Scene 3
L’auteur et le metteur en scène restent sur les chaises à gauche de la scène. Les autres s’installent dans le décor prévu pour la pièce initiale, soit un intérieur contemporain et bourgeois. Ils discutent et tergiversent.
LE SPECTATEUR – Bien, magnifique, c’est profondément stimulant. Alors, comment comptez-vous procéder ?
L’AVOCAT – Honnêtement ? Je n’en ai pas la moindre idée. Cette situation est pour le moins inédite.
L’ELECTRICIEN – Les données sont assez claires, néanmoins. Nous disposons d’environ la moitié du temps disponible – (à l’adresse du Temps) rassurez-vous, je n’ai pas l’intention de vous coupez en deux. Il reste à envisager quelque intrigue ou sujet à décortiquer ce soir. C’est une opportunité unique… demain, les choses redeviendront ce qu’elles ont toujours été. La difficulté réside dans le choix d’un sujet et surtout son montage. Il faudra improviser j’imagine, ce qui est en soi un problème. L’un d’entre vous aurait-il une idée, même vague, de ce que nous pourrions présenter ?
LE PREMIER ENFANT – Moi, j’ai une idée… pourquoi ne pas faire une fable sur Noël ?
LE DEUXIEME ENFANT – Oui, sur le Père Noël.
L’EPOUSE – Procédons avec méthode. L’auteur souhaitait parler de la violence qui est en chacun d’entre nous et des circonstances qui permettent en un moment particulier de nous laisser dominer par nos impulsions les plus profondes…
LE TEMPS – … et devenir des monstres sanguinaires. Non ! Cela n’ira pas ! Nous avons parlé pendant suffisamment de temps de cette histoire pour ne pas essayé de recréer quelque chose de vaguement similaire et naturellement moins intéressant ou innovant que ce qu’il a écrit.
Le metteur en scène murmure quelque chose à l’oreille de l’auteur tout en opinant du chef.
L’EPOUSE – Naturellement. Mais, nous pourrions reprendre la trame principale et oublier l’accessoire.
LE SPECTATEUR – Non. Je ne suis pas d’accord. Nous avons entendu tout ce qu’il y avait à entendre, le principal et l’accessoire. De surcroit, je n’ai pas envie de participer à du ressassé, du réchauffé. Si l’on va au principal, faudra-t-il reproduire dans ce décor la scène du viol ? Comment ferez-vous pour le fameux regard ? La main qui se porte sur la joue ? Et le reste ? Non ! Innovons. C’est le moment comme l’a dit l’avocat, le vrai.
LE PREMIER ENFANT – Le Père Noël. Pourquoi pas le Père Noël ? Ou alors quelque chose avec des animaux, comme au cinéma.
LE TROISIEME ENFANT – Un ours et des pingouins, surtout des pingouins.
LE DEUXIEME ENFANT – Comme la marche de l’empereur. Ils marchaient comme cela.
LE PREMIER ENFANT – Ils étaient trop mignons.
LE DEUXIEME ENFANT – J’ai adoré comme ils se passaient les œufs de l’un à l’autre.
LE TROISIEME ENFANT – Trop chou.
LE PREMIER ENFANT – Par contre, pas de phoques. J’ai détesté les phoques. Ils mangeaient ces pauvres pingouins.
LE DEUXIEME ENFANT – C’étaient pas des pingouins mais des manchots.
LE TROISIEME ENFANT – C’est la même chose.
LA VICTIME – J’essaie… une femme attend dans son appartement. On ne sait pas vraiment quoi. Elle est seule. Trop seule. Elle attend. Mais nul ne vient. Puis elle se lamente. Tous l’ont désertée. Elle parle de sa vie, des abandons dont elle a été la victime depuis sa naissance. Des trahisons. Finalement, elle écrit, sur une vieille machine à écrire. Elle écrit sans rémission. Pour ses enfants qui l’ont quittée avec leur père. Elle veut leur laisser un témoignage, une explication. Ce n’est pas une autobiographie mais un monologue. Un moyen terme entre un roman et un testament philosophique. Finalement, lorsqu’elle a achevé l’ouvrage, elle est satisfaite. Elle le laisse sur une table avec un mot pour ses enfants. Elle ouvre la fenêtre et se jette dans le vide. Puis, le courant d’air disperse quelques feuilles dans le public. Il n’y a rien écrit dessus. Ses enfants arrivent, découvrent l’intérieur, s’étonnent de ce qu’elle vivait dans un tel capharnaüm, laissent tout tel quel en disant qu’ils vont appeler Emmaüs pour vider tout le bazar, et s’en vont en disant quelque chose du style ‘même pas foutue de nous laisser quelque chose, pas un rond, pas un souvenir, rien. Complètement ringarde !’ … Alors ?
