50.
Nous n’avançons plus qu’avec infiniment de difficultés. L’horizon se referme sur nous. Les cubes blancs sont si nombreux que nous sommes forcés de les contourner les uns après les autres pour déboucher sur une éolienne ou un autre cube voire un dôme, perdu au milieu de cette jungle improbable, irréelle, des murs ou parois qui d’ailleurs n’ont plus grand-chose de sphériques ou de perpendiculaires, nous avons atteint un point de l’univers où la géométrie n’a plus grand-chose à faire, un endroit et un moment particuliers, spécifiques, présents, un présent qui dure, s’étend et ne relâche pas sa poigne sur le cou du passé ou la cheville du futur, nous avançons vers un sud qui ne veut pas pointer le bout de son nez, comment le pourrait-il à la vitesse où nous avançons ? tout au plus une poignée de kilomètres chaque jour, probablement bien moins car il faut compter les rebrousse-chemins et les pauses, nombreuses et nécessaires pour permettre à nos corps de se reposer et nos âmes de s’enfoncer, nous pleurons parfois, mais rarement, crions ou simplement restons silencieux, le cœur n’y est plus, certains nous font faux bond, cessent d’avancer ou s’éloignent au contraire sans que nous puissions les rattraper, les ombres nous englobent et nous avalent, les cubes grandissent en taille et volume, s’imbriquent les uns les autres, certains semblent carrément déterrés et renversés sur un autre, mais jamais nous ne voyons une entrée ou quelque chose de similaire qui nous permettrait de saisir l’espace d’un instant une image même dérobée de ce qui peut ou pouvait bien se cacher à l’intérieur, nous sommes nus, des Godos qui vont quelque part mais pas où ils sont attendus, des erres qui se cherchent et naturellement ne se trouvent pas.
Que vous dire de plus, Léa n’est plus là, vous l’aurez bien compris, happée par le destin voici quelques jours déjà. Betty non plus mais ceci de son propre fait. Elle est partie avec McLeod vers les collines, celles-là mêmes que je me proposais hier encore de rejoindre pour pouvoir mieux nous évader vers la mer, tandis que l’initiateur de cette proposition, je veux dire moi-même, ne les a pas suivi, pourquoi ? je n’en sais rien, par fidélité à Mélanie, j’imagine, je ne m’explique pas les choses autrement, je dois éprouver une sorte d’attirance pour cette jeune femme, quelque chose d’indéfinissable, pas une attraction physique, les interdits du passé demeurent en sus de l’épuisement du moment qui ne permet pas à ce type de sensations d’émerger du marasme dans lequel le corps et l’âme se débattent, rien de véritablement physique, en tout cas pas de manière visible ou saisissante, ni psychique, ni autre, rien de ce que j’ai pu connaître par le passé lorsque je fréquentais encore ces listes virtuelles et ces fantômes bien physiques que l’on m’octroyait ou inversement, peut-être quelque émergence sentimentale, pourquoi pas ? ce serait amusant, avouez-le, me retrouver ici au pied de cubes blancs qui s’effondrent tels des dominos géants de plusieurs dizaines de mètres de côté et tomber niaisement amoureux d’une jeune femme qui, je dois vous l’avouer, n’éprouve absolument rien pour moi si ce n’est une cruelle déception face à un individu dépourvu de toute agilité mentale, de souplesse intellectuelle, de ressources physiques, et qui ne s’est pas gênée pour se complaire dans des débauches sexuelles avec les uns ou les autres, sans considération de genre, ni d’âge, mais pas avec moi, peut-être une question d’âge, ou une répulsion naturelle, en bref, je ne suis pas allé avec ceux qui se sont dirigés vers les collines, je ne me suis pas laissé dépasser par les autres, je n’ai pas posé mon sac à terre, je suis resté avec Mélanie et ce jeune garçon qui ne parle pas et me tient un pan de mon vêtement.
Nous avançons avec grande difficulté, et lenteur, et hésitation, mais sans surprise ni défaitisme, ni rien d’autre, le monde se referme lentement sur nous, nous avons réussi à marcher sur le verre poli d’un dôme plus enfoncé que les autres et donc moins pentu, troué sur le côté, et avons vu ce qu’il y avait en dessous, une sorte de ville en miniature et des manèges pour enfants, un carrousel avec des chevaux et voitures, et autour des chaises vides, une fontaine, des arbres morts, une maison détruite, un magasin et des trottoirs bien proprets, des cadavres eux aussi bien proprets, comme momifiés, un chien et des chats, trois hommes, deux femmes, quatre enfants et une vieille femme, des poucettes renversées, des marques de combats, des traces de sang, presque esthétiques mais nous nous fichons de l’esthétisme et n’éprouvons plus rien, ni dégoût, ni désespoir, la peur a tellement tatoué nos esprits qu’elle s’est mise à muer en indifférence générale et totale, nous laissant plus imperméable à la mort que les murs de bétons les plus élevés, nous avons noté, à peine, que l’ensemble était détruit depuis longtemps sans pouvoir ou vouloir déterminer si cela datait de la panne de 4 heures 33, lui était antérieure ou postérieure, très honnêtement quelle importance cela pourrait-il avoir ? tout est mort en dessous et tout naturellement nous l’avions compris et nous savons que cet état est prodigieusement contagieux, cela l’a toujours été mais l’humain a été réfractaire à cette constatation, ce n’est pas grave, ce n’est plus grave, si je n’étais essoufflé par cette marche sans finalité cela me ferait rire, les derniers représentants d’une humanité en friche, totalement hermétiques à la compassion ou la rédemption qui marchent sur l’épiderme d’une réalité qui s’est enfouie pour mieux survivre et s’est étouffée, dérisoirement, ridiculement, succombant à une panne, une simple et misérable panne, des êtres sans forme qui avancent, maintenant encore, au moment où vous lisez ceci, j’avance, derrière Mélanie et devant le garçon muet, et du haut de ce dôme sans nom je vois les souvenirs d’un vernis inutile et contemple l’horizon macabre d’un paysage de cubes et d’éoliennes, à perte de vue, démentiellement, écroulés les uns sur les autres, les uns dans les autres, les restes d’une implosion majeure, il y a peu de temps, il y a longtemps, il y a jamais, plus jamais cela, je ne sais que vous dire, il n’y a plus rien qu’un emboitement de murs, de tiges, d’hélices, de moteurs, de verre, de terre, mais pas d’arbre, c’est drôle, je souhaiterais voir un arbre, un vestige d’arbre m’irait bien, de l’écorce, des feuilles, même une me suffirait, sentir une dernière fois les délices d’une caresse de la nature et je pourrais m’enfuir, partir, tirer ma révérence, vous saluer, et vous, vous me diriez peut-être qui vous êtes et pourquoi je vous écris…