De l’étrange sentiment de marcher sur une mer gélatineuse et sous un ciel de plâtre, littéralement…


De l’étrange sentiment de marcher sur une mer gélatineuse et sous un ciel de plâtre, littéralement…

 

Je dois admettre que marcher sur l’eau est une chose assez surprenante.

 

Nous évoluons en cercle autour de notre esquif afin de pouvoir nous y réfugier si la situation devait soudainement se détériorer. Le contact avec cette matière gélatineuse dont la couleur varie selon l’endroit où l’on se trouve et l’angle selon lequel on l’observe, a été de prime abord fort désagréable mais nous nous y sommes adaptés rapidement.

 

Je présume que l’impression première était le résultat d’une surprise fort logique, dans la mesure où on associe rarement la surface de la mer avec une promenade sur les ramblas Barcelonais, par exemple, mélangée à une profonde anxiété, puisque la profondeur de l’océan doit être en cet endroit relativement importante, plusieurs centaines de mètres voire plus, ainsi qu’à une désorientation particulièrement vive puisque le fait de pouvoir subitement marcher sur les eaux pourrait de manière similaire mais inverse nous empêcher rapidement d’évoluer sur un sol meuble et stable ; allez-donc savoir ce qui peut advenir dans un monde où les frontières sont mouvantes, fluides, changeantes, où la réalité d’aujourd’hui est le mensonge de demain, où ce qui est considéré comme vérité absolue sera peut-être mensonge absolu demain.

 

Néanmoins, l’humain s’habitue à tout et progressivement nous avons pris de l’assurance dans notre démarche, y avons même trouvé un certain plaisir et plus généralement avons pris possession de ce nouvel univers, cette réalité consistant en un centre de gravité représenté par une baignoire rose, une dimension plane et horizontale constituée par cette océan gélatineux solidifié, et une dimension toute en courbure incertaine, une sorte de plâtre sombre et anthracite, je veux dire le ciel, que l’on peut toucher si l’on saute à une hauteur supérieure à deux mètres.

 

Bob le pingouin aux lunettes roses amateur de Piero della Francesca est très affecté par ce changement dramatique de notre environnement immédiat ne pouvant plus voler aussi agréablement qu’auparavant. Il a essayé de franchir l’épiderme de ce ciel sombre mais a systématiquement buté sur un revêtement solide sans être métallique ou artificiel.

 

Il a décrit son expérience de la manière suivante : « d’abord tu t’envoles normalement, tout est impeccable, les voyants sont verts, la tour de contrôle te dis OK Bob lance toi et ferme là au décollage, puis tu planes sur une dizaine de mètres en battant des ailes à la vitesse de croisière pingouinesque, soit 1,23 battements par seconde avec une variance potentielle de plus ou moins 0,012 telle que définie par l’Agence internationale du transport bipédique, autrement dit l’AITB, et enfin tu redresses la barre et accélères le battement rapidement aux alentours de 1,57 à 1,59 et emprunte un couloir d’ascendance verticale sur fond venteux de dos avec une pente de 33 à 37% et là, paf, tu te prends une connerie de nuage dans la poire, que tu essaies de traverser comme tu peux, d’habitude c’est beaucoup plus haut que cela se passe, mais là non, c’est juste en phase d’accélération, c’est danger immédiat pour tes passagers, si tu en as, et toi, et tu te retrouves à voler en rase-plafond platresque comme tu peux, puis redescends. J’ai essayé de trouver des trouées mais rien à faire, que du plâtre noir, avec d’étranges variations comme s’il s’agissait d’un plafond invisible à stalactites cartonnées, une drôle de chose, jamais vu un truc pareil, même au pôle avant la fonte, et tu te trouves projeté vers le bas, tu rebondis sur une mer gélatineuse, ce qui est complètement nul, et finalement tu te dis que les humains ont encore inventé une connerie pas possible et dégradé tout ce qu’ils ont touché. Bien sûr, vous allez encore dire que c’est faux, que d’après les écrits d’Aristote, Galilée, ou Schwamps, tout cela est normal, que l’on se trouve dans les normes autorisées, qu’il n’y a rien de bien méchant, que tout est adéquat et acceptable, qu’il n’y a pas plus de danger dans cet état aqueux solide que dans celui plus habituel liquide, que tout est une question d’état et que si tous sont unis alors la chose est sous contrôle, que finalement ce changement d’état non-révolutionnaire adapté et non-violent comprenait de nombreux avantages et que les conséquences éventuellement négatives étaient sous analyse par un organisme indépendant, impartial et objectif qui rendrait rapidement ses conclusions originales et réconfortantes. Bref, on se casse le bec sur un plafond et un sol de merde et vous allez nous dire que tout est bien dans le meilleur des mondes. Faut franchement avouer que vous abusez de notre patience ! » Puis il a juré «mais ceci ne vous intéresse probablement pas. »

