De la nécessité d’une récapitulation, de l’isolement et de la folie, de Shangri La et Erewhon, de mes amis disparus et de mes projets
Récapitulons, si vous le voulez bien. Pourquoi ne le voudriez-vous pas ? Remarquez, si vous m’avez suivi jusqu’au fond de cette cellule d’isolement sensoriel – afin de me protéger des importuns et impromptus, selon le gentil policier qui s’occupe de ma situation et ne souhaite pas que le digne étranger que je suis perde son âme, sa vertu et son innocence dans la prison qui est la mienne, il est fort aimable n’est-ce pas ? – vous devriez être à peu près au point s’agissant de cette longue et lente errance et pourriez ne pas être désireux de revenir en arrière; oui, mais voilà, je ne sais pas ce que vous pensez et par ailleurs il se pourrait fort bien que vous soyez aussi confus que moi et perdu dans tout cela. Plus encore, j’éprouve le besoin de faire ce maudit récapitulatif du tréfonds de cet endroit sordide pour faire le point et ne pas sombrer dans une folie triste.
Donc faisons cela, revenons vers les racines les plus récentes et faisons un bilan rapide, propret, pas trop minutieux, juste un petit tour des choses, un aperçu éphémère de cette situation qui est la mienne. Je vais le faire en télégraphique, ce sera plus simple, c’est comme cela que le faisaient les inspecteurs dans les romans policiers de mon adolescence.
Neuf personnages, partis de Vienne, égarés sur une île de Vienne, proche de la Mer d’Autriche, dans un environnement tropical, décident de continuer leur errance sans chercher d’où ils viennent et où ils vont, ils sont débarqués sur une plage sordide et remontent le long d’une belle route bitumée qui les fait traverser un pays non pas de cocagne mais de mort, de violence, de silence, d’ombres saumâtres, qu’ils découvrent en négatif, quelques temps après la fuite ou la mort des vivants, ils promettent de ne pas cesser d’essayer de comprendre et finissent par tomber dans une oasis de sérénité où ils parlent à couple irréel qui leur explique les responsabilités des uns et des autres, mais, le lendemain, aucun ne se remémore la même histoire et tout est à recommencer, cependant ils n’ont pas le temps de le faire car quatre d’entre eux sont arrêtés par des miliciens puis interrogés par des gentils policiers séparément, et là, moi je craque et je signe ce que l’on me demande de signer, la responsabilité des morts, des viols, des trafics les plus invraisemblables c’est moi, et maintenant je croupis dans une cellule tranquille où mon gentil policier qui aime bien s’occuper de moi aime me retrouver.
J’ai fait à peu près le tour, n’est-ce pas ?
Beaucoup de choses m’échappent, notamment où se trouvent mes amis, surtout Maria au regard si émouvant et à la force de caractère si exceptionnelle, ce qui s’est réellement passé dans ce pays maudit des dieux et des vivants, le rôle et la responsabilité respectives du couple de philanthropes généreux et des sympathiques autorités et milices qui m’ont aimablement interrogé, sans contrainte aucune, ce que je fais dans cette pièce à part servir de plat de résistance médiocre à un policier aimable et dégénéré, et à quel degré de folie je suis arrivé.
Car, soyons aussi honnête que les circonstances l’exigent, je vous l’ai dit en ouverture de cette chronique, je suis en train de dériver vers une folie qui n’est malheureusement pas aussi douce qu’elle pourrait en avoir l’air, je ne cesser par exemple de faire des rêves éprouvants où je me retrouve derrière un clavier d’ordinateur et suis l’esclaves de mots qui sont tapés sur l’écran, où les objets sont inanimés, où Maria n’existe pas, où les grilles pains ne sont pas existentialistes et déprimés, mais silencieux et chauds, où les Yétis se trouvent dans les livres pour enfants, où les pingouins se déclinent en films Ushuaia, où les extincteurs restent dans les couloirs et où je survis dans une douce quiétude indifférent au monde qui tourne autour de moi.
Bref, je dérive dans ma folie, et j’ai besoin de recadrer mon existence et mon devenir.
J’ai besoin de retrouver l’univers qui est le mien et sur cette base repartir avec mes amis, les vrais, vers cet endroit imaginaire, ce Shangri-La non pas d’Hilton mais de moi-même, cet autre Erewhon, d’où nous contemplerons les choses en souriant et comprendrons enfin ce qui est arrivé à ces gens, à toutes ces victimes, pourquoi le vivant s’est un jour fourvoyé à ce point, ce qui l’a entraîné à sa perte sans lui permettre de s’engager dans la voie de la rédemption, partout, ici et ailleurs, et surtout pourquoi cette indifférence, cette nonchalance, cet attrait unique pour l’argent, le pouvoir, le sexe, le statut, la drogue, l’alcool, les désirs de suprématie et les frayeurs d’autrui, pourquoi tout cela, mais pour ce faire j’ai besoin de quitter d’abord cette pièce pourrie, ce bâtiment désolé duquel les cris qui s’y échappent en permanence ne sont pas de joie, de cette terre d’exil et de mort.
Je dois retrouver mes amis, coûte que coûte, et nous devons ensemble retrouver le chemin de Bangkok, pas le vôtre, le nôtre, celui qui chez nous répond indifféremment au nom de Copenhague ou Vienne, qui ressemble à qui il voudra car cela n’a pas d’importance, un lieu surpeuplé et chaud, où dans l’indifférence générale nous nous retrouverons.
Voilà ! La récapitulation est faite et les projets également.
Désolé de vous avoir un peu lassé mais j’en avais besoin, je me sens un peu seul. Je ne sais pas si Maria est encore en vie… J’en tremble.
Dieu sait où sont le Yéti anarchiste, l’autruche volante, flottante et trébuchante et la machine à gaz rondouillarde qui ont été arrêtés en même temps que moi. Je n’ose imaginer leur état.
J’ai demandé au policier aimable et gentil, de les amener dans ma cellule, il a ri et conclu pas la peine, plus utile, serviront plus à rien, pense pas à ça, tout ça fini, toi t’es là, estime toi heureux.
Je ne sais pas non plus mais c’est peut-être moins grave ce qu’il est advenu des trois pingouins aux lunettes roses et de l’extincteur fort sage, car ils sont parvenu à s’extraire ou s’oublier des griffes de l’adversaire occulte et tentaculaire.
J’en suis là.
Je sais ce que je souhaite faire. Reste à savoir comment.
Je crois que si la lumière pénétrait parfois dans cet endroit autrement que par le biais d’un néon clignotant par intermittence, nuit et jour, jour et nuit, je pourrais discerner sur ma peau les signes d’un vieillissement prématuré.
Je suis seul. Je ressens pour la première fois de ma vie le poids de la solitude et des remords, une brique dans ma poitrine, des piques dans mon cœur, des aiguilles dans mon cerveau.
Que le sommeil me gagne!
Merci pour votre visite et pardonnez-moi pour ce récapitulatif trop lourd. Je vous promets de vous renvoyer des images plus amusantes lorsque nous aurons atteints notre Shangri La et même avant, dès que je serai à nouveau avec mes amis, mes braves et bons amis.