Demain 39


39.

Le soleil est à nouveau apparu ce matin, derrière des monceaux de vapeur en forme de brouillard, une lueur orangée, se délitant vers le rougeâtre et carminé, un symbole de vie pour une marche qui en est dépourvue, une possibilité d’espoir, un zeste d’optimisme effleurant un océan aussi anthracite que nos mains rugueuses et calleuses.

Quatre ou cinq jours que nous avançons sur les dunes de mort, les restes de serres brûlées et entremêlant restes organiques, métalliques et plastiques. Au fur et à mesure, nous avons abandonné la répulsion convulsive qui nous avait saisi en pénétrant sur ce champs de nuit et tristesse, laissé derrière nous pensées nauséeuses et hystériques, oublié les parallèles que ce sol marécageux et déliquescent pouvait initier pour ne plus songer qu’à l’impérieuse nécessité de continuer notre marche car nous n’avons pas d’autre choix. Inutile de chercher une solution à l’ouest ou à l’est, il n’y a à perte de vue que des amoncellements de déchets tordus et incendiés, même pas une parcelle oubliée, une demi-parcelle, un quart de parcelle, non, rien de tout cela, que des restes démentiels effondrés puis brûlés, ou inversement. Ce devait être le grenier alimentaire de la ville, des milliers de serres gigantesques et sophistiquées, destinées à cultiver les fruits, légumes, céréales ou autres, destinés à achever leurs brèves vies dans des conditionnements eux-mêmes fabriqués dans les usines construites en grappes aux nœuds gordiens des serres, puis envoyés par les routes magnétiques vers les chemins informatiques conduisant loin là-bas sur les méandres routiers de la ville aux quartiers, groupes d’immeubles, flèches d’aciers, tiges de métal et béton, seuils de marbre, entrées en titane, appartements ajustés aux besoins de leurs occupants ou l’inverse, et bouches inertes d’humains de pacotille ayant oublié ce que le sang qui coulait dans leurs veines était. Ce devait être cela, un grenier immense. Ce n’est plus rien. Un cercueil organique. Une déchetterie oubliée, abandonnée, morte. Et nous, nous franchissons insensiblement les limites et frontières qui nous séparaient autrefois de notre passé le plus lointain, de ce monde d’avant où nous n’étions rien, rien d’autre que des images de mammifères vaguement plus évolués que les autres, de notre humanité pour autant que cela signifiait encore quoi que ce soit, avec les principes que nous avions érigé en dogme puis oublié, totalement et complètement oublié, et nous sommes là, à quatre, trois ou deux pattes, nous accrochant à des vestiges détruits, marchant la gueule dans la boue, évoluant tels des erres de pacotilles dans des restes de serres, grattant le sol mouvant et sale à la recherche d’ombres à manger, boire ou conserver, sans pudeur, sans retenue, sans la moindre attention au risque que cela pourrait représenter. Nous n’avons plus rien d’humains, nous les justes et droits, qui prétendions être tout, au sommet de notre Olympe infantile, imbus de nos réalisations, jouissifs dans ce qui nous restait d’indépendance et autonomie, c’est-à-dire rien, incapables de réaliser que nous avions abandonnés tout ce qui faisait l’originalité de notre espèce, et qui ne sommes plus rien, que des chiens égarés, délestés de leurs force, énergie et raison, creusant un sol puant pour y déterrer au milieu des gravats et restes de toutes sortes, parfois même ceux de nos congénères, frères ou sœurs, pris au piège d’un brasier démentiel, ce qui pourrait représenter un espoir de survie, pour quelques heures ou moins, pour quelles raisons nous n’en savons rien, mais nous sommes poussés à cela par l’énergie du désespoir, celle du naufragé, nous sommes des naufragés, des bêtes oubliées sur un océan à la Géricault, ne cherchant rien, n’attendant rien, ne désirant rien si ce n’est survivre une heure ou quelques minutes sans se soucier de tout le reste, la petite ou grande image, la pleine et entière ou dénudée perspective.

Et dans tout cela, il y a ce soleil qui nous nargue, qui projette son image orangée sur un ciel à la Turner, qui nous rappelle que pour lui aujourd’hui n’est pas différent d’hier, d’avant-hier ou après-demain, en ce millénaire ou un autre, à l’aube du crétacé ou la mort du jurassique, tout est similaire, rien n’a changé, rien ne changera jamais, tandis que nous sommes passés de bêtes effrayées, survivantes, en bâtisseurs de civilisation, destructeurs de monde, et à nouveau en bêtes effrayées et survivantes, pour combien de temps je ne sais pas, pour quelques hoquets du temps, et orbites de cet astre rouge qui nous rappelle dans sa majesté que nous ne sommes rien, absolument rien, désespérément rien.

Le soleil est là et nous marchons. Nous ne pensons à rien. Je suis les autres et eux me suivent. Même Mélanie semble avoir perdu espoir et si elle prodigue parfois quelques conseils aux enfants, elle ne s’aventure plus à commenter quoi que ce soit pour qui que ce soit. Nous restons en meute car nous sommes revenus à notre point de départ, nous retrouvons notre ADN d’antan, et que bien grand nous fasse, dans un univers qui se fiche de nous comme d’une guigne, nous mourrons en silence, effrayés, apeurés, résignés, désolés et perdus, sans comprendre, sans rien comprendre, ni maintenant, ni jamais.

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