 

De mon côté, avec le grille-pain existentialiste bien plus serein que la gente pingouine nous marchons en cercles concentriques et faisons des relevés fréquents de la hauteur non pas des vagues mais du sorte de plafond qui nous sert de ciel et notons son évolution. L’autruche volante, flottante et trébuchante nous suit mais avec la tête baissée pour ne pas se cogner audit ciel plâtré.

 

D’après les conclusions de notre première série de relèvements il semblerait que la hauteur la plus importante se trouve au-dessus de la baignoire et que plus nous nous en éloignons et plus elle diminue, dans un rapport qui semble inversement proportionnel au rayon du cercle que nous décrivons.

 

Nelly, la jeune banquière à la silhouette charmante et l’esprit fort vif, m’a suggéré de tenter de m’éloigner sur une ligne perpendiculaire à la barque dans la direction de l’un des trois soleils dont je vous ai amplement parlé les jours précédents, ce que je suis en train de faire. Il ressort de cette expérience qu’effectivement la hauteur ne cesse de se réduire.

 

De fait, au moment où je vous parle je marche à quatre pattes vers le soleil bas sur l’horizon, un déplacement fort lent et délicat d’autant plus difficile que j’essaie de vous transmettre ce message en tapotant sur un clavier sensible et rigide. Je me dirige vers le soleil et distingue vaguement une trouée horizontale de forme carrée.

 

Je vous décrirai tout ceci et la suite demain après avoir confié mon équipement de survie et de transmission à Nelly.

 

D’ici là, soyez confiant, la mer est de belle couleur, jaune et verte, le ciel est sombre mais sans danger, les nuages sont lourds mais au toucher agréable, et deux soleils sur trois nous réchauffent de leurs rayons charmants. Il n’y a donc rien à craindre, tout est sous contrôle, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes comme disait Bob et plus généralement comme on disait au siècle des lumières, dormez bien, gentes dames et gents messieurs, tout est sous contrôle, il n’y a pas le feu à l’océan.

 

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D’une mer gélatineuse et d’un ciel de plâtre


D’une mer gélatineuse et d’un ciel de plâtre

 

Les choses ne sont jamais très exactement telles que vous envisagiez qu’elles soient.

 

Il y a toujours un décalage entre ce que vous imaginiez, ce que vous ressentiez, ce que vous pressentiez et ce qui se déroule effectivement devant vous, ce que l’on appelle la réalité et au sein de laquelle vous êtes sensé(e) jouer un rôle, aussi ridicule ou important soit-il. Pour ce qui me concerne, aujourd’hui, dès le réveil, j’ai pris conscience de ce fait avec une acuité toute particulière. Vous vous souviendrez que nous étions en train de voguer galère sur une mer particulièrement démontée à bord d’une embarcation particulièrement inattendue, une baignoire rose.

 

Je précise à l’attention de celles et ceux m’ayant posé cette question du bout des lèvres que je ne dispose pas du nom du modèle et qu’il n’y a pas de jacuzzi intégré. Ceci ne nous pose guère de problèmes dans la mesure où nous n’aurions certainement pas eu la possibilité de profiter des multiples avantages de ce dernier gadget agréable pris dans la tempête violente qui nous a suivi sur l’océan de notre sauvetage, après avoir fui les côtes de cette terre compressée et dévastée par une barre de feu atroce et déplaisante.

 

Bref, nous nous trouvions à bord de cette chose et dérivions, pris dans les serres d’une violente tempête, lorsque subitement, hier me semble-t-il, la mer est passée de grosse à plane, s’est alanguie, prise peut-être de compassion ou pitié pour les pauvres errants que nous sommes, les trois humains, le grille-pain existentialiste, l’autruche volante, flottante et trébuchante, et les ours du dessous, les passagers clandestins établis à l’étage du dessous.

 

Les eaux sont passées de cette sordide couleur bleu noir au vert émeraude fluorescent que j’admire tandis que je vous parle.

 

Les cieux eux se sont au contraire chargés de noir et nous avons songé un moment qu’il allait nous avaler, nous gober, nous tirer vers lui.

