51.
L’air est frais ce matin. Chaque jour un peu plus léger et cristallin. Le vent agace les cheveux et s’engouffre dans nos vêtements, ce qu’il en reste. Nous avons plus ou moins épuisé ce qu’il nous restait de provisions. Cela n’est pas un grand problème, nous avons fini par nous habituer au manque de nourriture. Heureusement, nous avons de quoi boire. Pas grand-chose, certes, mais en quantité suffisante pour nous soulager. Le ciel est dégagé comme il l’est quasiment en permanence depuis que nous longeons le fleuve et tentons de rejoindre la mer. Mélanie est à mes côtés ainsi que le garçon muet. Une certaine tendresse s’est frayée son chemin et installée tant bien que mal entre nous. Il ne nous reste que des souvenirs vagues et distants de celles et ceux qui nous ont accompagné pendant un certain temps.
Nous parlons peu. Presque rien. Des mots que l’on susurre parfois et qui la plupart du temps ne signifient presque rien, des onomatopées ou des exclamations, de vagues signes sonores sans prétention que l’on jette hors de la bouche et en conséquence du crâne ou du cœur et qui n’ont d’autre destination que l’extérieur et d’autre fin que celle de s’évanouir, ailleurs. Le garçon ne dit rien du tout et se contente de tenir un pan de mon imperméable, ce qui semble l’apaiser et le satisfaire. Je ne sais même pas son nom mais ceci n’est peut-être pas ou plus nécessaire. Nous sommes trois et les mots ne sont plus vraiment nécessaires, même pas utiles.
Mélanie est à mes côtés. Nous sommes assis sur un morceau de mur pris entre un concassement de dôme et un éboulis de cube ou peut-être d’éolienne. Il n’y a plus, devant nous, qu’un immense mur blanc et brillant fait d’une juxtaposition de ces trois ingrédients. On dirait qu’un phénomène de grande ampleur a compressé tout ce qui se trouvait entre ici et la mer et l’a transformé en une immensité inégale de couleur blanche. Nous sommes au début de cette frontière sans limite. Derrière nous, il n’y a que brisures et hachures, au loin des formes plus reconnaissables, et au-delà le paysage que nous avons traversé fait de cubes, éoliennes et dômes. A notre niveau et à perte de vue une étendue blanche chaotique et désordonnée, englobant les collines et avalant le fleuve. Nous aurions pu passer par la droite ou la gauche nous serions invariablement tombés sur cet obstacle de taille. Devant nous, un désert blanc mélange de pierre, métal et verre. Au-delà ? Une ligne bleue, légèrement inclinée, vaguement arrondie, qui ressemble à la mer. Est-ce la mer ou notre imagination ? Le bleu que nous discernons, ou croyons discerner, ou espérons viscéralement discerner, est presque de même qualité et nuance que celui du ciel. Les deux se mêlent, s’unissent en un accouplement imaginaire et portent vers le ciel une sorte de brume sur laquelle le soleil se plait à dessiner des volutes écarlates. Ce qui n’est au mieux que la possibilité d’une mer nous rassure. Il demeure une fraction d’espoir sur cette terre qui fut généreuse et que l’on a oublié.
Nous sommes assis, tous les trois, le garçon à ma gauche et Mélanie à ma droite, une sorte de rituel j’imagine, lui tient mon imperméable tandis que nos mains à elle et à moi se rassurent mutuellement. Dans le présent qui s’étend et étouffe tant le passé que le futur il y a cette étrange pérennité, une femme, un homme, et un enfant. Je ne sais pas ce que cela signifie, à vrai dire la compréhension que j’ai des choses et des évènements de ces derniers mois est fort limitée, j’ai égaré la faculté qui est humaine de m’étonner. D’ailleurs, je vous ai adressé ces messages mais j’ignore parfaitement pourquoi et surtout ce que terme ‘vous’ recoupe. Mais, pour l’heure, ces questions ne me hantent pas, ou plus, il me suffit d’être assis sur cet infini blanc, de regarder au loin ce qui pourrait être la mer, de ressentir la chaleur de deux êtres à mes côtés et poser ma tête sur l’épaule de Mélanie.