De la méthodologie pour aller d’un point A à un point B
Toute démarche humaine implique, me semble-t-il, de s’engager dans une réflexion sur trois interrogations particulières : d’où venons-nous, où allons-nous et comment irons-nous du premier au deuxième point.
Notre petit groupe est interloqué et en pleine confusion à cet égard.
Nous savons que nous devons partir de notre petite rizière proche de la belle et bonne île de Vienne. Nous savons comment le faire, du moins en théorie, c’est-à-dire en nous déguisant en membres de l’équipe fictive de curling de Papouasie Nouvelle-Guinée.
Nous avons donc rempli le troisième terme de l’équation d’autant qu’un chalutier au départ du port de Vienne est prêt à nous embarquer, son capitaine étant sportif de salon invétéré et amusé par la composition de notre équipe, un grille-pain, un réfrigérateur, un extincteur, trois pingouins, une autruche volante et deux humains, cela ne s’invente pas, nous a-t-il dit hilare avant que nous ne montions à bord. Par contre, les deux premiers termes restent parfaitement flous.
D’où venons-nous ?
De l’île de Vienne serez-vous tentés de répondre mais nous savons depuis peu que tel n’est peut-être pas le cas, que peut-être l’assertion selon laquelle les contours de la réalité sont flous, que celle-ci évolue au gré des circonstances, que coexistent au moins dix dimensions dont seules trois ou quatre sont palpables, que toutes les réalités imaginables cohabitent à chaque instant, n’est pas forcément fondée. Vienne n’est pas forcément une île et d’ailleurs que nous importe ? Et pourquoi serions-nous tant intéressés par notre point de départ. On se fiche éperdument de Vienne, qu’elle soit sur le Danube ou sous les tropiques, qu’est-ce- que cela peut nous faire ? a dit avec un aplomb assez surprenant le réfrigérateur pressé d’agir car l’action est inscrit dans ses gênes pneumatiques, électriques et chimiques.
Ceci pourrait être étendu à la deuxième interrogation, pourquoi insistons-nous tant pour aller à Bangkok ? Nous ne cessons de nous référer à cela mais avons perdu le fil de l’histoire et ne savons plus pourquoi nous devrions aller dans cette lointaine, ou pas si lointaine que cela, ville sous les tropiques.
Ce qui paraît à peu près clair est qu’il fut un temps nous étions en Suisse et vivions tranquillement dans un appartement dont le seul défaut est qu’il s’étendait lentement et tranquillement sans crier garde et que ses occupants augmentaient en nombre au gré des circonstances. Nous avons quitté un matin ce doux cocon parce que si ma mémoire est bonne on nous accusait d’être lié peu ou prou à Wikileaks et d’avoir diffusé des informations non fondées sur les baleines, les autruches et dieu sait quoi. Ceci est le passé, le reste ne suit pas les contours du temps. Vienne ? Bangkok ? Des inconnues au bataillon, des interrogations au titre de la causalité, des murs qui s’éloignent au fur et à mesure qu’on s’y approche.
Eh bien, a proposé le grille-pain existentialiste et passablement déprimé notamment depuis que je me suis rapproché de Maria, si tout ceci nous pose tant de problèmes, prenons les choses autrement. Disons que nous venons de Genève, ce qui n’est pas forcément faux, nous y étions il y a un temps certain mais éloigné dans le passé, et que nous nous dirigeons vers une ville autre que Bangkok. Si nous avons oublié pourquoi nous devions aller dans cette dernière ville nous pourrions tout aussi bien nous diriger ailleurs.
Le Yéti a saisi l’occasion qui lui était ainsi présentée et a suggéré que nous allions porter assistance aux peuples qui de par le monde souffraient sous une chape de béton totalitariste et n’aspiraient qu’au plaisir de se frayer un chemin sur le chemin des libertés et des possibles. Nous constituerions ainsi selon lui le bras de la révolution.
Les trois pingouins ont exprimé leur désaccord absolu réitérant leur souhait de se diriger vers Arezzo et déclarer l’indépendance de la chapelle de Piero Della Francesca, ce qui en soit constituait déjà une assertion révolutionnaire.
L’autruche volante, flottante et trébuchante a souhaité s’exprimer mais conscient que ses propos seraient inintelligibles, le Yéti l’a interrompu ce qui lui a attiré les foudres de Maria, arguant que chacun devait avoir le droit de s’exprimer et que nul n’avait le monopole de la parole et de la vérité.
Notre amie a alors déclaré qu’importent les feuilles sur les arbres et l’eau de la rivière, l’essentiel est dans le vent, les oiseaux volent, l’air est partout est impalpable mais nécessaire, ce qui se voit ne l’est pas forcément, donc visons l’invisible, disparaissons, retirons nous.
Nous n’avons rien compris, mais au moins nous l’avons écouté, ce qui était important et répondait au souhait impérieux de Maria.
Par suite, la discussion a continué en boucles, nul ne sachant où les pas devaient nous porter, ou, plus précisément, proposait une autre alternative.
J’ai proposé de recueillir les diverses propositions sur un bout de papier et ai noté : Tunis, Arezzo, Copenhague, Bangkok, Port Moresby, Genève, et naturellement Erewhon. Nous en étions là de nos discussions lorsque nous avons ressenti une forte vibration et avons réalisé que le navire venait de quitter le port de Vienne ou ailleurs.
C’est alors que l’extincteur s’est exprimé pour commencer, peut-être, serait-il utile de demander où ce navire va. Ce serait une première étape dans notre réflexion, non ?
Il n’a pas tort. Peut-être devrions-nous commencer par cela. J’irai donc demander au capitaine où nous nous dirigeons. Ensuite nous aviserons.
Les choses sont donc un peu plus claires : nous savons qu’il y a longtemps nous étions à Genève et que nous nous dirigeons vers un ailleurs encore inconnu mais pas pour longtemps et ce en bateau. C’est un début ! Le reste? nous verrons bien, il y a un temps pour tout.
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