 

Nous avons eu peur. Enfin, je ne sais pas trop ce que les autres ont ressenti, disons simplement que j’aie eu très peur. Tout cela a duré toute la nuit, période durant laquelle étrangement les lueurs de vagues soleils blanchâtres ont continué de s’échapper à travers de rares interstices entre des monstres nuageux.

 

La mer est pourtant restée plane et calme, verdâtre, fluorescente, puis, soudain ce matin, la couleur a viré au jaune puis à nouveau au vert, puis, dans l’ordre au carmin, orange, bleu ciel, vert pomme, saumon, et j’en passe.

 

Je n’ai plus vraiment essayé de comprendre car ceci ne me réussit pas et a pour conséquence fortuite et désagréable de me transporter dans un état nauséeux sophistiqué et donc difficilement compréhensible ou l’inverse, un insidieux cercle vicieux.

 

Les cieux ont déroulé leur masse obscure sombre et noire, lourde et oppressante, toutes les nuances de la palette des ébènes, de l’anthracite, gris et noir y sont passées.

 

Finalement, n’y tenant plus, j’ai tendu ma main vers cette eau bizarre pour la palper, la prendre dans mes doigts, la déchiffrer, me laisser lécher par elle. Le choc a été à la mesure de mon implacable déroute, l’eau était solide, semblant un sorte de vernis légèrement craquelé, presque doux au toucher, avec une sorte d’épiderme mou sur un derme métallique ou boisé, ceci a plastifié mes sens en une fraction de seconde.

 

Nelly, la jeune banquière au charme incomparable et l’esprit vif et alerte qui a depuis quelques jours fait vaciller le degré de fidélité et dévotion qui est le mien à l’égard de Maria au regard si profond que je ne pourrais que m’y perdre, m’a demandé ce qu’il en était, je lui ai dit, elle a ri, et ne m’a pas cru.

 

Elle a alors elle aussi touché l’eau et ce faisant s’est appuyée contre moi et penchée par-dessus mon buste délicieusement charmé et a conclu « je ne sais pas dans quel univers tu vis et pourquoi nous y avons tous été aspiré mais voici quelque chose de surprenant. L’eau s’est solidifiée. Quelque chose a joué le rôle d’un catalyseur et voici que ce qui devrait être une énorme masse liquide, fluide, presque transparente et presque translucide est devenu opaque, lourde, épaisse et solide. Etrange. Je ne me lasse pas de votre joli monde, plein de surprises et rebondissements. Je ne dis pas que j’aimerais continuer cette errance pour une période très longue mais à tout le moins la situation évolue rapidement, beaucoup plus que dans le milieu bancaire, ce qui n’est pas peu dire. »

 

Je n’ai pas commenté ces propos car je ne connais rien au milieu bancaire mais je me suis dressé dans la baignoire, telle une statue de la liberté masculine et ai essayé de délicatement mettre mon pied sur le sol marin et me suis surpris à pouvoir marcher dessus.

 

L’épiderme de cet océan est décidément fort surprenant.

 

Je précise, et ceci est une parenthèse essentielle pour ne pas sombrer dans le politiquement incorrect, qu’il n’y a en cet endroit aucune sorte de propos diffamatoire ou irrévérencieux à l’encontre de quelque religion que ce soit.

 

J’ai marché d’abord avec hésitation puis amusement. L’impression était irréelle, le sentiment de marcher sur une gélatine assez ferme pour soutenir un vivant de ma taille et poids. Pour tester la solidité de ce matériel je me suis rapproché de la baignoire rose, ai posé ma main droite sur l’un de ses bords et ai sauté sur place pour violemment retomber sur la surface marine. Cette dernière a parfaitement résistée aux chocs en questions.

 

Plus surprenant, prenant de l’élan pour sauter de la hauteur la plus importante que possible j’ai soudain touché de mes doigts le ciel.

 

Ces nuages ténébreux, traversés par des rayons laiteux par endroits, sont en fait aussi solides que la mer.

 

Le ciel de notre monde est donc très bas, Baudelaire trouverait cela oppressant je présume, et la mer très haute.

 

Le reste est donc affaire d’impression.

 

Nous sommes coincés entre une gélatine verdâtre, jaunâtre ou autre et une sorte de plâtre anthracite, un décor de cinéma pour une vie surréelle.

