Un cube blanc… Un énorme cube blanc… Planté en plein milieu d’un pré aux herbes hautes… La surface de chacun des côtés est totalement lisse, blanche et immaculée. Aucune entrée n’est visible, aucun bruit n’est perceptible. Une incongruité au milieu du paysage. La matière est une sorte de carbone parfaitement froid et poli, une sorte de verre extrêmement solide et parfaitement opaque.
McLeod a essayé d’escalader l’objet prétendant qu’une entrée pouvait se cacher au sommet du cube. Nous l’avons laissé faire dans ses tentatives grotesques et scabreuses. Il est tombé plusieurs fois à terre, lamentablement, le front en sang et la clavicule disloquée. Léa, Nelly, une de ses nouvelles amies et Michel ont proposé de le soigner mais plus dépité que jamais il a refusé et s’est éloigné de notre groupe pour ruminer sa colère. Mélanie a haussé les épaules. J’ai rapidement oublié son existence pour me concentrer sur la déception qui m’a envahie après avoir découvert que ce bâtiment, objet de nos fantasmes depuis plusieurs heures, ne nous serait d’aune utilité.
Etant donné sa forme particulière nous songions bien évidemment qu’il pouvait s’agir là d’une construction récente et destinée à quelque but très spécifique et important et qu’en conséquence il pouvait y avoir des représentants des anciennes autorités, invisibles depuis l’arrêt de notre monde, ou que des forces de sécurité pouvaient y avoir été déployées, ou encore que ses caractéristiques particulières, un cube de 10 mètres de côté, parfaitement blanc, en faisait un centre de ventes ou d’échanges de biens prisés par les membres de la nomenklatura. Mais rien de tel. Personne ne s’est aventuré en cet endroit depuis plusieurs semaines comme en témoigne la hauteur des herbes. Pas de véhicules magnétiques ou téléportés aux alentours, pas même de parking, pas de route ou chemin n’y aboutissant. Quelque ait pu être la destination de ce cube elle ne devait pas impliquer la présence de nombreux humains, en tout cas au dehors de l’objet.
Nous sommes restés en cet endroit pour la nuit espérant encore quelque miracle, que la chose se mette à émettre des sons ou des lumières, devienne un orifice translucide à la faveur de l’obscurité, un cube blanc à quoi ou qui devait peut-être correspondre un trou noir, une possibilité de se déplacer de cet endroit à n’importe quel autre endroit sur cette planète ou ailleurs, mais bien entendu ceci est resté au niveau purement conceptuel. Un enfant dont le nom m’échappe est venu me prendre par la main et m’a demandé d’approcher de la paroi. J’ai retenu ma respiration envisageant que soudainement la paroi lisse et métallique se transforme sous la simple pression d’une main d’enfant en rideau soyeux et transparent. Bien entendu, tel n’a pas été le cas. Ce cube blanc est demeuré tel.
Au milieu de la nuit, alors que certains dormaient et d’autres cauchemardaient éveillés, j’ai parlé, un peu, avec Betty qui curieusement s’était appuyée contre moi. Je lui ai confié mes espérances déçues et elle les siennes. Bien entendu, il s’agissait des mêmes. Peu d’originalité de la part d’individus habitués durant des décennies à ne pas s’écarter des chemins battus. Nous sommes aussi peu subtils, nuancés et différents, qu’une armée de tortues. Après avoir écouté ses craintes et elles les miennes, nous avons échangés des signes d’humanité, mais sans conviction particulière, de la part d’individus trop effrayés pour que cela ne soit autre chose qu’un effort un peu vain de décontraction ou décompression. Ceci n’a pas duré plus de quelques minutes, un effort illusoire et pitoyable pour espérer retrouver des racines humaines, mais ceci n’a pas été foncièrement différent de la danse la plus simplette qu’un batracien timoré aurait pu essayer d’esquisser pour satisfaire ses besoins les plus primaires.
Nous nous sommes endormis avec la conscience très ferme d’être tombés au degré le plus bas de l’humain, une sorte d’impasse de laquelle nous ne pourrons ou saurons jamais nous extraire. Incapables d’anticiper le moindre problème, d’initier la moindre réflexion particulière, de surmonter les difficultés les plus anodines, nous ne sommes plus que des pions maintenant que les machines virtuelles ont cessé de fonctionner.
Au réveil, nous avons replié nos affaires, ce qui a été très rapide, assurément, mangé quelques barres de céréales chocolatées, un grand luxe, des fruits, quelques feuilles et des poignées de raisins secs et nous sommes repartis vers le sud, cette vague direction devenue dans notre inconscient collectif symbole d’espoir et de lendemains qui chantent. Lorsque nous avons longé le cube blanc, aucun d’entre nous, pas même Mélanie, n’a cherché à savoir ce qui se cachait à l’intérieur ou quelle était sa destination, la curiosité nous a abandonné, nous abandonnons imperceptiblement notre condition d’humains. Peut-être n’est-ce pas un phénomène nouveau mais l’aboutissement d’un processus fort lent et long, débuté à l’aube de l’humanité et s’achevant avec elle, un appauvrissement sans espoir de rédemption, une lente extinction, jusqu’à ce que le dernier des humains cesse d’exister dans l’indifférence générale au même titre que les millions d’autres espèces ayant disparu avant lui et les millions d’autres à venir, un moment sans importance, au milieu d’un gué dont tout le monde se fiche, une aberration appelée à se résorber d’elle-même, faites vos bagages et disparaissez on vous a assez vu, il y a d’autres cons qui suivent et on fatigue d’avance, dit peut-être le prophète, allez savoir, ce ne serait pas vraiment un problème si au-delà de l’inéluctable il n’y avait la souffrance individuelle, ces instants espérons-le très brefs durant lesquels chacun fait sa valise dans des convulsions et douleurs indescriptibles, je suis las, tellement las, affreusement las, un acteur ayant joué trop de fois la même pièce, englué dans les mêmes quiproquos, les mêmes situations grotesques et pénibles, éprouvant les pires difficultés à articuler des mots et des phrases autres que celles apprises avec précaution et répétées avec ivresse au début, résignation ensuite, et dégoût, à la fin. Je voudrais faire ma révérence mais je n’en ai pas le courage, il me reste ce minuscule zeste d’espoir, si ténu qu’il ferait rire une planche, mais suffisant pour me faire avancer. Je pense que ceci est très humain.