Demain 40


40.

Nous avons enfin atteint la limite du champ de ruines. Des journées de marche qui s’achèvent sur un terreplein immense et vie, un ancien parking, j’imagine, où des véhicules individuels devaient se garer tranquillement en début de journée puis repartir tranquillement le soir, mais ceci est fini, ces temps-là ne sont plus, les conducteurs de ces engins magnétiques sont morts, ou, s’ils vivent encore, c’est loin d’ici, de la survie tout au plus. La vacuité et l’incongruité de ce rectangle noir de plusieurs kilomètres de long et certainement autant de large, tranche avec le monde de chaos putréfié que nous laissons derrière nous.

L’horizon était jusqu’à tôt ce matin une succession de dunes colorées mais fétides, semi-calcinées, ne laissant d’autre espoir que celui de survivre les incessantes montées et descentes, les affaissements dans les entrailles d’une terre grouillante et chaude, les nausées et les saignements, les blessures, les cris et les pleurs, les vagissements des enfants, les grognements désespérés des adultes. Il est dorénavant celui d’un désert de bitume, noir étincelant, strié de lignes géométriques complexes jaunes, rouges et blanches, probablement visibles de l’espace comme l’ont été les géoglyphes de Nazca, ces dessins d’insectes ou oiseaux avant qu’ils ne disparaissent bêtement il y a trente ans dans les fondations d’acier d’un immense domaine d’habitations luxueuses, au moment où l’on pensait encore que se réfugier dans le désert était le sommet de la mode et de l’élégance, avant les attentats et ce que l’on nous décrivait comme des guerres civiles ou similaires et dont on nous a dit récemment que ce n’était absolument le cas, qu’importe, je me perd, et vous avec… Les lignes étranges sur fond noir s’étalent à perte de vue mais le sol est solide et reposant, la marche sera aisée, peut-être trop. Il nous faudra nous méfier, nous serons vulnérables, des proies fatiguées ayant survécu tant bien que mal au franchissement des serres brûlées. Nous n’aurons accumulé que très peu de réserves alimentaires mais le peu que nous possédons sera bientôt plus recherché que des tonnes de métal précieux.

Nous n’avons rencontré que très peu d’humains lors de notre douloureuse et longue marche, mais ceux que nous avons croisé étaient agressifs ou peureux, hurlants, gémissants, menaçants. Nous n’avons pas cherché le contact et les avons ignorés. Nous avons jeté des objets lourds et coupant dans leur direction et en avons même blessé deux ou trois. La plupart se sont enfuis. D’autres nous ont suivi pendant quelques heures avant de disparaitre lamentablement dans des failles ou dans l’oubli ou se sont mués en membres de notre groupe, nous sommes incapables de le préciser.

Nous avons également croisé deux groupes un peu plus importants et en conséquence dangereux ; l’un de non-droits qui se sont amusés de nous et ont réussi à nous prendre quelques sacs mais après avoir rampé derrière eux, nous sommes parvenus à les empêcher de s’emparer de deux jeunes filles et un garçonnet, l’un des rares moments où, me semble-t-il, nous avons fait preuve d’humanité ; et l’autre de sectaires hurlant quelques prières ridicules à l’attention de leurs divinités et que nous avons raillé à notre tour puis délesté de charges inutiles, des racines essentiellement, puisque après tout leur proximité avec les corps célestes devrait rendre inutile leur volonté de survie. Plus près de toi mon dieu, disaient-ils, et bien grâce à nous ils sont encore plus proches de lui, ou d’elle, allez savoir.

Mélanie a suggéré que nous restions une journée entière dans un endroit situé plus ou moins au centre de la grande plaine noire, bénéficiant ainsi d’un repos sûr puisque protégé par une plage de visibilité très large. Il fait beau, un peu frais mais agréable. Nous parlons peu et nous nous reposons. Je me suis installé près d’elle mais nous ne conversons pas. La fatigue est par trop intense et lourde. Mes membres, surtout inférieurs, semblent vivre une autre vie que la mienne, ils ressemblent à des corps de bois, sans sensation aucune, froids, crispés. Je suis convaincu que demain la douleur remplacera ce sentiment étrange de déconnection mais pour l’heure me satisfait de cet étranger soulagement que confère l’extrême fatigue. Je pense que je vais m’assoupir.

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