 

Je ne sais pas si cela est une image de notre monde, une métaphore ou une allusion à la vacuité et vanité de toute chose, pourquoi le saurais-je ? je ne suis que narrateur pas créateur.

 

Dont acte, nous sommes dans une réalité blême qui se déroule entre deux surfaces planes, un monde non-galiléen, un retour aux temps anciens, féodaux, le Moyen-âge occidental, les conceptions les plus anachroniques y prévalent, la terre n’est pas ronde et au centre de l’univers, nous sommes des sujets, nous devons reconnaissance à nos seigneurs et maitres, aux églises de toutes sortes, nous taire et courber l’échine, la mer est solide et certains y marchent dessus, le ciel est palpable et sombre, tout est fait pour nous effrayer, l’inquisition n’est pas loin.

 

Je n’ai rien à craindre, je suis un Saint-Thomas qui a touché la mer et le ciel et crois ce qu’il a vu mais s’il ne comprend pas grand-chose. Je vous suggère de faire de même chez-vous, prenez un bon bain, essayez de marcher sur les flots, de toucher le ciel du doigt, montrer votre dévotion et recueillez-vous. Juste un bémol, si vous chutez, ne venez pas m’accuser je n’y suis pour rien.

 

Pour ma part, j’ai pris le grille-pain, le pingouin et l’autruche par les ailes, bras ou fils électriques, ai laissé les deux banquiers s’occuper de notre propriété, je veux dire la baignoire rose, et des ours clandestins, et les ai dirigé vers le levant.

 

Nous marchons sur la mer. Il doit forcément y avoir quelque chose au bout de ce monde un peu ridicule. Pour l’heure la mer gélatineuse est devenue mauve ce qui la rend originale.

 

S’il y avait des riches philanthropes aux environs je leur suggérerais de faire une vente aux enchères des couleurs de la mer au bénéfice des populations désavantagées, après tout ce ne serait ni la première ni la dernière fois qu’ils vendraient quelque chose qui ne leur appartient pas pour se faire une petite virginité morale, des sortes d’indulgences du nouveau millénaire, rien de neuf sous le soleil … ah si, il y a trois soleils, merci d’en tenir compte dans vos versements mineurs et vos déductions fiscales majeures.

 

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Lorsque la tempête passe de la mer au ciel


Lorsque la tempête passe de la mer au ciel

 

La tempête s’est brusquement interrompue sans l’ombre d’un signe avant-coureur.

 

Les gerbes d’eau et les éclairs brusques sur un plafond aussi bas que les ténèbres peuvent l’être n’ont plus d’effet sur l’épiderme de l’océan qui a perdu sa superbe et sa chair de poule effrayante pour se revêtir d’une gangue émeraude. Ne vous trompez-pas, nous n’avons pas brusquement été téléportés dans un ailleurs lointain et onirique, nous ne sommes pas non plus victimes d’un chavirement des sens ou d’une folie douce de votre chroniqueur actuel, loin de là, pour preuve il n’y a toujours que six individus dans la carène métallique rose qui nous sert d’embarcation et quelques passagers clandestins supplémentaires dans le compartiment du bas.

 

Tout est similaire, le décor a changé mais les acteurs restent les mêmes, je suis toujours parmi eux à essayer de comprendre, l’autruche volante, flottante et trébuchante chantonne des refrains improbables, la jeune femme banquière aux jambes fines comme des aiguilles de soie demeure collée contre moi ou l’inverse, plutôt l’inverse d’ailleurs, celui qui un jour lui a servi de compagnon, voyez comme je suis, un vrai mâle bien jaloux…, le grille-pain existentialiste dort sur mon épaule, lovée contre mon oreille gauche, le pingouin joue le rabat-joie et commente le ciel et ses dérives implacables, vous voyez, je ne résiste pas à vous répéter ad nauséum les mêmes histoires, les mêmes noms, les mêmes anecdotes, les mêmes commentaires, ceci peut-être parce que je suis, tout comme vous d’ailleurs, enfin je ne souhaite pas m’avancer sur ce terrain, ces commentaires ne devraient pas figurer ici, oubliez-les je vous prie, mes excuses, la défense regrette les propos tenus par le servile narrateur que je suis et probable suspect coupable par présomption et déduction, je parle donc pour moi, essayant de comprendre ce qui arrive au monde et n’y parvenant pas je ne peux qu’esquisser un tableau en commençant par les décors et progressivement tenter de me rapprocher vers le sujet principal mais je n’y arrive jamais, demeure en marge ou en surface, ce dernier mot est le bon, nous sommes en mer, c’est vrai, tout cela ce sont des images, rien que des images, des impressions, des flous, manquants par définition de précision et de qualité, on ne discerne pas ce qu’il y a derrière mais on ressent peut-être quelque chose, un mélange de genres, de choses, de peur et d’espérance, à la fin on ressent plus que l’on comprend mais ce faisant tout doucement, pas à pas, on se rapproche de l’essentiel, de cette destruction des mondes, les uns après les autres, si l’on n’y prend garde, et de l’impérieux besoin de s’insurger contre cela.

