29.
Trois jours après le drame, le début de la fin de notre civilisation, la limite fine et claire entre le passé commun de l’humanité et un avenir inconcevable, les systèmes virtuels régentant nos vies demeurent muets. Aucun ne fonctionne. Tout est silence de mort. Nous ignorons ce qui s’est passé. Les rumeurs les plus folles circulent mais rien de véritablement concluant, les autorités ne contrôlent plus rien, faut de vecteur leur permettant de communiquer avec nous. Tout est calme. Tout est silence. Pas un bruit, si ce n’est celui des lamentations, gémissements, murmures et pleurs, signes d’une résignation parfaitement compréhensible.
J’imagine que les circuits complexes et sinueux fonctionnant telle une vaste galaxie ont d’une manière ou d’une autre implosé, un jeu de dominos particulièrement pervers. Mais ceci importe peu. Il est clair que les systèmes qui auparavant contrôlaient et régissaient nos vies ne sont plus en état de le faire. Tout s’est arrêté il y a trois jours. Et ceci a une répercussion dramatique sur nos vies. Les moyens de transport sont tous à l’arrêt puisque tous fonctionnaient de manière autonome téléguidés par des nervo-systèmes de grande capacité. Ils glissaient sur des rails imaginaires gérés par des moteurs informatiques centralisés quelque part dans une sphère virtuelle, un nuage électronique. Celui-ci n’existant plus, aucune instruction ne peut parvenir aux systèmes centraux de chacun de ces véhicules, individuels ou collectifs.
Les portes, ces plaques ou conglomérats de métal et alliages sophistiqués dont nous étions légitimement si fiers, légers comme la plume et durs comme l’acier, rendant nos logements grands ou petits impénétrables, s’ouvrant et se fermant avec une douceur angélique en réponse à un clignement de paupière, un son particulier ou une impulsion du pouce ou de l’index, demeurent immobiles, infranchissables, incontournables. Rien ne permet de les ouvrir, ou de les fermer, une situation dramatique qui est la cause du plus grand nombre de décès, car il faut bien parler de ceci, je ne peux omettre ce point, même s’il est difficile à évoquer, des humains enfermés dans des appartements refermés sur eux comme des tombeaux, les systèmes de secours étant eux-mêmes en panne faute de possibilité de les activer électroniquement. Tant de personnes criant par les fenêtres des étages élevés d’immeubles à trente, quarante ou plus d’étages, hurlant au secours, demandant de l’aide, implorant une assistance qui par définition ne peut les atteindre. Nul ne peut pénétrer dans ces prisons de verre, nul ne peut débloquer les ascenseurs les plus sophistiqués, les plus n ombreux aussi, nul ne parvient à ouvrir les cages de cristal que sont les issues de secours fortifiées pour les protéger des incendies potentiels , nul ne peut parvenir à fournir à ces milliers d’infortunés l’alimentation, ou simplement l’eau, nécessaire à leur survie.
Les portes des centres de distribution ou commerces de base sont elles aussi bloquées et rendent inaccessibles les denrées nécessaires à la survie des mammifères que nous demeurons. Heureusement, certains de ces établissements sont entourés de galeries vitrées géantes que certains sont parvenus à abattre permettant ainsi d’accéder à quelques-uns de ces lieux et obtenir des provisions en quantité et qualité limitées. Cela n’est certes pas suffisant mais à tout le moins nous pouvons survivre pour l’heure. Par nous je veux dire celles et ceux qui sont parvenus à quitter leurs appartements, c’est-à-dire celles et ceux vivants à un étage inférieur des tours d’arrogance ou demeurés dans des immeubles plus anciens et délabrés. Mélanie et moi faisons partie de ces chanceux. Pas Marc. Nous n’avons pu le joindre. Il vit au sommet de la Flèche de Ladislas, au cinquantième étage plus exactement. Nous n’avons pu bien évidemment le contacter par moyen phonique, audio ou visiophone, et n’avons même pas pu rejoindre l’entrée de son immeuble située sur un parvis cerné de plaques de marbre translucides comprenant un portail d’entrée qui, il y a peu, s’ouvrait de manière presque magique au milieu du mur. Aujourd’hui il s’agit d’une plaque de marbre bête et maudite, infranchissable. Nous avons essayé de la contourner en passant par la gare individuelle d’accès souterrain mais les bornes d’accès métalliques sont demeurées hermétiques à nos efforts. Nous n’avons rien pu faire d’autre que de crier le nom de Marc et lui signaler notre présence, une bien piètre consolation, et en écho nous avons entendu des milliers de vocalises grinçantes, des hurlements et sinistres craquements dont l’un d’eu était, je le pense mais n’ai pas souhaité en obtenir confirmation, ressemblait à un corps qui se serait écrasé au pied de la tour.
