politiques de Benjamin Constant. Tout ceci et l’équivalent, notre monnaie quotidienne, est passé par pertes et profits, surtout pertes, et je suis branché directement et exclusivement sur ce qui peut, selon moi avoir une influence sur l’avenir de notre société.
A cet égard, les nouvelles continuent à se succéder mais avec une moindre célérité puisque bien entendu on ne peut tout abolir en une journée mais en quelques semaines les choses finissent par se faire assez bien je dois l’admettre. L’ancien gouvernement à peine dévoilé a chuté remplacé par plus ou moins les mêmes individus, me semble-t-il, mais avec un programme totalement opposé. Les anciens ministères ont été abolis et les bâtiments eux-mêmes démolis. La Constitution qui nous gouvernait a été déclarée nulle et non avenue et remplacée par un corps de lois d’urgence rétablissant les piliers des libertés de mouvement, pensée, expression et association. Les différentes circulaires qui réglementaient nos vies ont été systématiquement expurgées des dispositifs de surveillance, contrôle, et censure ou des diktats guidant et régentant nos vies. Depuis lors, les nouvelles de grande envergure se font un peu plus rares. La dernière en date a été l’abolition de certains corps ou régiment sécuritaires dont j’ignorais auparavant l’existence et aux membres desquels la ministre de la sécurité a enjoint ce matin d’obtempérer aux ordres gouvernementaux, de toucher leur pension et de se disperser avec effet immédiat.
Au niveau international, à part les images crues et déstabilisantes qui continuent de défiler en boucle concernant le conflit oriental et la guerre septentrionale, rien de bien nouveau. Les journalistes se gaussent du manque de lucidité qui empêche les autorités eurasiennes de se détacher de l’ancien ordonnancement et de suivre les préceptes de notre gouvernement. Les risques de catastrophes majeures ayant été éliminés de notre panoplie, il ne reste que les énoncés de celles s’étant véritablement produites, c’est-à-dire finalement quelques références seulement, même pas un petit tremblement de terre ou tsunami, rien de tel, juste une tempête sur les rivages de Patagonie, une inondation à Tombouctou et la sècheresse islandaise, rien de bien nouveau ni terriblement dramatique.
Le monde a d’évidence pris une route différente, en tout cas pour ce qui nous concerne, et mon univers personnel a changé de tout au tout. Dans quelques heures j’irai, la peur au ventre, certainement puisque je ne suis pas encore habitué à évoluer hors des circuits anciennement suggérés ou autorisés, rejoindre Mélanie près du Musée des arts pour visiter les galeries qui ont été rouvertes ‘en réel’ et non plus uniquement ‘en virtuel’ puis nous rejoindrons Marc, Betty et Léa au Chat Couronné, un bar qui vient de rouvrir en extérieur, une grande première.
Le monde change, nous changeons tous, les risques également, mais j’essaie de ne pas trop y penser. A chaque jour sa peur. Aujourd’hui, il me faudra aller de l’autre côté du canal et longer des quais auparavant interdits… Un programme bien inquiétant tout en étant exaltant. Une autre contradiction, j’imagine.
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Je demeure profondément circonspect. Il y a cette exaltation engendrée par une liberté retrouvée mêlée à cette angoisse qu’elle génère forcément. Ces sentiments s’emmêlent et me laissent coi.
Je suis allé visiter le Grand Musée des Arts, celui dont on pouvait découvrir les richesses depuis chez soi en se déplaçant sur son circuit de reproduction à distance. Il était possible de se concentrer sur une œuvre en particulier, l’observer sous tous ses aspects, suivre sa conception, l’examiner en analyse chimique ou physique, écouter des spécialistes, laisser ses yeux suivre tel ou tel détail particulier, le mouvement du pinceau ou le jeu des couleurs. Il était également possible de déambuler dans les couloirs au fil de promenades proposées ou choisies au petit bonheur la chance. Tout était imaginable, observer les tombeaux égyptiens avec un éclairage orangé faisant ressortir les reliefs et les ombres ou une obsédante lumière noire pour découvrir les fragments de détail les plus insolites, regrouper des œuvres de différentes salles ou musée, au même endroit pour les mettre en parallèle, Sisley et Fragonard, Hals et Mondrian, Tobey et Fra Angelico, se glisser dans des reconstitutions absolument parfaites et évoluer dans un monde indiscernable.