 

Voilà, c’est dit et mal dit mais dit quand même.

 

On peut passer à autre chose et l’autre chose c’est cet étrange spectacle que la nature nous offre.

 

Jusqu’il y a quelques heures la mer était démontée et les cieux bouleversés, nous étions ballotés comme des petites choses sur un monde en révolution, pardon, je voulais dire une mer démontée, de toutes petites choses de rien du tout, des plumes sur un corps brûlant, nous étions précipités de haut en bas, de gauche à droite, bousculés et ravagés, et voici que soudain les cieux se sont noircis et que les trois soleils se sont cachés, ce doit être rare qu’il n’en ait aucun dans le ciel, la Lune n’est pas là non plus, mais que sais-je ? après tout, les nuages sont si épais que rien ne filtre, la lumière est absorbée, nous sommes dans un effondrement de l’espace et du temps, bonjour l’ami Hawking, mais la mer, bizarrement, s’est calmée, tue, hypnotisante, lassée de sa colère, ou de sa maladie allez savoir, elle avait peut-être une allergie quelconque, à l’ail ou aux acariens, qui sait, et réfléchit une lumière apaisante, verdâtre, émeraude disais-je, sans un soupçon d’écume ou de vague, sa rage est passée, elle ne souffre, n’est plus en colère, elle est plane et calme. Bob le pingouin aux lunettes de même couleur que la baignoire, facétie du destin, a commenté tout cela d’un sentencieux

 

« c’est quoi ce foutu bordel ? Quelqu’un pourrait-il me dire ce qui se passe ici ? Pourquoi tous ces revirements ? On n’est qu’en même pas au journal télévisé, aujourd’hui la guerre, demain la bombe, après-demain la terre qui gronde et après, quand les gens en ont marre de la mort et du sang, les aventures non pas de Tom Sawyer, ça c’est pour les gamins d’un autre temps, mais du crétin qui a abattu un arbre sur la route de Pontes-les Bretons, de l’espiègle fille d’un acteur maudit qui vend de la came comme d’autres du parfum, de la disparition du chien de la voisine de Madonna, car il faut bien faire pleurer un coup sur des choses qui comptent, hein mes cocos mammifères. Bref, on n’est pas au journal télévisé, on n’a pas besoin de changer de sujet toutes les 72 heures car les gens se lassent, on est en train de se prendre un déluge de mer sur nous et tout d’un coup ça s’arrête et les eaux deviennent fluorescentes. Quelqu’un pourrait-il expliquer ceci ? »

 

Moi je ne peux rien vous expliquer car ce serait bien la première fois, je ne peux que décrire ce que je vois et cela je viens de le faire.

 

Nelly dont les mains sont douces et soyeuses a demandé s’il n’était pas temps pour les mécréants grippe-sous que nous sommes tous un peu de nous convertir à une religion quelconque, peu importe laquelle, une au choix, juste au cas où un guignol là-haut se mettait à chanter le refrain et dire « Coucou tout le monde, c’est fini, on range les cartes, on remet les chaises en place et on corrige les devoirs… oui oui toi là-bas aussi pas la peine de copier… Alors, faudrait choisir, rapidement ! Comme la Sainte mère Finance n’existe pas là-haut, il faudrait choisir. Moi c’est le bouddhisme, je suis blanche et européenne, alors autant faire dans l’exotisme. Si je me retrouve face au Saint Père et qu’il est caucasien, il pourra toujours me confondre avec une autre. S’il est d’ailleurs, mon bouddhisme cela fera bien. Ça passe partout le bouddhisme. »

 

Je n’ai pas commenté plus que cela d’autant que les doigts de Nelly sont très fins et doux.

