Chronique 55
De rien, malheureusement
Il n’y a jamais de fausses vérités, seulement de vrais mensonges.
Je ne sais pas qui a dit ceci, je n’ai pas bonne mémoire, je suis depuis si longtemps en marge de la réalité avec mon groupe d’amis improbables, un extincteur fort sage, un Yéti anarchiste, trois pingouins amateurs de Piero Della Francesca, une autruche volante, flottante et trébuchante, Maria au regard intense et depuis peu un radiateur jaune artiste multiforme et une machine à gaz rondouillarde et politicienne, que j’aie perdu cette vertu qui autrefois était la mienne de me souvenir du nom des auteurs des livres que je lisais, du titre de leurs œuvres ou compositions, de la teneur de leurs propos… j’ai perdu cette faculté et ne le regrette pas tant que cela, après tout le travail d’un artiste ne lui appartient pas, il l’a reçu en gage et il doit le transmettre intensément, sans jamais s’arrêter, se reposer, se plaindre ou gémir, il doit le passer à celles ou ceux, peu importe qui, combien ou comment, qui un jour demain ou dans mille ans l’apprécieront, preuve peut-être que le vivant qu’il représente n’a pas été que mort et destruction.
Je dis ceci car dans notre démarche lente et persévérante, à peine freinée par les arrêts minutieux et incessants du radiateur photographe et les discours rébarbatifs de la machine à gaz rondouillarde soit disant présidente d’un groupement politique, nous avons pénétré une zone grise et sans âme, un village triste et poussiéreux, des murs détruits, des caisses renversées, des lits défaits, des tâches de sang, le rouge de la vie et celui de la mort, des fenêtre arrachés, des vêtements déchirés et depuis longtemps abandonnés ici et là, des traces d’objets ou sujets que l’on a déplacés avec fracas et brutalité, des pieux, bouteilles, pelles, outils laissés là sans que quiconque ne se soit souciés de jamais venir les rechercher, par peur, indifférence ou oubli, des toits défoncés, des portes éventrées, des tâches sombres, des tâches claires, des tâches rouges, si rouges, si tristes.
Nous avons marché lentement entre des bâtisses sans âme, dont l’histoire s’est perdue avec le vent et les palissades qui anciennement devaient garder des troupeaux, et avons regardé chaque objet dans sa parfaite inutilité et dérisoire présence, en négatif, l’empreinte d’une vie paisible qui a été mais n’est plus, de vies enchevêtrées et maintenant probablement détruites, de rires perdus à jamais, de cris de joie ou de cauchemars, des aboiements oubliés, des sons… des sons qui ne sont plus.
Car il y a une sorte de respect des éléments dans ce village oublié, dévasté et détruit, même le vent s’y glisse sans jamais le flétrir par le début d’un murmure, seuls les objets, empreintes d’un passé à jamais enfui et enfoui, semble parler à celui qui le contemple… et nous le contemplons, nous pauvres marionnettes d’un marionnettiste qui a oublié ses poupées et s’en est allé ailleurs, les a laissées sur le carreau, dans le sable et les cendres, dans la poussière et le sang, aux agissements directs de vivants sauvages mais ni humains ni bestiaux simplement primaires à peine primates, et indirects de forces beaucoup plus sombres, agitées par la seule volonté de puissance mariée à l’appétit de luxe, d’argent, de supériorité et d’arrogance, manipulées au loin par des humains qui ont oublié les conséquences de leurs actes, ou ne les ont pas oubliées mais s’en fichent, éperdument, peut-être parce qu’ils savent que la mort nous saisis tous et toutes, les meilleurs comme les pires, aujourd’hui, demain, dans dix ans ou dans cinquante, peu importe, une faucheuse qui finit par nous trouver toutes et tous, et nous jeter à droite ou à gauche comme un pauvre fichu grain de blé jamais oublié, et craquant sous la dent de celle-ci, et ils savent qu’ils ne craignent rien car tous les vénèrent et les craignent, et finissent même par les respecter et les féliciter pour leur gracieuse philanthropie, lettres de créances qu’ils soumettront à qui de droit, au cas où, et probablement à personne, cela ils le savent et se réconfortent dans leurs sommeils sans rêves.
Nous avons marché ainsi, hagards, sans plus d’espoir, Maria et moi pleurant pour les êtres humains, nos amis pleurant pour nous et pour la signification que la vie perd ainsi chaque jour, partout, ici comme ailleurs, morceau par morceau, brique par brique, pleur par pleur, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien.
Nous nous sommes assis en rond au milieu de ce qui fut la place principale du village et n’avons rien dit, pas un mot, pas un cri, pas un sourire, pas une larme, juste un grand silence, par respect pour celles et ceux qui ne sont plus et pour ce semblant d’âme, d’esprit et d’humanité qui chaque jour disparaît de ce monde.
Les vrais mensonges sont ceux qui veulent nous faire croire qu’un jour ceci finira et qu’humains nous redeviendrons.
Pour l’heure, je préfère être parmi les miens, un extincteur fort sage, une autruche volante, flottante et trébuchante, une machine à gaz rondouillarde, trois pingouins aux lunettes roses, Maria au regard si frais et aux cheveux si beaux et bouclés, et au radiateur jaune, artiste improbable qui dans la douceur de ce jour frais et malheureux a peiné à prendre plus d’une photo que je vous laisse en héritage.