Chronique – 3


DE DIOGÈNE, DE JOHN CAGE, DU FLAMENCO ET DE MON RÉFRIGÉRATEUR  

Le temps et les distances sont des notions tout à fait relatives. Einstein l’a amplement démontré. Des centaines de mathématiciens l’ont suivi sur ce chemin. Pas besoin d’en dire beaucoup plus à ce sujet si ce n’est peut-être que mon isolement dans un réfrigérateur (pour celles ou ceux qui ne suivent pas, voir mes chroniques précédentes) déserté de ses habitants habituels m’a fait comprendre ce constat de manière particulièrement vive.

De fait, à mon réveil ce matin, je suis resté parfaitement silencieux dans mon logement de glace durant très exactement 4’ et 33’’ – merci John Cage – plus de temps qu’il n’en faut pour interpréter un concerto de renom.

Puis je suis sorti de ma torpeur et ma concentration lourde de sens et ai interprété un flamenco dont j’ai le secret sur le sol froid de la cuisine. Je me disais qu’après avoir tenté sans succès de m’inscrire dans la longue liste du patrimoine immatériel de l’UNESCO au titre de ma gastrophobie, il me restait cette possibilité-là, et croyez-moi, la goutte au nez et les joues roses, mon concerto sans musique interprété sur le pas du flamenco valait quelque chose et méritait le détour. Dommage qu’il n’y ait eu aucun témoin. Après coup, épuisé mais étincelant, je me suis senti ragaillardi, un autre humain, une autre existence, la première seconde du restant de mes jours.

Du coup, j’ai ressenti le besoin de discourir avec quelqu’un, partager mes émotions, me livrer sans état d’âme avec un ami, une bonne âme, un humain en bonne et due forme, avec des oreilles pour écouter et des yeux pour voir, pas besoin de bouche car je n’avais pas envie d’écouter qui que ce soit, une personne, un individu qui voudrait bien se consoler et me consoler après tant de désagréments et me suis précipité hors du réfrigérateur et sur mon balcon pour déclamer un poème, chanter, crier à l’injustice, mon indignation, ma colère contre toutes celles et tous ceux qui m’ont rendu la vie tellement impossible.

J’en avais il est vrai gros sur la pomme de terre et souhaitais exercer mon devoir d’indignation à l’encontre de tant de gens, les salades, les fruits, les yaourts surtout, les confitures, et aussi les réfrigérateurs et les tas de pierres.

Mais, en sortant sur le balcon givré et humide, et m’apprêtant à ouvrir mes lèvres pour laisser des paroles sortir, j’ai vu un humble clochard m’adresser la parole et me dire : « Ôte-toi de mon soleil » ce qui m’a totalement surpris et laissé de marbre. Le vieillard était en haillon et trainait une vieille jarre derrière lui. J’ai regardé le ciel et n’ai rien vu, pas un rayon de soleil et pas de nuage non plus juste un manteau gris uniforme typique de Genève en cette période de l’année.

Nous avons alors initié une vague conversation qui s’est rapidement focalisée sur l’état respectif de nos estomacs. Vous aurez noté en effet que ce matin mon estomac parfaitement vide en raison des difficultés rencontrées les jours précédents et qui ont été si bien décrites dans les chroniques précédentes (merci de noter qu’il s’agit ici d’une publicité clandestine irrecevable au titre de la circulaire jhtsa/786&5&78 lettres j) et k)).

Le vieil homme, après avoir écouté mon histoire invraisemblable de salades en révoltes, a proposé d’échanger sa jarre avec mon réfrigérateur, proposition que j’ai acceptée sur le champ pour des raisons qui n’ont pas besoin d’être explicitées d’avantage.

Après avoir procédé à l’échange salutaire, je lui ai demandé si je pouvais lui être encore d’une quelconque utilité ce à quoi il a répondu que tant qu’on y était « autant manger quelque chose ».

Je lui ai demandé quoi en premier, le contenu de la jarre ou le vide du réfrigérateur, et il m’a répondu, « t’occupes, je m’en occupe », ce qui m’a laissé complètement amorphe et muet.

Venant d’un pays lointain il a fait griller quelques crickets, phasmes et grillons qu’il avait sur lui et dont il avait lu sur un article prétendument scientifique qu’ils étaient fort vitaminés et particulièrement bénéfiques pour la santé. Je n’ai pas osé contester ce fait, internet ayant toujours raison vous le savez bien!

Je me suis donc retrouvé quelques minutes plus tard avec sur les genoux une assiette pleine d’une variété d’individus biens croustillants pour certains, très visqueux et mous pour d’autres. Il a tout dévoré d’une traite. Je n’ai pas osé dire quoi que ce soit, portant sur et en moi le fardeau d’une civilisation de colonisateurs et l’ai donc suivi dans cette rapide dégustation.

Il m’aura fallu 4’44’’ – je vous laisse déterminer pourquoi puisque moi je n’en sais rien – et retour à un point de départ quelconque pour terminer ce délicieux plat, foi de montre à balancier automatique, mais en réalité une éternité, des minutes qui valaient des siècles, des secondes qui mesuraient trois galaxies de long et cinq nébuleuses de large. Chaque petit et mignon insecte bien dégoulinant de graisse rance m’a couté plus d’efforts que deux ou trois marathons consécutifs. J’ai adoré les croquants et lorsque ceux-ci ont fini par être ingurgités, les mollassons ont représenté une épreuve parfaitement impossible à surmonter pour quelqu’un qui s’évanouit devant une huitre.

Me voyant souffrir ainsi, mais avec le sourire forcé de celui qui joue au plus fin, mon interlocuteur du jour m’a rappelé que je faisais partie d’un peuple qui mangeait des escargots et des grenouilles et que cela n’avait rebuté personne, pas plus l’UNESCO que qui que ce soit, et que l’ONU considérait que dans les insectes se trouvait l’une des réponses à la crise alimentaire mondiale. Je n’ai plus rien dit et avec toute la honte renfermée que mon être comprenait, j’ai avalé tout ce qui restait d’incestes visqueux suintant la mauvaise huile ainsi que le bon reste de dignité qu’il me restait encore.

Par suite, il m’a tapé sur l’épaule d’un geste bien masculin, s’est retiré pour faire une sieste dans le parc avoisinant et m’a laissé à ma mauvaise conscience et mon indigestion naissante.

Les pauvres insectes naviguent maintenant quelque part vers le Rhône et moi je finis d’écrire ces lignes avant de dormir un siècle, j’en aurais besoin. La morale de cette histoire est, d’abord, que les insectes ont une influence certaine sur la relativité du temps au même titre que le sentiment de culpabilité des niaiseux de mon style et, ensuite, que si quelqu’un sonne à votre porte pour vous emprunter votre réfrigérateur donnez-le lui mais assurez-vous qu’il parte avec sans autre forme de procès.

N’ayant rien compris à ce qui m’arrivait, je suis rentré dans mon appartement non sans avoir minutieusement fermé la porte-fenêtre, et me suis plains auprès du premier compagnon qu’il m’ait été donné de rencontrer, un vieil extincteur.

§49

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