Des propos entendus sur la réincarnation, de Rees et Hawking, des molécules d’air respirées par Piero della Francesca, et du devenir du grille-pain existentialiste et du réfrigérateur colérique
Les choses ont repris leur cours, sinueux et alambiqué certes mais en mouvement. Rien de pire que la stagnation, l’arrêt ou la pause qui progressivement projette tout être en dehors du train de la vie.
Nous étions, vous vous en souvenez peut-être, ou peut-être pas, mais cela ne fait rien, je n’en prends pas ombrage car moi-même je m’y perds souvent, sur une plage désertique au milieu de nulle part mais avec une route à proximité la longeant et un désert de l’autre côté. Les trois pingouins amateurs de Piero della Francesca nous ont installé une sorte de nid pas très douillet au milieu d’un squelette de baleine qui traînait par là pour une raison qui m’échappe ce qui a permis à chacun et chacune de se remettre de ses émotions.
Le grand problème de ce jour a été le réveil de nos amis grille-pain existentialiste et réfrigérateur colérique réincarnés suites aux explosions des jours précédents en, respectivement, radiateur jaune et machine à gaz rondouillarde. Nous étions dans l’expectative, ne savions pas si nous allions retrouver leur esprit initial dans des corps nouveaux ou des âmes neuves dans des circuits transformés.
N’étant pas grand spécialiste de la réincarnation, un athée l’étant rarement, je me suis placé en retrait et ai laissé les experts s’exprimer notamment l’extincteur fort sage qui a supposé que nos deux amis conserveraient quelques souvenirs de leur existence ancienne mais à l’état de relique harmonieuse et abstraite tandis que les pingouins ont fait remarquer qu’étant eux-mêmes l’une des facettes de Piero réincarnés en pingouins il leur arrivait de se rappeler des détails pittoresques de la vie de leur maître et ascendant direct.
Le Yéti anarchiste de par son origine himalayenne, ayant vécu sur le toit du monde à proximité des êtres célestes s’il en est les a fait taire et s’est exprimé de la manière suivante : « le propre de la réincarnation est d’être différente au cas par cas. Le Grand Yéti Bleu faisait toujours remarquer que nous charrions en nous les espérances des générations passées et futures mais ne nous souvenions pas forcément les détails de celles-ci ni de leurs supports. D’ailleurs nous sommes en communion avec le monde et étant constitués d’atomes par milliards, nous sommes constitués au sens premier du terme des blocs infimes ayant constitué les objets, sujets, corps ou masses de tout ce qui nous a précédé. Dans nos poumons passent des molécules d’oxygène qui sont passés dans les poumons de Piero della Francesca. En ce sens, nous humons le monde tel qu’il est et tel qu’il a été dans toutes les phases de ses existences passées et à venir et quelles que puissent être le nombre de dimensions que Rees ou Hawkins s’amusent à déchiffrer. »
Les pingouins s’apprêtaient à lancer une vertèbre de baleine sur la face du Yéti lorsque Maria leur a enjoint de se taire nos deux amis endormis donnant des signes de réveil.
Nous nous sommes précipités enthousiastes tels des parents multiples se réjouissant de la naissance d’une nouvelle progéniture et avons regardé les deux êtres projeter dans l’air marin leurs premiers mots.
Le radiateur jaune, issu du charmant grille-pain existentialiste et kierkegaardien s’est exprimé le premier en murmurant : « le monde est beau. Le soleil luit dans le ciel et la moindre parcelle de vie recèle en elle une parcelle de beauté. Le grain de sable, l’os de baleine, la plaque de béton, les vis d’un mécanisme, le cheveu de Maria, le bouton de manchette du pingouin, le sonnet de l’autruche volante, flottante et trébuchante et même le grain de peau du narrateur sans nom sont beaux et représentent un tout. » Il s’est tu en souriant. J’étais sidéré. Comment un existentialiste ténébreux et dépressif pouvait-il prononcer de tels mots ? Le radiateur se reposait et je l’ai admiré, une sorte de plissement des rainures du coté, par rides et ondulation, un mouvement quantique en quelque sorte, se propageant jusqu’à la base électrique et s’exprimant en l’air par un jet de chaleur. Maria a souri et commenté que nous avions gagné parmi nous un photographe de l’infiniment petit et que ceci serait une grande valeur ajoutée à notre groupe multiforme.
Puis, avant qu’elle n’ait pu finir ses propos, la machine à gaz s’est elle aussi exprimée mais avec force et conviction : « C’est exact, chaque élément du groupe doit éprouver une forme de satisfaction pour que la société dans son ensemble puisse avancer vers l’épanouissement. Chacun doit trouver sa place et une parcelle de bonheur. Lorsque je serais élu, et je ne doute pas un instant que vous ne m’accordiez vos suffrages, je ferai en sorte que chacun d’entre vous, quelle que soit sa taille, ses souhaits, ses rêves ou exigences, trouve dans les actes de mon gouvernement un sujet de satisfaction. Ensemble nous serons forts, isolés nous ne serons pas. Les excès et mensonges des gouvernements passés seront combattus et sur le lit de leur infamie nous bâtirons une société meilleure. »
Maria n’a rien dit mais j’ai dit ce que tout le monde pensait probablement tout bas, à savoir que nous avions perdu un être colérique et impulsif et gagné un politicien opportuniste. Le Yéti a souligné que la politique devait être anarchique ou pas et que c’est ce qu’il imposerait lorsqu’il serait nommé Pape, une bonne vieille rengaine qui ne nous fait même plus sourire. La machine à gaz opportuniste a surenchéri en commentant nos propos : « Chers amis, je vous ai compris, je vais de ce pas créer un nouveau mouvement, le COUAC, la confédération Opportuniste et Utopique des Anarchiste Contemplatifs dont je suis honoré et heureux que vous ayez le courage de me confier sa présidence dans ces moments difficiles. Je compte sur vous. Je suis des vôtres et guiderai vos pas vers un futur radieux. »
Radieux ou pas le futur est devant nous, et notant ce fait prodigieusement novateur j’ai suggéré aux uns et aux autres de prendre leurs affaires de commencer notre longue marche sur la route en bitume. Ayant à opter entre la droite ou la gauche, j’ai choisi cette dernière car elle semblait délinéer la voie la plus ombragée. A demain pour un lever de soleil plein d’espoir…