De cette terrible incertitude, de la raison et des sentiments, de la vérité et du soleil qui glisse sur la paroi opaque du ciel
Je vous ai parlé à profusion dans ces chroniques de nos lentes et longues déambulations, je vous ai décrit mes amis et moi-même perdus dans un monde que nous comprenons avec peine, j’ai esquissé les peurs, passions ou rêves enfouis en chacun d’entre nous, j’ai évoqué les personnalités respectives du Yéti anarchiste, du réfrigérateur colérique devenu machine à gaz à tendance politicienne, du grille-pain existentialiste transformé en radiateur jaune artiste multiforme, des trois pingouins à lunettes roses passionnés par la vie et l’œuvre de Piero della Francesca, de l’autruche volante, flottante et trébuchante, de l’extincteur fort sage et de Maria au regard profond, l’intelligence précise et cartésienne, sensible, fine, perspicace et d’une grande humanité, je vous ai conté nos pérégrinations occidentales à Copenhague, puis Vienne, en Mer d’Autriche et orientales sur la belle et grande île de Vienne, j’ai salué notre décision de faire fi de notre point de départ estimé et celui d’arrivée envisagé pour errer de par le monde, j’ai décrit avec autant de minutie que la pudeur le permettait les contrées désolées et perdues que nous avons récemment traversées, je vous ai fait subir et vivre à cet égard les douloureuses expériences qui ont été les nôtres ainsi que le déchaînement de passion qui nous a traversé l’esprit, le corps et l’âme si celle-ci existe, en découvrant tant de malheurs, de violences, de spectacles épouvantes, j’ai été ou ai essayé autant que faire se pouvait d’être aussi fidèle que possible dans la description de ce que je voyais, entendais, disais, même s’il m’est arrivé, je le confesse, d’avoir divergé vers le surréalisme ou les analogies faciles, tout cela je le confesse avec humilité, mais je fais face à une cruelle incertitude, une défaillance totale de mes sens, sentiments et de mon intellect ou ce qui y ressemble, une panne de ma boussole ou de mon gyroscope interne, ceux qui maintiennent un semblant d’équilibre entre raison et sentiments, pardon Madame Austen, un déficit total de recul, de réflexion, ou d’analyse, l’impossibilité qui est la mienne de disséquer la réalité et la confronter à mes sens, j’en suis effaré, effrayé, épouvanté, que des ‘é’, est-ce un signe ?, qu’importe après tout, je suis ébahi, étonné, estomaqué, écrasé par tant de défauts dans une cuirasse pourtant bien piteuse, et je vous demande humblement pardon car le propre d’un chroniqueur est d’essayer de présenter la réalité sous une lumière crue sans tenter de se l’approprier ou de la déformer.
Mais là, je suis atterré, car je ne saurais expliquer l’inexplicable. Nous avons quitté cette terre de mort et avons pénétré une sorte d’oasis de bonheur, paix et sérénité, avons retrouvé des scènes de vie et d’allant, de bonheur et de joie, et, enfin, avons rencontré un couple, un homme, une femme, qui dirigent ce lieu, qui nous ont parlé pendant six heures, et nous sommes dans l’incapacité de nous remémorer ce qu’ils ont pu nous dire.
Nous ne savons plus, nous contredisons en permanence, sommes incapables de décrire les détails les plus triviaux ou ordinaires de cette situation banale, ne parvenons à nous mettre d’accord sur leur âge, nom, ou fonction, rien n’est clair, tout est totalement confus, tout se brouille au sein de chacun d’entre nous, tout se perd dans la discussion pourtant simple qui est la nôtre depuis les lueurs de l’aube, nous sommes totalement déconfits.
Chacun est persuadé d’avoir appréhendé les propos échangés avec clarté, d’avoir compris ce qui s’était passé là-bas, dans ce pays de mort, d’avoir apprécié les responsabilités des uns et des autres, y compris la nôtre. Nous sommes frustrés.
Parfaitement désillusionnés.
Nous ne sommes même pas d’accord sur leur prénom, vous rendez-vous compte de notre stupidité ?
Nous souhaitions rendre hommage à cet homme ayant expiré dans les bras de Maria et nous avait interpellé en nous demandant POURQUOI ? et nous nous étions promis de ne jamais baisser les bras, de ne pas nous arrêter avant d’avoir réussi à comprendre ce qui s’était passé et maintenant, quelques jours plus tard, nous avons bel et bien compris mais c’est une compréhension multiforme et donc informe, contradictoire, floue, inappropriée, inadéquate, le pauvre homme doit s’en retourner dans sa tombe, cette fosse dérisoire que nous avons creusé dans ce sol aride et sec.
Chacun s’est fait sa propre idée sur les causes de ce drame et sur ses responsables, mais cette idée n’est pas partagée.
Nous savons mais ne savons pas. Nous croyons mais ne croyons pas. Nous sommes proprement confondus. Et lorsque Maria a pris son courage à deux mains en disant qu’elle retournait seule voir les deux individus pour leur parler à nouveau et se faire une idée plus claire de la situation on l’a informée que les quidams en question étaient partis et qu’ils ne reviendraient pas avant mercredi prochain, dans une semaine donc, sept jours, 168 heures et je vous passe le calcul des minutes. Une chose semble claire, nulle autre personne ne saurait nous aider car chacun nous renvoie auxdites personnes, ces individus sans nom qu’ils affublent du doux sobriquet de monsieur ou madame.
Nous sommes encore moins avancés qu’avant d’avoir pénétré dans cet endroit.
Nous avons approché la vérité, avons écouté pendant six heures les récits dont on peut raisonnablement considérer qu’ils étaient destinés à nous faire approcher d’une réalité, celle que ces pauvres gens, là-bas, ont vécu, mais ne l’avons pas saisi, maintenant elle s’est enfuie et nous ne la reverrons peut-être plus jamais.
Maria est revenue et nous a demandé de nous reposer et de cesser de nous affliger car, a-t-elle dit, plus nous nous confronterons à ce mur et plus il nous écrasera. Chaque chose reprendra certainement sa place, nous retrouverons ces moments de vérité, ou plutôt ils nous retrouverons. Laissons faire les choses. Ce qui est sûr c’est qu’à partir de ce moment précis, nous ne pourrons plus jamais dire que nous ne savions pas. Nous savons mais nous ne nous rappelons plus, nous ne souhaitons pas savoir, voir, comprendre ou dire, nous sommes volontairement me semble-t-il incapables de comprendre l’inimaginable. Nous refusons l’évidence. Il faut être conscient de ce fait. Nous savons. Il faut retrouver le sens de nos vies et de nos âmes. La vérité est en nous. Nous ne devons pas nous leurrer nous-mêmes. Il sera trop facile de dire dans quelques mois ‘nous ne savions pas, on ne nous avait pas dit, nous ignorions tout, on nous laissait dans l’ignorance, on contrôlait la vérité et j’en passe. Nous avons cette vérité en nous. Il faut la rechercher mais faisons le calmement et posément, soyons digne dans notre indignité.
Nous sommes donc silencieux, assis sur un banc, une chaise ou un matelas installés sur la terrasse au-devant de notre logement ou prison et regardons le soleil glisser le long de la paroi opaque de ce ciel qui a tout vu mais nous ne dira rien dans sa totale et démoniaque indifférence.
Nous attendons.