Au lieu de tout cela, Mélanie et moi avons pénétré dans des couloirs presque abandonnés, sans rencontrer qui que ce soit durant toute notre visite si ce n’est un gardien égaré dans la salle grecque, au gré d’une lumière crépusculaire et d’indications sommaires et souvent aléatoires. Le bruit de nos pas résonnait de manière cristalline et provoquait de sombres pressentiments. Nous n’avons même pas réussi à découvrir ce que nous recherchions. Poussin est demeuré introuvable et Léonard décevant. Les statues étaient disposées de manière presque grotesque, dans des salles trop petites pour elles. Les antiquités se découvraient dans une pénombre enveloppant tant le détail que le général, c’est à peine si nous avons pu observer un sarcophage derrière sa protection de verre, quant aux bas-reliefs et peintures diverses nous n’avons pu qu’imaginer très vaguement leurs formes. Mélanie cherchait Piero et moi Vermeer mais nous n’avons pu les approcher l’un de l’autre pour les comparer. Le sol grinçait, les sons s’immisçaient en nous et nous distrayaient, nous ramenant sans cesse de l’observation abstraite et intellectuelle vers le champ du quotidien.
Notre conversation a été hachée, sans réel fil conducteur, superficielle. Nous n’avons pas réellement approché le cœur des œuvres qu’auparavant je découvrais, ainsi que quelques autres, sous le scalpel du virtuel et n’avons pu que voguer sur l’épiderme des choses. Les deux expériences ne sont pas comparables, loin s’en faut. La visite s’est avérée décevante, pour l’essentiel. Si ce n’est peut-être devant ces vitrines des Cyclades avec ces silhouettes grises et solennelles, énigmatiques, caressées par les ombres, regardant toutes dans la même direction lointaine, inaccessible, incompréhensible. Le jeu des gris bousculait la signification et imposait une perception brouillonne et peut-être poétique des statuettes épargnées par les ans.
Nous sommes restés de longues minutes devant ces fragiles témoins des siècles passés et leur avons posé la même question, sans qu’ils puissent nous apporter la moindre réponse. Mélanie a posé sa main sur mon bras, un réflexe, et nous avons laissé nos pensées errer un long moment. Nous n’avons rien dit, aucun commentaire, pas un mot, pas un son.
Au bout de quelques minutes de ce long recueillement, nous avons repris notre posture antérieure et avons quitté le Musée, remarquant au passage que les centres d’accueil étaient désertés, que les escaliers roulants bloqués, les ascenseurs interdits d’accès, les escaliers manuels de secours jonchés d’objets de toutes sortes. Ne pouvant demander à qui que ce soit la direction de la sortie nous avons improvisé saisi par une forme d’angoisse difficilement canalisable pour finalement tomber sur un chemin d’accès réservé au personnel qui, en l’occurrence, avait quitté les lieux depuis un certain temps déjà sans prendre le soin de protéger l’accès au Musée et ses trésors, ces créatures du passé qui d’évidence n’intéressent plus personne.
J’ai raccompagné Mélanie chez elle, c’est-à-dire en amont du Canal, vers la place dite des libertés retrouvées, sans pouvoir emprunter le moindre transport communautaire ceux-ci fonctionnant de manière parfaitement aléatoire depuis plusieurs jours déjà. Nous avons longé des avenues désertes puis rencontré des groupuscules humains peu rieur ou causant, probablement le fait de la proximité de la nuit et de la pénombre envahissante. Les lumières se font il est vrai de plus en plus rares et seulement un lampadaire sur trois ou quatre diffuse encore des flashs de clarté dans une ville qui semble s’éteindre sans le moindre commentaire ou explication, même rudimentaire. Nous en avons déduit que les centres de production énergétiques devaient souffrir de désorganisation ou pénurie de main-d’œuvre mais ceci n’est qu’une des possibilités envisageables. Les non-droits étaient agglutinés vers le faubourg mais sans représenter la moindre menace. Même s’il m’apparaît un peu étrange qu’en dépit des bouleversements de ces dernières semaines ils restent sur leur réserve et ne se mêlent pas à leurs contemporains, je dois admettre qu’ils ne représentent aucun danger particulier. Au contraire, l’une des personnes que nous avons ainsi croisée s’est approché de nous pour nous signaler que dans la direction où nous nous dirigions il y avait un bâtiment en feu et qu’il valait mieux contourner le pâté de maison par la droite, ceci dit de manière presque policée sans le ton railleur qui est le leur.
