De Kiergkegaard, d’Ishigure, de mes projets et du regard de Maria
Nous faisons face à la rizière et le temps s’écoule lentement ce qui contraste singulièrement avec les évènements de ces dernières semaines. Nous sommes entrés dans une bulle de temps dans laquelle ce dernier semble enfin reprendre un cours et un débit normal après des semaines épuisantes à courir après toutes sortes de priorités, urgences, pressions, fuites en avant, discussions stériles, tels ces dormeurs qui cherchent dans leurs rêves à atteindre quelque cible s’effaçant au fur et à mesure de leur difficile progression. Nous étions des jouets d’Ishigure pour autant que cette comparaison s’applique sans être emphatique.
Il reste que nous sommes dans ce petit endroit retiré du monde à l’autre extrémité de l’île de Vienne et sentons enfin les secondes et les minutes perdre leur appétit frénétique et se comporter en cartographes appropriés, adéquats et minutieux de nos vies, rien de moins mais rien de plus.
Nos amis ont répondu à Maria qui souhaitait savoir comment ils pourraient envisager un séjour de longue durée au bord de la Mer d’Autriche, dans cette spirale tropicale lourde et chaude, au milieu des rizières, des orchidées, des temples et des sourires.
Après le Yéti, le les pingouins et l’extincteur, les regards se sont tournés vers moi en attente de ma raison. Celui de Maria s’est posé avec douceur mais profondeur dans mon esprit pénétrant par le seuil de mes yeux et plongeant dans les racines de mon être.
Je sais qu’elle lit en moi comme dans un livre ouvert. La réciproque est naturellement totalement inenvisageable dans la mesure où mon regard ne parvient qu’avec des efforts considérables à se poser sur ledit seuil et ensuite s’évapore avec la rapidité d’une étoile filante. Les choses sont ainsi faites dans ce monde incompréhensible qui ne peut concevoir que l’iniquité.
J’ai soupiré, non pas d’aise mais de faux-semblants, et me suis mis à réciter une réponse banale, maladroite, décousue, indiquant pêle-mêle que si les circonstances s’y prêtaient si d’aventure le champs des possibles se trouvaient non pas sous les pavés mais dans les rizières, si l’avenir était ici plutôt que là-bas, a-vau-l ‘eau ou pas, dans cet univers et pas dans un autre, si la réalité était telle que nous la vivions et pas différemment, si le monde était tel que nous le ressentions et que réellement il y avait un yéti, un grille-pain, un extincteur, des pingouins, un réfrigérateur, une autruche, et Maria, si moi j’étais bien parmi eux, et eux avec moi, si tout cela n’était pas un rêve, un effet de mon imagination, ou un prélude romanesque et bien, dans un tel cas, pour peu que les choses s’y prêtent, que cela ne soit pas inconvenant, insoutenable ou impossible, l’idée de pouvoir essayer de rompre les peurs et frayeurs, les miennes, et me rapprocher des yeux de Maria, lui parler plus amplement et librement, vivre près d’elle, simplement, pas autrement, serait pour moi plus limpide qu’une eau de source et frais qu’une goutte de glacier, puis je me suis tu et tel un gamin timide et parfaitement ridicule j’ai enfoncé les mains dans mes poches et ai lancé mon regard vers les rizières environnantes me disant que si un gouffre s’ouvrait sous mes pieds se serait aussi bien.
Le grille-pain m’a regardé avec une forme de jalousie teintée d’amusement puis a feuilleté avec énergie les pages de son manuel Kierkegaardien à la recherche d’une réponse appropriée. Le Yéti a été pris d’une nouvelle crise de fou-rires mais s’en est tenu à quelques hoquets seulement sentant bien le regard de Maria sur lui.
Puis Maria a conclu la discussion en disant simplement, très bien, très bien, je crois que tout est dit, n’est-ce pas? L’autruche volante, flottante et trébuchante a nié ce point et suggéré que Maria parle à son tour. Je n’ai rien dit de plus et me suis contenté de regarder les étoiles invisibles en journée et me suis dit que décidément le temps ferait peut-être mieux de s’écouler plus rapidement. Après tout…