41.
Nous devions ne rester qu’une journée au milieu de ce parking immense et sans limite précise. Nous avons en fait erré plusieurs journées, peut-être quatre ou cinq, je ne sais plus, je ne compte plus vraiment et ne dispose plus des soutiens électroniques qui auraient pu suppléer à mes carences mémorielles. Nous avons évolué au milieu d’un désert bitumeux, noir comme la plume des corneilles qui volent au-dessus de nous par bandes saugrenues, agressives, intelligentes, nous attaquant parfois et profitant de la moindre baisse de notre vigilance pour s’emparer de quelques restes qu’elles jugent essentiels ou utiles. Nous n’avons guère besoin de cela. Nous avons erré et continuons de le faire. Nous sommes telle une barque sans gouvernail dérivant sur une mer sans limite avec pour seul espoir celui d’aborder un jour un rivage hospitalier.
Le vent règne en maître sur ce plan immense et sans bordure particulière, sillonné de bandes blanches, jaunes et, parfois, bleues, des anagrammes maintenant incompréhensibles. Il n’y a rien, absolument rien, pour dessiner une forme sur un fond de lignes droites, pour rompre la monotonie des horizons plats. Le soleil est souvent présent, parfois en plénitude, souvent en halo rougeâtre dessiné à la Turner sur des vapeurs ou brumes venues du ventre de la terre, je veux dire les convulsions que nous avons sillonnées durant plusieurs journées et qui semblaient, avec du recul, les boyaux d’une terre en souffrance.
La zizanie étend son fanal sur notre groupe dispersé. Les gens ne se parlent plus, n’échangent guère, n’écoutent plus vraiment les conseils des uns ou les suggestions des autres, reprochent à Mélanie de les avoir entrainés dans la traversée des serres en ruine contre leur gré, s’invectivent à tout propos, se battent même parfois, progressent par ordre dispersé se séparent puis se retrouvent avant de se séparer à nouveau. Par moment nous progressons en une longue bande dispersée mais plus ou moins uniforme s’étalant sur une centaine de mètres, d’autres fois nous avançons en ligne droite, les uns derrière les autres, sans véritable ordre, le plus souvent nous formons des amas de tailles différentes, isolés, sans relation particulière, sans lien, sans liant. Des enfants courent, des parents les appellent, ou les oublient, des vieillards trainent, lentement, s’asseyent parfois, épuisés, certains les attendent, mais pas systématiquement. Je ne sais pas combien nous étions au départ, en tout cas lorsque nous marchions ensemble sur les faubourgs superposés, quelques dizaines ? Plus d’une centaine ? Moins ? Impossible à déterminer. Mélanie à qui j’ai posé la question a haussé les épaules et indiqué que cela n’était plus vraiment important, que celles et ceux qui restaient finiraient par se dissoudre dans l’oubli et la folie si nous ne tombions pas rapidement sur une station de repos digne de ce nom, des vivres, de quoi nous changer, nous laver, nous reposer, nous ressourcer.
Mais, à l’évidence, notre errance sur un parking sans limite, noir et sombre, étincelant au soleil, sinistre lorsque la nuit s’y propage… Le soleil s’affaisse sur un ciel brumeux, est absorbé par un brouillard de plus en plus opaque, et laisse l’ombre envahir le monde, une ligne presque droite que nous voyons courir vers nous, de manière tragique, folle, hystérique, des chevaux lancés au galop, la marée qui se rue sur une plage plane et détrempée, ici un sol noir et sec, une ombre implacable qui nous submerge et nous absorbe, nous avale et nous laisse bientôt dans une ivresse détestable, groggys, terrorisés, affolés, effrayés, car la nuit présage les pires cauchemars, laisse l’imagination s’emparer du moindre bruit ou lueur pour la transformer en monstrueuse réalisation du destin, des groupes de non-droits ou de sectaires hyper-violents se précipitant sur nous et nous écharpant avant de s’en prendre aux femmes et enfants, des hurlements dans la nuit, pour l’heure simplement des réveils douloureux, pour celles et ceux qui parviennent encore à dormir, des pleurs pour les autres… et un autre jour finit par se lever sur nous, dévoilant un groupe plus petit que la veille, plus désemparé et fatigué, épuisé et déprimé que quelques heures auparavant.
Nous marchons sur une lande de goudron et n’espérons plus. Le vent balaye tout, le soleil épuise tout, les nuages n’oublient rien, et nous mourons à petit feu, les uns après les autres… J’ai compté 65 personnes ce matin, je l’ai dit à Mélanie, une centaine au départ, à peu près 65 ce matin, une trentaine qui ont disparu, quand ? Où ? Comment ? Qu’importe, puisque nous mourrons toutes et tous, mais l’angoisse est là.
Nous regardons vers l’avant, en l’occurrence le Sud et nous marchons en tre l’ombre du soir et celle du matin, de manière rigoureusement perpendiculaire, en espérant que tôt ou tard, nous parvenions quelque part, n’importe où, cela n’a plus d’intérêt, ni pour vous, ni pour moi… d’ailleurs, qui êtes-vous si ce n’est le fruit de mon imagination ? Un reste d’espoir ? Un zeste de fantasme ? Un geste de survie ? Je ne sais pas, remplissez les blancs et faites-moi savoir.