J’ai laissé Mélanie à la porte de son appartement et suis retourné chez moi. Cette expérience m’a laissé un goût amer, quelque peu décevant. Demain, nous irons un peu plus loin, si les transports le permettent, vers certains centres de vente rouverts il y a peu pour permettre la diffusion directe des produits et surmonter la carence des ventes à domicile. Nous nous joindrons à Léa, Betty, Marc et deux ou trois autres en cette occasion. Notre cercle tend à s’élargir et, inconsciemment, il me semble qu’il s’agit là d’une tendance générale et bienvenue.
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Notre visite au centre de vente a été des plus éducatives. Nous nous y sommes rendus en fin de journée tant il a été compliqué de réunir tous mes amis au même endroit et au même moment. Il est vrai que les services de transport sont de plus en plus aléatoires et chaotiques. Parfois deux ou trois rames passent en se suivant, puis plus rien durant une bonne heure, sans compter les arrêts impromptus et non anticipés, ce qui est d’autant plus inexplicable qu’il n’y a pratiquement pas de présence humaine dans les transports eux-mêmes ou les gares tant de surface que souterraines, tout est automatisé ce qui devrait garantir une opération sans problème, mais tel n’est pas le cas. J’attribue ceci à une désorganisation croissante d’une société qui a opéré un changement brusque et non expliqué sans le comprendre vraiment ni le digérer. Mes amis sont donc arrivés chez moi avec des retards allant de 1 à 5 heures mais nous souhaitions aller au centre commercial ensemble pour mieux pouvoir nous orienter et nous adapter à ce que nous allions rencontrer.
Le dernier arrivé a été Marc qui s’est trouvé bloqué dans un transport durant une bonne heure puis pris dans une cérémonie impromptue d’un groupe de pèlerins venant d’on ne sait où et animé d’une foi curieuse mais apparemment intense. Il est vrai que les structures sociétales étant totalement relâchées, les manifestations de croyance diverses hors norme sont possibles. Auparavant, ceci aurait été impossible, les ravages des guerres et des massacres des décennies passées ayant été systématiquement de nature confessionnelle, ne l’oublions jamais… Si l’état a pu imposer un dogme unique, c’est sur la base des souvenirs de haine, d’obscurantisme et de discrimination provoqués par de nombreux fidèles et leurs guides, quelle que soit la religion dont ils se paraient. Les choses ont été reprises en main par l’appareil laïc mais d’évidence les évènements actuels montrent que cette canalisation des instincts religieux les plus bas n’a pas suffi à les endiguer à tout jamais. Il aura suffi de quelques jours de relâchement pour voir resurgir des fantômes du passé. Marc s’est immédiatement joint aux passants haranguant ces facteurs de haine qui se cachaient derrière des prières de paix pour les enjoindre de quitter les lieux immédiatement mais rien n’y a fait. Ils sont demeurés agenouillés face à leur créateur et nul n’a pu les déloger. Les révoltés alentours ont appelé les autorités mais personne n’est venu. Alors, la violence a commencé à montrer son ombre terrible, et quelqu’un a lancé une poubelle vers l’assistance des pseudo-croyants, puis une autre et encore une autre. Finalement, un objet métallique a heurté le dos d’un pèlerin et des hurlements se sont fait entendre. La situation aurait pu dégénérer si, curieusement, des non-droits n’étaient intervenus pour séparer les deux groupes et calmer la foule en imposant leurs sourires et commentaires narquois alors les moutons, on se conduit en loups aujourd’hui, allons, allons, cela ne se fait pas, on ne vous a pas autorisé à le faire, non ? Quelqu’un vous en a donné l’ordre ? Non ? Alors, rentrer chez vous… Quant à vous les abrutis en prière, partez immédiatement si vous ne voulez pas que nous nous occupions de vos charmantes petites têtes d’ingénus ridicules. Barrez-vous, et vite ! Le calme s’est instauré, les passants se sont éloignés, les pèlerins se sont relevés et ont disparu dans l’autre sens en chantant des psaumes oubliés.
