De l’étrange sentiment de marcher sur une mer gélatineuse et sous un ciel de plâtre, littéralement…
Je dois admettre que marcher sur l’eau est une chose assez surprenante.
Nous évoluons en cercle autour de notre esquif afin de pouvoir nous y réfugier si la situation devait soudainement se détériorer. Le contact avec cette matière gélatineuse dont la couleur varie selon l’endroit où l’on se trouve et l’angle selon lequel on l’observe, a été de prime abord fort désagréable mais nous nous y sommes adaptés rapidement.
Je présume que l’impression première était le résultat d’une surprise fort logique, dans la mesure où on associe rarement la surface de la mer avec une promenade sur les ramblas Barcelonais, par exemple, mélangée à une profonde anxiété, puisque la profondeur de l’océan doit être en cet endroit relativement importante, plusieurs centaines de mètres voire plus, ainsi qu’à une désorientation particulièrement vive puisque le fait de pouvoir subitement marcher sur les eaux pourrait de manière similaire mais inverse nous empêcher rapidement d’évoluer sur un sol meuble et stable ; allez-donc savoir ce qui peut advenir dans un monde où les frontières sont mouvantes, fluides, changeantes, où la réalité d’aujourd’hui est le mensonge de demain, où ce qui est considéré comme vérité absolue sera peut-être mensonge absolu demain.
Néanmoins, l’humain s’habitue à tout et progressivement nous avons pris de l’assurance dans notre démarche, y avons même trouvé un certain plaisir et plus généralement avons pris possession de ce nouvel univers, cette réalité consistant en un centre de gravité représenté par une baignoire rose, une dimension plane et horizontale constituée par cette océan gélatineux solidifié, et une dimension toute en courbure incertaine, une sorte de plâtre sombre et anthracite, je veux dire le ciel, que l’on peut toucher si l’on saute à une hauteur supérieure à deux mètres.
Bob le pingouin aux lunettes roses amateur de Piero della Francesca est très affecté par ce changement dramatique de notre environnement immédiat ne pouvant plus voler aussi agréablement qu’auparavant. Il a essayé de franchir l’épiderme de ce ciel sombre mais a systématiquement buté sur un revêtement solide sans être métallique ou artificiel.
Il a décrit son expérience de la manière suivante : « d’abord tu t’envoles normalement, tout est impeccable, les voyants sont verts, la tour de contrôle te dis OK Bob lance toi et ferme là au décollage, puis tu planes sur une dizaine de mètres en battant des ailes à la vitesse de croisière pingouinesque, soit 1,23 battements par seconde avec une variance potentielle de plus ou moins 0,012 telle que définie par l’Agence internationale du transport bipédique, autrement dit l’AITB, et enfin tu redresses la barre et accélères le battement rapidement aux alentours de 1,57 à 1,59 et emprunte un couloir d’ascendance verticale sur fond venteux de dos avec une pente de 33 à 37% et là, paf, tu te prends une connerie de nuage dans la poire, que tu essaies de traverser comme tu peux, d’habitude c’est beaucoup plus haut que cela se passe, mais là non, c’est juste en phase d’accélération, c’est danger immédiat pour tes passagers, si tu en as, et toi, et tu te retrouves à voler en rase-plafond platresque comme tu peux, puis redescends. J’ai essayé de trouver des trouées mais rien à faire, que du plâtre noir, avec d’étranges variations comme s’il s’agissait d’un plafond invisible à stalactites cartonnées, une drôle de chose, jamais vu un truc pareil, même au pôle avant la fonte, et tu te trouves projeté vers le bas, tu rebondis sur une mer gélatineuse, ce qui est complètement nul, et finalement tu te dis que les humains ont encore inventé une connerie pas possible et dégradé tout ce qu’ils ont touché. Bien sûr, vous allez encore dire que c’est faux, que d’après les écrits d’Aristote, Galilée, ou Schwamps, tout cela est normal, que l’on se trouve dans les normes autorisées, qu’il n’y a rien de bien méchant, que tout est adéquat et acceptable, qu’il n’y a pas plus de danger dans cet état aqueux solide que dans celui plus habituel liquide, que tout est une question d’état et que si tous sont unis alors la chose est sous contrôle, que finalement ce changement d’état non-révolutionnaire adapté et non-violent comprenait de nombreux avantages et que les conséquences éventuellement négatives étaient sous analyse par un organisme indépendant, impartial et objectif qui rendrait rapidement ses conclusions originales et réconfortantes. Bref, on se casse le bec sur un plafond et un sol de merde et vous allez nous dire que tout est bien dans le meilleur des mondes. Faut franchement avouer que vous abusez de notre patience ! » Puis il a juré «mais ceci ne vous intéresse probablement pas. »
De mon côté, avec le grille-pain existentialiste bien plus serein que la gente pingouine nous marchons en cercles concentriques et faisons des relevés fréquents de la hauteur non pas des vagues mais du sorte de plafond qui nous sert de ciel et notons son évolution. L’autruche volante, flottante et trébuchante nous suit mais avec la tête baissée pour ne pas se cogner audit ciel plâtré.
D’après les conclusions de notre première série de relèvements il semblerait que la hauteur la plus importante se trouve au-dessus de la baignoire et que plus nous nous en éloignons et plus elle diminue, dans un rapport qui semble inversement proportionnel au rayon du cercle que nous décrivons.
Nelly, la jeune banquière à la silhouette charmante et l’esprit fort vif, m’a suggéré de tenter de m’éloigner sur une ligne perpendiculaire à la barque dans la direction de l’un des trois soleils dont je vous ai amplement parlé les jours précédents, ce que je suis en train de faire. Il ressort de cette expérience qu’effectivement la hauteur ne cesse de se réduire.
De fait, au moment où je vous parle je marche à quatre pattes vers le soleil bas sur l’horizon, un déplacement fort lent et délicat d’autant plus difficile que j’essaie de vous transmettre ce message en tapotant sur un clavier sensible et rigide. Je me dirige vers le soleil et distingue vaguement une trouée horizontale de forme carrée.
Je vous décrirai tout ceci et la suite demain après avoir confié mon équipement de survie et de transmission à Nelly.
D’ici là, soyez confiant, la mer est de belle couleur, jaune et verte, le ciel est sombre mais sans danger, les nuages sont lourds mais au toucher agréable, et deux soleils sur trois nous réchauffent de leurs rayons charmants. Il n’y a donc rien à craindre, tout est sous contrôle, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes comme disait Bob et plus généralement comme on disait au siècle des lumières, dormez bien, gentes dames et gents messieurs, tout est sous contrôle, il n’y a pas le feu à l’océan.