L’EPOUSE – Football et conséquences c’était plutôt dur et triste mais à coté de ça cela semblerait plutôt réjouissant.
LE SPECTATEUR – Effectivement. Nous avons parlé de quelque chose d’un peu plus gai. Dommage.
LE TEMPS (qui porte son bras sur l’épaule de la victime) – C’était très beau. Mais vraiment très triste. En plus, cela reproduit les vieux clichés. C’est toujours nous les femmes qui portons le malheur du monde. Pourtant c’était très courageux.
L’ELECTRICIEN – Pourquoi pas quelque chose porté sur l’actualité. Nous pourrions juger Bush ? Nous formerions un jury et l’un d’entre nous, (à l’adresse de l’avocat) toi par exemple, tiendrai son rôle. Chacun d’entre nous parlerait de qui lui parait le plus insoutenable – le fanatisme religieux, la guerre, la torture, l’irresponsabilité, l’argent du pétrole, etcetera – et lui se défendrait comme il pourrait. A la fin, le public jugerait. Pas mal non ?
L’AVOCAT – Pas mal, oui, si ce n’est que je ne pourrais pas jouer Bush ! Je ne saurais pas quoi dire pour sa défense.
L’EPOUSE (à l’adresse de l’électricien) – Tu es avocat à la ville, n’est-ce pas ? Alors, ce serait à toi de le défendre. Logique, non ?
L’ELECTRICIEN – Non, non, non !
LE SPECTATEUR – Là encore, et je vous prie de m’excuser, je ne suis pas sur que ce soit une très bonne idée. On parle de cela dans tous les journaux en permanence. Tout le monde est anti-Bush tout en continuant de s’empiffre d’hamburgers et consommer des séries américaines. Mais, plus encore, s’il y a un sujet qui poserait problème c’est bien la politique.
LE TEMPS – Pas d’accord ! Je rejoins votre conclusion mais pas votre raisonnement. La politique tout le monde s’en fout. On se battrait pour la religion mais pas pour la politique. Tout le monde se fiche éperdument de la politique et nul n’irait au théâtre pour suivre une pièce sur Bush ou qui que ce soit d’autre, n’en déplaise à Moore et compagnie. Il n’y a que les journalistes qui pensent que c’est un bon sujet. C’est tellement ressassé que parler de Bush aujourd’hui c’est comme parler de Chirac ou Mitterrand hier. C’est l’antiquité et tout le monde s’en fiche. Non. Autre chose !
L’EPOUSE – A mon tour. La pièce originale parlait de ce point de non-retour, ce moment où toute une vie ou des vies basculent. Cet instant particulier où l’avocat pose sa main sur la joue de sa future victime. L’échange de regard et le scénario qui bascule … pour toujours. Alors, pourquoi pas, je pense à voix haute, un diner ou quelque chose de similaire. Les uns et les autres discutent de choses banales, drôles ou moins drôles. Puis c’est le moment du dessert. On se lève, on discute, on va sur la terrasse, on s’assied sur le rebord de la fenêtre, et dans un moment d’inattention, une des personnes chute en arrière. (à l’adresse de la victime) Je reprends votre idée. (elle poursuit) La comédie légère devient un drame épouvantable. Tout a basculé – au sens premier et second du terme – en une fraction de seconde. Peu importe que la personne soit morte ou paraplégique. Tout est instantanément, mais pour l’éternité des temps qui restent à vivre, bouleversé. Il y aura un avant et un après.
LE SPECTATEUR – Un peu la même remarque que tout à l’heure. S’il faut imiter pourquoi ne pas simplement jouer la pièce de notre Auteur ? Il y a là trop de facteurs communs avec la pièce originale et en plus il n’y a qu’un seul élément moteur, le basculement – au sens premier et second du terme. Non. Il faut autre chose.
LE PREMIER ENFANT – Un conte de Noël avec des animaux !
LE TROISIEME ENFANT – Plein d’animaux !
LE DEUXIEME ENFANT – Et que tout se termine bien.
