30.
J’ai déménagé les affaires qui me paraissaient essentielles au sanctuaire. Je m’abrite derrière ce terme de sanctuaire, un terme qui fait penser à un roman de science-fiction et qui ferait sourire si la situation n’était si lourde et tendue. J’ose espérer qu’il nous protégera, que le nombre qui ne cesse d’enfler des personnes y ayant trouvé asile sera suffisant pour conférer une certaine légitimité à cette aspiration. Une longue discussion a été initiée par un jeune non-droit hier qui a haussé les épaules voyant une famille débarquer au seuil de notre abri et leur a dit la cour est pleine, la cruche aussi, allez ailleurs, pas de place ici, trop plein, beaucoup d’autres endroits, ici ça pue pas mal et ça pleure en pagaille alors avec des mômes ce serait pire, adios amigos, passez votre chemin bons bourgeois, ici on a donné… Les silhouettes ténues et dépitées se sont retournées et seraient reparties si Léa n’était intervenue pour s’opposer à ce renvoi. Elle a proposé de multiples raisons, de l’humanitaire à la nécessaire assistance aux personnes en danger, mais nulle n’a surmonté les rictus désabusés des non-droits. Betty, partenaire dorénavant inséparable de Léa a ajouté d’autres considérations tenant à la possibilité pour l’une ou l’autre de ces âmes en peine de disposer d’informations utiles quant à l’évolution de la situation ou des ressources utiles dans notre dénuement. Les non-droits auxquels se sont joints des personnes isolées apparues quelques heures auparavant n’ont rien voulu entendre soulignant que l’on avait atteint le nombre maximal des bouches à nourrir et qu’à partir de maintenant ce serait une arrivée pour un ou deux départs. J’ai pour ma part mentionné que le plafond était une norme tout à fait relative car personne ne pouvait déterminer sa valeur et qu’il était certainement contradictoire et malheureux que des personnes ayant rejoint cet endroit et heureux de s’y trouver interdisaient à d’autres ce privilège bien minuscule. Ceci n’a convaincu personne.
Mélanie s’est alors approchée et en regardant les non-droits leur a demandé comment ils souhaitaient s’y prendre dans les jours à venir pour récupérer outils, nourriture, vêtements et véhicules nécessaires à nos besoins. Après un nouvel haussement d’épaules l’une des non-droits a daigné répondre que la meilleure méthode était de se diviser en deux groupes, l’un chargé de la protection du sanctuaire et l’autre assigné à la collecte des denrées de base. Cela a été au tour de Mélanie d’hausser des épaules parce que vous croyez que ce qui marchait à peu près pour vous il y a quelques jours quand la société fonctionnait sera possible aujourd’hui ? Absolument pas. Il n’y aura jamais assez de bras pour satisfaire à ces besoins. Les chasseurs reviendront souvent bredouilles et les cueilleurs se feront attaquer par des groupes plus grands mieux armés. Non, tout cela est ridicule. Il faut procéder comme le font les corbeaux. Ne riez pas ! En plein hiver lorsque la nourriture est rare ils se regroupent en immenses meutes ou troupeaux, je ne sais pas comment on désigne cela, vous avez certainement déjà vu leurs vols sinistres, et ils se divisent en petits groupes. Lorsque l’un ou l’autre a trouvé une source de nourriture, il appelle le reste de la meute et celle-ci se déplace, et surtout, survit ainsi. Nous procéderons ainsi. Notre groupe doit forcément enfler, doubler voire tripler de tailles, puis nous nous spécialiserons, certains iront chercher de quoi purifier l’eau, d’autres la nourriture, d’autres encore des vêtements, et ainsi de suite. Nous spécialiserons les groupes et chacun rejoindra celui au sein duquel il ou elle sera le mieux à même de contribuer aux besoins du groupe. Et que l’on ne me parle pas du choix majoritaire, de la démocratie ou dieu quelle autre niaiserie de ce genre, ces termes ont été tellement dénaturés durant les dernières décennies qu’ils me font singulièrement vomir. Si l’un ou l’autre souhaite un leader qu’il aille rejoindre celles et ceux qui nous ont amené ici et qu’il y reste pour de bon. A défaut, le canal ira très bien…
Puis, elle est allée accueillir le petit groupe qui se tenait parfaitement désemparé contre l’une des rares vitrines encore en place et l’a conduit vers l’une des pièces que nous avons investi ces dernières heures, une ancienne pièce de stockage de matériels divers, aussi inutiles les uns que les autres. Personne ne l’en a empêché. Personne n’a bronché. Certains non-droits ont haussé des épaules, avec peut-être une ombre de sourire, tandis que d’autres, surtout des légitimes, ont esquissé une grimace de réprobation mais ont clairement eu trop peur de s’opposer à un raisonnement aussi implacable, pour l’instant en tout cas.
J’ai rejoint Mélanie et me suis installé à ses côtés tandis qu’elle fournissait quelques explications aux nouveaux-venus tout en écoutant les nouvelles qu’ils pouvaient partager avec nous. Rien de bien novateur mais ce processus devra j’imagine être renouvelé. Nous verrons bien. J’essaie de ne plus réfléchir aux tenants et aboutissants de tout ceci, ce désastre qui était annoncé et aurait dû être anticipé mais ne l’a pas été. Nos systèmes bâtis, basés et ancrés sur l’arrogance ne pouvaient certainement pas envisager leur propre faiblesse et certaine disparition, cela aurait été trop incongru pour eux, et nous étions trop endormis pour nous en rendre compte.