L’eau ne coule plus dans les canalisations celles-ci étant téléguidées par des engins de contrôle de la qualité, pureté et limpidité du liquide de vie. Sans eau, nous ne pouvons pas survivre. L’humain est ainsi fait. Il avait oublié sa vulnérabilité. Les vecteurs électroniques sont morts. Les commandes ne partent plus. L’eau ne circule plus. Les nodules électroniques ne fonctionnant plus cela a été interprété par le système central préprogrammé comme une des circonstances exceptionnelles rendant impérative l’interruption du système principal et de ses dérivés. Comme personne n’est en mesure de lancer une impulsion quelconque, le système restera ainsi, pour longtemps me semble-t-il. Celles et ceux qui ont accès aux centres de distribution saccagés et abandonnés peuvent retrouver des récipients de liquide potable, peu importe lequel. Mais quid des autres ? Je ne sais pas… Je préfère ne pas savoir.
Mélanie m’a imposé le silence le plus complet sur chacun des drames individuels composant la faillite de notre société mourante. Elle a souligné que l’important était de sauver ce qui pouvait l’être et ne pas pleurer ce qui ne pouvait l’être. Nous utilisons des réserves que nous avons constituées dans un lieu qu’elle a nommé le sanctuaire et qui est accessible à toutes et tous, un lieu communautaire qu’elle a placé sous le contrôle d’un clan de non-droits, un choix particulièrement bizarre mais qu’elle m’a demandé de ne pas contester. Je ne l’ai pas fait car il me semble particulièrement opportun d’agir ainsi tant il est évident que depuis quelques semaines ce groupe d’individus procède de la manière la plus censée tandis que le reste des vivants se complaisent dans un comportement irrationnel , puéril et stupide, moi y compris, je dois l’admettre.
Nous avons retrouvé Léa et Betty. Chacune habitait dans un lieu propice à un sauvetage simple, la première dans un deux pièces au pied de la tour d’airain dont nous avons pu contourner le système de protection d’accès en brisant une œuvre d’art en verre de plomb créée par l’artiste indien Junépil Balazar et la seconde dans un grand appartement collectif établi au troisième étage d’un bâtiment administratif surplombant le canal. D’autres se sont joints à nous, j’ignore leurs noms, je ne sais qui ils sont, je les reconnais à peine, mais le fait de nous retrouver ensemble au sanctuaire est salvateur.
Le pire est la nuit, lorsque l’obscurité la plus complète recouvre la ville, lorsque la pieuvre de lumière, ce démembrement de vies imbriquées dans un parterre urbain, dévoile l’étendue de sa misère. Là ou des milliers de lumière rayaient le noir de tâches multicolores belles et sensuelles, il ne reste plus rien qu’un animal sombre et noir, un noir de mort et tristesse, un noir qui recouvre avec abomination des souffrances que nous ne pouvons imaginer. Des morts lentes et asphyxiantes.
L’obscurité et le silence. Les cris ont cessé, pour la plupart, ne restent plus que les murmures, ce qui peut-être est pire que le reste.