Chronique – 27


De l’existentialisme, de Piero della Francesca, du grille-pain et de la fuite des héros de Copenhage à Bangkok, ou inversement

J’aurais dû m’en douter. Il était évident qu’après les évènements d’hier des sentiments profonds resurgiraient, que des lames de fond, des tendances lourdes, des structures de pensées enfouies aux profondeurs les plus sournoises et inaccessibles de nos inconscients se mettraient en branle et que nous finirions par en payer des conséquences très lourdes C’est de fait ce qui s’est passé.

Notre grille-pain kierkegaardien que nous avons découvert tel dans cette belle ville de Copenhague avec ses marchés flottants, ses temples dorés, ses bouddhas debouts, assis ou couchés, ses fleurs, sa tendresse et sa chaleur, s’est senti de plus en plus mal au fur et à mesure que le soleil montait sa divine auréole au firmament.

Vers midi, 12 minutes et 12 secondes, selon l’heure affichée sur mon téléphone portable que nous consultons dix mille fois par jour pour trouver ce que nous connaissons déjà, chercher ce que nous avons déjà trouvé et omettre ce qui aurait pu être découvert, tout en nous extasiant sur des milliers de détails aussi intéressants que l’œil droit du lézard vert qui a marché sur la terrasse de notre abri ce matin, notre ami s’est mis à trembler et grommeler quelque chose dont la signification nous a échappé sur le moment.

Comme il l’a répété plusieurs fois l’extincteur a fini par lui demander de répéter mais cette fois-ci de manière intelligible surtout pour le Yéti anarchiste qui n’en n’est qu’au balbutiement de son apprentissage du danois qu’il apprend en même temps que le français, l’anglais et le réfrigérateurien.

Le grille-pain l’a regardé avec ce regard vitreux que l’on découvre chez toute personne un peu dépressive et a dit à peu près ceci : «qu’ai-je fait de ma vie ? Je sais que je serai hors d’usage dans une petite année, deux jours après l’expiration de ma garantie, c’est inscrit dans mes gênes, et alors, quand le moment sera venu de rendre compte au grand Suprême des Dieux je lui dirai quoi, moi, le grille-pain attardé, lecteur et assidu de philosophie, hein ? que j’ai passé ma vie à dormir, débranché, ou griller tout ce qui passait à proximité, branché. Depuis quelque temps je suis toujours connecté et là ne fais que rendre la vie totalement impossible pour celles ou ceux qui passent dans mes tenailles. Sans même les écouter, les regarder, je les grille, les noircis, les vilipende, les critiques de mes grilles très efficaces. Mais, vous mes amis, vous le savez bien, je n’accomplis rien, je ne fais rien, la face du monde ne sera pas changée après mon départ, je n’aurais même pas été ce morceau de sable qui empêcherait les rouages d’une société plus injuste que jamais à continuer d’écraser tout ce qu’elle peut toucher, je n’aurais été qu’une petite roue crénelée bien gentille proprette et diligente faisant tout ce qu’on lui demandait de faire et comme j’ai été dessiné par un certain designer de renom me voici propulsé avec mon ambition au-dessus de tout. Je suis grisé, je l’étais et le demeure, de par ma marque et mon statut mais à l’instant de l’expiration de ma garantie que et qui serais-je, voulez-vous me le dire ? Moi je le sais, un paquet de ferraille tout juste bon à jeter à la ferraille pour être broyé par une autre machine ou brûlé et refondu dans une autre appareil tout aussi malléable et inutile que moi. »

Il s’est tu et s’est enfermé dans un silence mémorable non sans avoir pris le soin de se débrancher auparavant. L’extincteur, le plus sociable de nous tous et Maria, la plus sensible, se sont penchés sur lui et l’ont réconforté : « Soyons francs, nous sommes tous au même point, nous sommes tous des rouages ou des grains de sable sans intérêt mais nous essayons de bouger et faire quelque chose, chacun à sa manière. Le fait que tu sois si concerné par ces problèmes provient probablement de tes lectures, de ton ami Kierkegaard et de l’atmosphère particulière de Copenhague avec ses canaux, ses constructions multiples, ses temples et sa chaleur exquise. Tout cela nous bouleverse toutes et tous, ne t’inquiètes pas. Se poser des questions et refuser d’avaler tout ce qu’on nous demander d’avaler, rejeter les couleuvres qui s’échinent à trouver le chemin vers nos bouches pourtant fermées, est louable, profondément louable. Tu es certainement le plus remarquablement ouvert sur le monde que l’on pourrait imaginer. Ressaisis-toi ! Admire le monde tel qu’il est, profite de ce qui est et bats toi avec nous pour que les choses ne soient pas ou plus tout à fait la même chose après qu’avant et faisons cela en bons copains que nous sommes. Rappelle-toi Brassens ».

Cela a ramené un peu de couleurs sur les joues vert pomme de notre ami. De son côté, le Yéti anarchiste à qui les pingouins aux lunettes roses venaient d’expliquer à leur manière la situation, c’est-à-dire en disant que le grille-pain était fichu et que de toutes les manières il n’avait jamais rien fait pour les poissons ni rien dit sur Piero della Francesca, a réagi de manière habituelle en hurlant « Révolution, Révolution, abattons les murs, détruisons les Bastilles, fichons dehors les bâtards fascistes qui nous gouvernent, brûlons les hyper riches et puissants… »

C’est moi qui l’ai fait taire mais un peu trop tard puisque tant l’extincteur que le grille-pain se sont mis à réagir brusquement en entendant le mot « brûler », mais pour des raisons opposées. Le premier s’est mis en branle fier de son utilité et demandant où s’était produit l’incendie. Le second s’est enfoncé dans une dépression encore plus profonde en insinuant que décidément brûler et griller étaient les seules possibilités d’avenir qui lui étaient proposées et que rien ne lui serait épargné, pas même cela.

Maria a haussé le ton et dit solennellement : « Très bien puisqu’il en est ainsi nous allons quitter cette belle et chaleureuse ville de Copenhague qui nous a plongé dans une profonde dépression. Nous filerons à Bangkok dès ce soir. Tant pis pour le froid et la nuit éternelle, cela au moins nous permettra de laisser la chaleur derrière nous. Nous aurons quitté l’Union Européenne et serons loin des poursuites de toutes sortes. Nous reconstruirons notre vie là-bas. Et toi le Yéti à la grande bouche il est temps de te taire. Puisque tu voulais donner la moitié d’une fortune dont tu ne disposes pas du moindre premier centime et bien c’est là-bas que tu te remueras pour trouver de l’argent et le donner à qui en aura besoin. »

Eh bien voilà, pas d’autres solutions ! Quand Maria a parlé tout le monde se tait et sourit. C’est commun et banal mais tellement vrai. Elle est notre gourou, notre guide et moi son humble adorateur. Demain nous partirons. Le grille-pain s’est calmé et le Yéti a murmuré quelque chose aux pingouins qui ont répondu «Arezzo».
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