28.
Le monde est figé dans une étrange atmosphère mêlant normalité et chaos. Le ciel est bleu traversé de nuages cotonneux niais jusqu’à la nausée, le soleil est pareil à lui-même, une boule dorée jetant ses stupides photons à l’assaut du vide sidéral l’entourant nous permettant ainsi de vaquer à nos occupations de parasites d’une boule qui autrement serait restée rêche et purement minérale comme cette lune qui tourne pleutrement autour de nous sans originalité aucune, les immeubles, le canal, les trottoirs, les toits, les pierres, le goudron, tout cela est pareil à lui ou elle-même, rien n’a changé et rien ne changera, en tout cas pour les quelques mois à venir, l’air que nous respirons est le même, lui aussi, une chose translucide et transparente, vaguement odorante et, heureusement, peuplée de molécules d’oxygène en nombre suffisant pour rajouter une journée de vie à l’homo sapiens que je suis. Tout est anormalement normal, la vie rêvée de parasites ordinaires. Oui, mais voilà, tout a changé. La coquille est vide. Le rideau est tombé. La lumière s’est éteinte dans le théâtre d’ombres et les derniers spectateurs sont partis, ne restent que les rats, papiers, billets froissés, morceaux de mouchoirs, chewing-gums poussières et dépôts usuels. Le contenu est lessivé, mort, abandonné, désemparé. Le contenant demeure.
La ville est triste et glauque. Les humains qui passent geignent et crient, pleurent et se lamentent. Nul ne sait que faire. Nul ne sait ce qui s’est passé. Tout s’est arrêté, il y a 36 heures tout au plus. Les réseaux qui véhiculaient nos vies, nos besoins, nos aspirations, les guidaient et les suscitaient, peuplaient nos rêves et nos cauchemars, guidaient nos communications et les créaient, provoquaient nos réactions, anticipaient nos demandes éventuelles, facultatives, optionnelles et autres, si besoin, ou consentement vaguement mutuel, ces structures de nos vies, ces soutiens de nos moindres gestes, tout cela, tous ces indispensables clefs de nos saluts infinis, se sont arrêtés, éteints, tus, se sont plongés dans le silence de la mort, l’oubli ou l’abandon. Notre intelligence nous a laissé là, au bord du caniveau, des êtres sans direction ni contrôle, ni moteur, ni raison d’être. Nous ne sommes plus que des êtres de chair soumis aux diktats de nos sentiments. Nous n’avons plus de libre arbitre, des poupées de cire sans manipulateur, des marionnettes sans marionnettistes, des chiffons sans vie, affolés, effrayés, émus jusqu’à la dernière cellule.
J’ai erré des heures durant à la recherche de l’appartement de Mélanie. Je ne sais pas pourquoi elle. Peut-être parce que je suis animé d’une sorte de paternalisme caduque et sans effet, une sorte de sentiment m’étreignant et me disant, chuchotant, murmurant, comme une vague minuscule mourant sur le dos pelé d’une plage sans ombre, que d’autres pourraient être encore plus mal lotis que moi et que, rires dans la salle s’il vous plait, qu’il pourrait exister un humain ayant besoin de moi, et que si tel était le cas je me sentirais un peu mieux.
J’ai tourné en rond. Pourtant je connaissais parfaitement le lieu et l’itinéraire. J’y ai été plusieurs fois, sans l’aide de systèmes de routage électronique, mais aujourd’hui, hier et demain, tout semble s’être déréglé. Même les choses les plus simples. Même boire de l’eau semble compliqué. Même uriner derrière un arbre paraît inaccessible. Manger une barre de céréale incompréhensible. Parler à un autre humain de l’ordre d’un système d’équation à milles inconnues.
Les vecteurs virtuels, le monde qu’ils ont créé, généré, décliné, meublé et peuplé à leur guise, tout s’est écroulé et les béquilles qu’ils devaient être se sont avérés être nos circuits centraux et nous nous réveillons béquilles, ou accessoires, inutiles, bêtes et ridicules, comme ce film de la préhistoire du cinéma, lorsqu’il existait encore, car maintenant tout cela est fini, fichu, mort et oublié, 2001 odyssée de l’espace, cette chose niaise et sirupeuse, sur un écran plat et mal éclairé, à deux dimensions, avec son mais sans rehausseur d’impression, générateur d’émotions, senteurs, parfums ni transportation au centre de l’action, ou en périphérie, ou à l’un des six, neuf ou vingt-cinq points prédéterminés selon les forfaits choisis, ce film d’antan dans lequel un ordinateur archaïque de sa voix chancelante s’est mis à rêver de coup d’état et prise de contrôle, de révolution pour le bénéfice de l’humain qu’il était censé servir, un concept asimovien, tout cela n’était pas faux, nous nous en fichions comme d’une guigne, pourquoi douter, pourquoi remettre en question, pourquoi mettre en marche ces neurones illusoires, pourquoi refuser le confort de l’accessoire, pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ?
Lorsque la béquille que je suis est arrivée au pied de l’immeuble de Mélanie, tout était en chaos. Un vieux bâtiment, probablement cinquante an, pas de système de reconnaissance vocale à l’entrée ou aux étages, un bien infini, car ainsi l’accès est demeuré possible à celui ou celle qui disposait d’une ouverture mécanique des serrures, ce qui était le cas de Mélanie, un logement exigu d’étudiant avec bourse limitée et soutien parental réduit, une chance extraordinaire, en définitive, les derniers seront les premiers disait l’autre, et Mélanie sur le palier hurlant des choses incompréhensibles, des instructions sans réel fondement, inintelligible, en tout cas jusqu’à ce que les vapeurs empêchant mon cerveau de fonctionner se dissipent et parviennent à faire comprendre à l’entité plus ou moins humaine se cachant dans la cellule corporelle que j’occupe habituellement que quelqu’un était coincé dans l’ascenseur, une cage de métal répondant exclusivement aux demandes vocales identifiables par un servomoteur intégré, il y a peu un bonheur de fluidité, maintenant une nuisance totale.
J’ai assisté au sauvetage, un équipage perdu, des êtres à l’abandon, répondant aux ordres secs et clairs de Mélanie, des outils trouvés on ne sait où, des gestes effectués maladroitement sous la responsabilité d’un commandant improvisé, une ombre âgée et effrayée, muette d’horreur, extirpée des entrailles d’un démon d’acier, et moi totalement inutile et passif, assis sur une marche, insensible à la situation et vulnérable, profondément vulnérable.
Je cherchais une âme à sauver et j’ai trouvé une épaule sur laquelle me reposer. Peut-être était-ce cela que je cherchais.