Demain 32


 

32.

 

 

Les bruits… Les bruits sont assourdissants.

 

 

Ce sont probablement plus ou moins les mêmes qu’auparavant, si ce n’est que nous ne les entendions pas, que nous étions délicatement camouflés dans nos jolis appartements pleins de grâce et de sérénité, dégustions les plats qu’on nous préparait, écoutions les informations que l’on nous concoctait avec beaucoup d’amour et d’attention, et nous perdions dans les méandres des conversations virtuelles tandis que le monde oscillait péniblement d’est en ouest dans sa vaine rotation quotidienne. Nous avions la certitude que les lendemains allaient déchanter mais ailleurs, qu’avec l’appui de tout un système de contrôle et d’anticipation, cela se ferait loin, très loin de notre hémisphère, tandis qu’en bas, au pied de nos immeubles, loin de nous, tout irait plus ou moins pour le mieux dans le meilleur des mondes, et que chez nous, enfermés à triple ou quadruple tour dans nos tours d’ivoire et cristal, tout sentirait le calme, le romarin, la dentelle, et le silence… Les bruits n’existaient pas, ne se produisaient pas, ne s’entendaient pas, tout était muet, calme, paisible, rien ne dénotait, tout était parfait.

 

 

Et maintenant, tout n’est que bruit. Je passe ma vie, mes jours, mes nuits, mes heures, mes minutes et mes secondes, à sursauter, affolé, effrayé, terrorisé, j’anticipe la violence de mes congénères, de mes amis, de mes ennemis, des autres aussi, j’anticipe la haine, la faim, la peur, la folie, j’anticipe les révoltes, les manifestations, la guerre civile, les destructions, j’anticipe les incendies, les inondations, les coups de froid ou de chaud, les émeutes et les hurlements sordides de tout un monde en train de mourir, j’anticipe tout ce qui peut s’envisager et perd pied au moindre murmure. Un son est un danger en puissance. Je ne dors plus. Je ne rêve plus. Ma vie est un cauchemar permanent. Chaque mot prononcé par quelque personne que ce soit est réinterprété par mon esprit et devient un monstre dévoreur de vie. Chaque allusion devient certitude. Chaque illusion devient réalité. Il n’y a plus qu’un immense effroi qui s’est insinué en moi, en nous, et prend vie à chaque frôlement de décibel.

 

 

Bien sûr, ceci ne peut être dit, car si cela l’était, la peur saisirait tout le groupe que nous sommes, un groupe qui soit dit en passant ne cesse de grandir, et cela nous paralyserait. Donc chacun reste silencieux, dans son coin, et écoute les paroles rassurantes de personnes comme Mélanie, douce et calme, sereine, pondérée, juste.

 

 

Donc, nous ne disons pas grand-chose, restons prostrés et sourions avec cette espèce de visage stupide inhérent à tous ceux qui sont ravagés par une grande peur mais n’ose l’exprimer pleinement, et attendons… quoi, nous n’en savons rien, quand, nous n’en savons rien, où, probablement ici. Car il est évident que la situation ne s’arrange pas. La ville est plongée dans l’obscurité. Plus rien ne fonctionne. Les résidus de vie mécanique, électrique, virtuelle ou autres ont cessé de s’exprimer depuis deux jours au moins. Si d’aventure quelqu’un quelque part essaie de faire redémarrer le cœur de notre société, ce n’est pour l’heure pas le moins du monde efficace. Tout s’est arrêté. Le nombre de survivants, car c’est ainsi que l’on doit nous nommer, est ridiculement bas. La catastrophe a eu lieu, rappelez-vous en, à 3 heures 33, un moment où toutes et tous étaient enfermés chez eux, ce qui signifie qu’outre la quasi-totalité des non-droits, il ne peut y avoir qu’une frange minime de rescapés, des personnes vivant aux étages inférieurs des immenses tours d’acier ou dans des immeubles vétustes ou historiques.

 

 

Il est donc logique que tôt ou tard, face à la rareté des moyens de subsistance, des affrontements auront lieu et que notre groupe, à la géométrie impressionnante, attirera l’attention de celles ou ceux qui seront parvenus à se procurer des armes, car, après tout, nous n’en avons aucune, tandis que d’autres, anciens membres de force de sécurité ou agents similaires, doivent se trouver dans une situation privilégiée à cet égard. Un humain armé en vaut dix. Nous le savons bien. Ceci peut survenir à chaque seconde. Chaque possibilité de bruit est un désastre en devenir. Nos vies ne tiennent qu’à un fil. Peut-être sommes-nous déjà morts et ne nous en sommes pas rendus compte.

 

 

Chaque bruit est un cauchemar. Le silence ne peut qu’être assourdissant.

 

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