Le chant d’Alkmar
Parmi les isolés il en était qui avaient poussé leur refus des autres jusqu’à s’enterrer dans des réseaux souterrains
Ne sortant que lorsque la nuit était profonde
Evitant ainsi la possibilité de toute rencontre si ce n’était celle que leur instinct les poussait à avoir pour que l’espèce se reproduise
Et passant la plus grande partie de leur temps à pleurer ce qui était si profondément ancrés en eux
La douleur des générations oubliées et des peuples disparus en laissant en souvenir des ruines incompréhensibles mais marquées à tout jamais par le sceau de la haine et de la mort
Les enterrés ne se rencontraient jamais
Avaient presque complètement perdu la vue
Se reconnaissaient et se fuyaient à l’odorat
Etaient agiles, minces et souples
Rampaient avec agilité dans des veines qu’ils creusaient avec les griffes qui s’étaient déployées au bout de leurs membres
A l’extérieur lors de leurs pérégrinations annuelles, ils parvenaient avec peine à se dresser
Et marchaient en ondulant avec maladresse et tristesse
De longues ombres avançant avec difficulté sur un sol hostile
A la différence des autres isolés, ils se réunissaient une fois par an sous les ruines de Babel, de ses sept fortifications sans portes mais avec monuments à la gloire des vivants et à la haine des Eléments et de leurs alliés
S’étonnaient des blocs massifs, du marbre, des colonnes, des statues et des mosaïques
Des artères lisses et douces
Des canalisations profondes et immenses, s’étendant sur des étendues vastes et souterraines et autrefois amenaient l’eau à chaque maison, à chaque habitant
Des rues et immeubles géants qui pour la plupart détruits ressemblaient à des monstres sans vie, noircis par le feu, rougis par la honte et paralysés par l’oubli
La nuit tombée, les enterrés rampaient dans les ruelles au milieu des gravas et ruines et sous la clarté de lunes qui n’éclairaient plus que pour elles mêmes et quelques errants sans intérêt
Et s’interrogeaient sur ce qui avait été mais ne comprenaient pas et ne souhaitaient pas percevoir au-delà de ce qui était leur vision particulière d’un passé fait de mort et de sang
Ils erraient puis cessaient de songer à ce qui avait été pour se distraire dans ce qui allait être
Croisant d’autres eux-mêmes qu’ils n’avaient pas vus depuis un cycle de vie
Découvrant la multiplicité des vivants
Assurant la survie de leur peuple
Et repartant sans avoir prononcé un son
Sans un regard pour ceux qu’ils avaient rencontrés
Bouleversés au point que certains en perdaient la vie
Par peur ou confusion
A l’issue du pèlerinage annuel, les enterrés quittaient les ruines de Babel
Pour se réfugier chacun dans son puit
Au fond d’un gouffre fait d’isolement et de rancœur
De tristesse et mélancolie
Et commençaient à pleurer
Depuis des cavités dont l’écho se prolongeait jusqu’au ciel
Et attendaient que la nuit des temps passe
Se demandant qui ils étaient et ce qu’ils faisaient dans un monde qu’ils ne comprenaient pas et dont ils avaient peur
Regardant les étoiles la nuit passer loin au dessus d’eux dans un ciel qui avait la taille d’un œil ouvert avec frayeur sur des infinis sans explications
Jusqu’à ce qu’un jour, l’un des enterrés, reconnut une étoile rouge qui revenait chaque nuit pendant quelque temps avant de disparaitre puis revenait un an plus tard à nouveau et encore une année plus tard
Il finit par la nommer Alkmar puis psalmodia son nom
D’abord doucement et maladroitement
Puis de plus en plus vivement
Jusqu’à ce que le mot devienne un symbole
Qu’il résonne dans le silence d’une nuit quasiment éternelle
Et ne soit entendu par delà son puit
Par d’autres enterrés qui crurent qu’il s’agissait d’un signe, un symbole de la fin d’une attente, du début d’une nouvelle ère, qu’ils nommèrent instamment Alkmar
Et à laquelle ils associèrent celui qui avait pour la première fois reconnu son aura
Et pour ce faire rampèrent hors de leurs puits
Et se réunirent aux bords de la cavité qui contenait l’enterré chanteur
Ayant découvert l’étoile rouge et chanté son nom
Et le louèrent en grognant et bafouillant des sons qui ressemblaient à Alkmar
Ils se nommèrent ainsi Aldar, Albgar, Amkar, Abdam, Amam, Alsmam
Fils et filles d’Alkmar
Et de tous les autres à la fois
Riant du plaisir de s’entendre
Ensemble pour la première fois
Réunis par les chants d’Alkmar
Apprenant à vivre ensemble
Rire ensemble
Travailler ensemble
Et mourir ensemble
Et tous sortirent
Rampèrent et se réunirent toutes les nuits durant lesquelles l’étoile rouge passait au dessus de celui qui l’avait nommée Alkmar et était désigné ainsi
Et prirent l’habitude de se retrouver
Même lorsque l’astre rouge n’était pas là
Ils se félicitèrent de pouvoir se voir et s’entendre sans avoir peur
De se toucher
De se reconnaître
De se distinguer
Et de s’apprécier
Sans que la mort ne les surprenne
Et ils sourirent
Trop heureux de surmonter enfin la peur et la tristesse qui depuis une éternité perdait les enterrés dans une mélancolie sans nom et une tristesse à son image
Seul Alkmar resta dans sa cavité
Ne sortant qu’une fois par an pour rejoindre les siens dans les sous-sols de Babel tout en psalmodiant en murmurant le mot d’Alkmar dans un recueillement solennel entouré de milliers d’autres enterrés qui le vénéraient tel un demi dieu et se prosternaient à son passage
Et revenant ensuite dans son puit trop impatient d’attendre son étoile rouge que seul il avait vu mais dont tous avaient entendu le nom sans savoir de quoi ou qui il s’agissait
Les autres enterrés bientôt ne le furent plus
Apprenant à vivre à l’air libre
Se défaisant de leur aveuglement
S’ouvrant au monde qui s’épanouissait autour d’eux