Eus et Nostra
Les géants de Babel régnaient sur un monde entouré de sept enceintes et murs infranchissables
Ils avaient rejetés les éléments et leurs alliés, leurs lois et principes, et en avaient érigés d’autres
Ils souhaitaient que leur univers soit isolé du reste de l’univers
Pendant que le Principe sommeillait dans sa douce Torpeur et que le glissement à rebours procédait avec lenteur
Ils imposaient leurs lois et principes et l’exil à tout jamais en haut des murs de Babel était à la fois une juste rétribution pour les doctrinaires sombres et une punition pour ceux qui défiaient les lois de Babel
Car ceux qui méritaient l’exil montaient au sommet des murs pour y vivre une éternité d’isolement et de tranquillité, vivant des expédients que les géants d’en bas leur envoyaient régulièrement
Car ceux qui ne le méritaient pas gravissaient les marches et erraient sur chemins de ronde au sommet des murailles sans comprendre pourquoi et sans bénéficier de soutien
Lorsque des corps s’écrasaient au bas des murs, les doctrinaires disaient qu’il s’agissait des indignes
Lorsque des feux brulaient au sommet, les doctrinaires disaient que les doctrinaires sages exilés volontaires à la fin de leur vie faisaient fête et joyeuse bombance
Mais personne n’était jamais redescendu des murailles
Et personne ne pouvait prétendre deviner ce qui se passait en haut
Mais tous feignaient de croire ce que disaient les doctrinaires sombres
A chaque assemblée annuelle des peuples de Babel, une cérémonie était organisée, regroupant tous les peuples de Babel, pour célébrer celles et ceux qui après des années de labeur bénéficiaient enfin du repos éternel au sommet des murailles
Une longue procession amenait ceux-ci au pied des escaliers cérémoniels ouverts pour l’occasion
Et les doctrinaires sombres s’y précipitaient en chantant pour gagner leur retraite bien méritée
Au même moment, les condamnés de toute sorte partaient en pleurs et hurlements dans la même direction, piqués par les doctrinaires sombres qui tuaient ceux qui résistaient
Montaient ainsi dans la même foulée les vertueux et les pervers
Sans que l’on sache qui était qui
Ni ce qui advenait au sommet des murailles
Or, il advint qu’un homme et une femme, Eus et Nostra, s’étaient aimés pendant des mois et avaient refusé les unions qu’on leur avait proposées
La condamnation était inéluctable et ils s’en satisfirent
Ils s’aimaient et préféraient la mort ensemble à la vie séparée
Ils partirent décidés en haut des murailles et gravirent les marches innombrables la main dans la main
Lorsque les portes constituées de sept pans métalliques se refermèrent sur eux, ils laissèrent le flot des doctrinaires sombres partirent en courant poussant devant eux les condamnés hystériques
Eus et Nostra marchèrent près de deux mois
Gravissant des marches de plus en plus détériorées
Longeant des murs de plus en plus abimés
Chevauchant des cadavres morts de faim, soif ou violence
Se nourrissant de baies ou feuilles poussant hors de la muraille abandonnée
Buvant de l’eau recueillie lors des pluies régulières
Ils souffraient mais avançaient
Car ils cherchaient la quiétude pour vivre leur amour qu’il pensait unique
Eus et Nostra finirent par atteindre le sommet de la première muraille
Ils découvrirent un paysage de désolation
Des murs ruinés
Des dalles descellées
Des pans éventrés
Des tours chancelantes
Des cadavres ou squelettes, témoins de batailles grotesques entre vertueux et condamnés, entre vertueux et entre condamnés eux-mêmes
Gisaient des tas de nourriture en putréfaction que nul n’avait jamais touchée, si ce n’étaient des corbeaux ou vautours qui trouvaient ainsi accompagnement à leur plaisir principal
Au-delà de la première muraille, ils virent la seconde, puis la troisième jusqu’à la septième
Chacune en plus mauvais état que la précédente
Car nul n’entretenait ces enceintes pourtant considérées comme sacrées et essentielles pour protéger le peuple des géants des autres
Pour séparer les vivants des alliés des Eléments
Pour distinguer les vertueux des innommables
Et Eus et Nostra virent par delà la dernière muraille quasiment détruite des fumées de milliers de chevelus qui attendaient que les Murs de Babel chutent pout envahir la cité
Ils comprirent que la fin de Babel était proche
Que le temps des innommables s’annonçait
Que les géants vivaient leurs dernières années de paix
Que leur chimère de séparation et d’isolement par rapport aux Eléments et à leurs alliés qui s’appelaient dieux, déesses, prophètes, saints, idoles, justes, héros, bienheureux, élus, augures ou croyants allait bientôt s’écrouler en même temps que les murs dont ils vénéraient la puissance
Que les Eléments et leurs alliés allaient reprendre le dessus
Dans un combat qui ne faisait que commencer
Tandis que le Principe sommeillait dans sa Torpeur lasse et magnifique
Et que le glissement à rebours reprenait ce qui avait été donné
C’est ainsi qu’Eus et Nostra s’éloignèrent et se cachèrent
Laissant aux autres le soin de combattre
Un combat qui n’était pas le leur
Vivant des mets arrachés aux charognards
Se cachant des erres qui parfois titubaient vers eux avant de sombrer leurs silhouettes décharnées en bas des murailles
Et qu’en bas on célébrait en chantant la chute d’un autre des condamnés
Exilés pour le bien de la communauté de Babel
Eus et Nostra se préservèrent et vécurent leur amour
Tandis que la première muraille s’écroulait
Et que le règne des innommables débutait