Marc nous a raconté tout ceci avec beaucoup d’émotion et nous l’avons rejoint dans son angoisse. Il est vrai que si les croyants se remettent à proliférer comme de la mauvaise herbe, nous sombrerons immédiatement dans les horreurs d’un passé dont nous pensions qu’il était à jamais refermé sur lui-même. L’histoire balbutie, je le sais bien, mais je n’ai pas voulu le rappeler à mes amis fort secoués à ce moment-là. Ceci m’a conduit à reconcentrer la journée sur son but initial, notre virée obligée au centre commercial. J’ai rappelé aux uns comme aux autres que nous ne disposions plus des produits essentiels qu’auparavant nous trouvions en libre accès chez nous et qu’il nous fallait les chercher par nous-mêmes. Ceci a suffi pour détourner l’attention de mes amis, excepté Marc peut-être.
Nous avons rejoint les bâtiments du centre de vente en une demi-heure de marche sans problème particulier et avons découvert des couloirs bien éclairés, des halles lumineuses, des décors un peu ridicule et kitsch, des devantures déguisés de slogans commerciaux efficaces, mais des achalandages peu impressionnants. La foule était omniprésente et les gens s’emparaient de n’importe quel produit proposé sans y réfléchir à deux fois. Chacun marchait avec quelque chose de ridiculement grand dans les bras, sans compter la multitude trainant de nombreux sacs derrière eux. A un rayon d’alimentation, j’ai vu une femme demander sans succès des composés de céréales et fromages puis prendre plusieurs cageots de ce que j’ai cru reconnaître comme des raisins trop murs, les porter en déséquilibre évident et partir dans une direction confuse. Une preuve parmi d’autres, me semble-t-il, de la confusion des esprits de notre société incapable de remplacer avec effet immédiat des années d’assistance. Songez bien qu’il y a peu cette dame aurait ouvert son tiroir des besoins immédiats et aurait trouvé les repas adéquats déjà préparés tenant compte tenu de sa santé et de ses dépenses d’énergie moyennes des derniers jours. Il y aurait peut-être eu un raisin, peut-être pas. Maintenant, elle marche tel un bateau ivre au milieu des flots de contemporains aux âmes égarées.
Pour notre part, nous avons essayé de procéder avec ordre. Chacun s’est chargé d’un type de produit et des quantités souhaitées et s’est dirigée vers l’endroit supposé où la chose pouvait se cacher. J’avais ainsi le dur privilège de trouver sel, sucre, multicéréales, caféthénet, et équivalent, préférablement sans adjuvant et avec décontamination conforme aux prescriptions des services de santé. Je n’ai trouvé que du lait non solidifié et des œufs naturels, que j’ai pris songeant que ceci était mieux que rien. Mes amis ont également dû opérer des choix similaires.
En fin de journée, après la cohue, nous avons ramené nos achats chez moi et avons procédé à une distribution équitable des produits mais force a été de constater que manquait plus ou moins l’essentiel et que ce dont nous disposions ne correspondait pas à ce que nous avions cherché. Aucun plat préparé, que des produits de base sans explication. Or, qui de nos jours sait encore préparer quoi que ce soit avec par exemple des œufs et du lait ? Qui ? Nous avons réparti ces produits au petit bonheur la chance et avons décidé de rechercher dans le cœur des ordinateurs et équipements adaptés les solutions nous permettant de trouver une solution à ces interrogations. Rendez-vous étant pris pour le lendemain… Nous verrons bien. Il doit bien y avoir une solution adéquate.