LE TEMPS – Si on reprenait la pièce originale en l’abrégeant et modifiant un peu les conclusions ? Par exemple, on pourrait garder la scène du viol avec le symbole de la victime, mais on n’irait pas jusqu’à l’assassinat. Les deux hommes se comporteraient de manière plus réaliste, c’est-à-dire qu’ils ne diraient rien ou nieraient tout de bout en bout. Par contre l’épouse se douterait de quelque chose et finalement dénicherait la victime en contactant les commissariats. L’avocat de mari se défendrait tant et plus, plaidant l’incident exceptionnel, l’intérêt familial, le statut à conserver et les enfants à éduquer mais elle ne plierait pas. Elle enverrait les deux au poste de police et récupérerait la victime chez elle pour la soigner.
L’AVOCAT – Non, non ! C’est tellement stéréotypé ! Presque hollywoodien.
LE TEMPS – Pardon ? Stéréotypé. N’importe quoi. Cela collerait beaucoup plus avec la réalité, croyez-moi !
L’EPOUSE – Je crains qu’il n’ait raison. Ce serait un peu téléguidé. De plus, je n’aime pas tellement l’idée de retravailler une pièce déjà écrite. Il faut respecter l’auteur.
LE TEMPS – Alors quoi ?
L’AVOCAT – Jouons quelque chose que nous connaissons bien : la vie d’acteurs de théâtre. Une scénette aimable. Quelque chose d’anecdotique.
L’EPOUSE – Bonne idée. Très bonne idée.
L’ELECTRICIEN – Par exemple, des acteurs revendiqueraient leur indépendance et prendraient le contrôle de la pièce réduisant le metteur en scène au silence et kidnappant les spectateurs. Les révoltés du Bounty, le retour !
LE TEMPS – C’est cela… A part cela tu n’as pas l’impression que cela ressemblerait à ce que nous faisons en ce moment ? Si ce n’est que je n’ai pas forcément l’impression que le public trouve fascinant l’idée d’être kidnappé. Déjà que les places sont chères si en plus on les mène en bourrique. Il faut trouver autre chose, quelque chose de tout à fait original.
LE PREMIER ENFANT – Mais on trouvé quelque chose. Le Père Noël et les animaux ! Vous ne nous écoutez même pas.
LE DEUXIEME ENFANT – Comme toujours !
LE TROISIEME ENFANT – Toujours la même chose !
LE SPECTATEUR – Et pourquoi pas !!! Inventons quelque chose sur le père Noël et les animaux. Facile. Il suffirait de distiller quelques histoires sympathiques, ironiques ou incisives et le tour serait joué.
LE TEMPS – Ringard ! Complètement ringard ! Pourquoi le Père Noël ? Machiste au possible.
L’EPOUSE – Parlons de la Mère Noël alors ! Nous avions effectivement parlé de quelque chose de plus gai. Mère Noël, ce serait amusant. Une comédie sur la femme du Père Noël. Ce serait intéressant, non ?
LE TEMPS – Pire ! Encore plus machiste que quelque chose sur le gros à la barbe blanche. On n’est quand même plus des bambins, non ?
LE SPECTATEUR – Cousin Noël ? Tonton Noël ?
L’AVOCAT – Noël tout cours. Cela se décline au féminin comme au masculin. C’est comme Camille, Daniel, ou Dominique.
LE TEMPS – Noël cela n’ira pas du tout. C’est un poncif totalement désuet. Pas de Noël, pas du tout.
LE METTEUR EN SCENE (se levant et s’approchant de la scène) – Si vous me permettez, n’utilisez pas le terme Noël. De nos jours, il est très difficile de parler de symboles religieux. Immédiatement et quoi que vous fassiez on hurlerait au parjure. Croyez en mon expérience. (Il se rassied).
L’EPOUSE – Je crains qu’il n’ait raison. Quoi que nous disions ce serait mal interprété. Les chrétiens crieraient au blasphème et invoqueraient la Vierge Marie en se battant le front sur le sol. Les juifs feraient de même en nous accusant de perpétuer les accusations selon lesquels ils ont assassinés Jésus. Quant aux musulmans ils se plaindraient de discrimination et comportement dédaigneux puisqu’ils ne figureraient pas dans la pièce.
LE TEMPS – Et les bouddhistes ? Ils diraient quoi les bouddhistes ?
LE SPECTATEUR – Non, définitivement non ! On ne peut pas jouer sur ce symbole. Nous ne vivons plus dans une époque de tolérance. On ne peut plus se moquer ou simplement parler de qui ou quoi que ce soit de sérieux. Appelons notre homme ou notre femme autrement.
L’AVOCAT – Rosemary !
L’EPOUSE – Pardon ?
L’ELECTRICIEN – Il a dit Rosemary.
L’EPOUSE – Et pourquoi ?
L’ELECTRICIEN – Je n’en sais rien.
L’AVOCAT – Simple réflexe. Mes parents étaient diplomates et nous nous déplacions tous les trois ou quatre ans. Lorsque j’avais sept ou huit ans nous vivions au Chili et j’ai rencontré une petite fille qui s’appelait Rosemary. J’en suis tombé profondément amoureux. Nous étions assis cote à cote à l’école internationale. Mais, nous sommes partis à la fin de l’année scolaire. Pour le Ghana. Je ne l’ai plus jamais revu. Je ne me rappelle même plus son nom de famille. Mais, ce dont je me souviens c’est que le dernier jour d’école, elle m’a pris à part et sous le grand arbre de la cour de récréation elle m’a embrassé sur la joie puis est partie en pleurant. Je n’ai jamais oublié.
LA VICTIME – C’est très touchant !
L’EPOUSE – Adorable.
LE TEMPS – Va pour Rosemary.
L’ELECTRICIEN – Et que va-t-il arriver à Rosemary ?
L’AVOCAT – Je te l’ai dit. Je ne l’ai plus jamais revue.
L’ELECTRICIEN – Je parlais de notre pièce ce soir. Que va-t-il arriver à Rosemary ?
LE TEMPS – On se débrouillera. Les enfants veulent des animaux. Après tout, les animaux sont souvent meilleurs que les hommes. Au moins, ils ne passent pas leur temps à s’assassiner… on improvisera. Chacun jouera un animal et puis voilà.
LE SPECTATEUR – Est-ce que je pourrais jouer Rosemary ? J’ai été un excellent Père Noël pour mes propres enfants. Je camouflais bien ma voix et aimais me déguiser…
L’EPOUSE – Je ne pense pas que ce soit un bon choix. Il faut une femme pour jouer un rôle de femme. Nous ne sommes pas au théâtre japonais. (à l’adresse de la victime) Je pense que ce rôle te revient. Tu étais silencieuse dans la pièce originale. Tu seras le rôle principal dans la notre.
L’AVOCAT – D’accord. C’est le meilleur choix imaginable. Elle était victime et jouet des hommes, elle sera parfaitement en charge de notre petite saynète et se jouera des uns comme des autres.
LE SPECTATEUR – Et les costumes ? Quid des costumes ?
LE TEMPS – Parce qu’il vous faut des costumes à vous ?
LE SPECTATEUR – Et bien oui ! Comment reconnaitre un pingouin s’il n’y a pas de costumes.
LE PREMIER ENFANT – Des costumes, oui, des costumes !
LE DEUXIEME ENFANT – Ce serait trop cool !
L’ELECTRICIEN – J’imagine qu’il serait très difficile de trouver des costumes à cette heure tardive. Je propose que l’on utilise le même principe que notre auteur : La symbolique. Rosemary qui représentera, quelque part, le Père Noël pourrait porter un serre-tête rouge. Quant aux animaux, quelque chose sur les cheveux ou sur les manches suffirait.
LE TEMPS – Et moi ? Dois-je continuer à me pavaner au milieu de la scène ou me joindre à vous ?
LE SPECTATEUR – Vous pourriez faire les deux. Votre rôle n’était pas conçu comme extrêmement prenant en réalité. N’est-ce pas ?
LE TEMPS – Dont acte. (elle se rapproche de l’avant-scène et se met au milieu). Mesdames et messieurs, nous sommes prêts. Tout commencera après l’entracte. Petits-fours, champagne, cotillons et tutti quanti – y compris les toilettes – au fond de la salle, nous devant pour préparer ce qui suivra.
L’ELECTRICIEN – (anxieux – regardant les autres) Juste une petite chose … je ne suis pas tout à fait sur de la manière dont les choses vont se dérouler. Par exemple, une toute petite, vraiment toute petite chose, quel rôle vais-je jouer ? que vais-je dire ? à quel moment ?
LE TEMPS – Tu as posé la question tout à l’heure et je t’ai répondu. Bonjour l’improvisation. Nous allons choisir notre personnage et pour le reste, au choix. A chacun de sortir un texte. On verra bien.