 

Par contre le grille-pain s’est réveillé de son tendre sommeil et s’est exprimé ainsi : « Il n’y a rien de surprenant à tout cela, ni les éléments ni votre comportement ridicule. Le premier est simplement la conséquence d’une causalité dont nous avons du mal à déterminer les chainons et le second est la résultante de votre mal de vivre, de votre spleen aurait dit le pauvre Baudelaire, qui vous pousse vous les humains à faire tout et n’importe quoi, vous vous raccrochez à ce qui vous tend la main, anciennement le gui, l’eau bénite ou l’eau de vie, c’était selon, aujourd’hui l’argent, le plaisir immédiat, le pouvoir, la consommation. Et quand vous vous trouvez dans une situation inconfortable, comme aujourd’hui, vous souhaitez revenir à l’essentiel c’est limpide. »

 

« Alors » ai-je fini par demander « tu expliques comment cette mer fluorescente ? »

 

Il a poursuivi sans m’écouter « il n’y a pas de finalité dans tout cela, je peux bien en parler je suis revenu par trois fois d’entre les morts, un grille-pain a plusieurs vies, visiblement, combien je ne sais pas, mais ce que je peux vous enseigner c’est qu’ici comme ailleurs la vérité est espiègle et ne se laisse pas attraper si facilement, tout est affaire de temps. Nous en serons plus dans quelques centaines de milliers d’années pour moi ce sera peut-être ok mais pour vous peut-être pas. Finalement tout cela n’a pas d’importance majeure. »

 

Je regarde l’horizon noir, la mer verte et brillante, le ciel d’un noir opaque et sinistre, la baignoire rose, l’autruche qui chantonne, Nelly qui prie, et je me demande ce que demain nous réservera.

 

Pour l’heure je vais réfléchir s’il ne serait pas temps d’envisager la possibilité de concevoir un début de réflexion sur la question religieuse (notez bien la réticence du vieil athée que je suis) et ensuite interroger les ours blancs du dessous sur leur conception du dessus, après tout ils me paraissent avoir plus d’expérience sur les  troubles de la nature que moi. Le troisième temps d’une valse qui n’en a pas mille ne vous regarde en rien. C’est dit.

 

 

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Lorsque la mer s’emmêle et l’énigme des ours se démêle


Lorsque la mer s’emmêle et l’énigme des ours se démêle

 

Je me suis réveillé tel un somnambule.

 

Je n’ai guère dormi cette nuit car la mer a à nouveau été fort grosse et notre embarcation de fortune a tangué tant et plus. Il y a peu, j’aimais la mer par-dessus tout mais ce sentiment s’éteint je dois l’admettre au rythme incessant des vagues qui les unes après les autres nous ballottent d’abord vers les astres, puis les abîmes, puis nous donne l’espoir d’une rédemption avant de recommencer à faire chavirer nos esprits à défaut de notre esquif.

 

Il y a un rythme irrégulier mais profond dans ce mouvement et nous ne pouvons y résister. Nous sommes entrelacés, mes improbables amis et moi-même, et ne disons pas grand-chose. Le fait de nous tenir serrés les uns contre les autres – un esprit chagrin dirait certainement que nous n’avons guère le choix étant à six dans une baignoire – nous confère cette illusoire sensation de réconfort, comme si trois humains, un grille-pain, existentialiste, un pingouin amateur de Piero della Francesca et une autruche volante, flottante et trébuchante pourraient plus facilement résister ou survivre ensemble qu’isolément au milieu d’un océan déroulant sa chair de poule sur son épiderme infini.

 

Nous sommes ballottés, remués, secoués, comprimés, projetés en l’air avant de sombrer dans des profondeurs irréelles, traumatisés mais, curieusement, nous traversons le présent avec nausées certes mais sans trop de dégâts significatifs.

 

Il y a quelques temps, vous vous en rappellerez peut-être nous avions déjà traversé une mer, d’Autriche je crois, à bord d’embarcations illusoires mais avions fini par chavirer alors même que la mer était chaude et calme. Ici la situation est inversée, les flots sont en colère mais notre baignoire les traverse sans coup férir, se souciant apparemment très peu de la violence et hauteur des vagues.

 

Il reste que notre fier radeau ressemble plus à un disciple de Moise s’apprêtant à traverser la Mer Rouge qu’aux planches vermoulues de Géricault.

 

Curieusement également, en dépit de mon désarroi dont vous avez été hier les récipiendaires involontaires, excuse-moi, je dois souligner que nous n’avons ni faim ni soif, que nous dormons peu mais sommes peu fatigués, que nous rêvons éveillés et que notre sommeil en est privé, de rêve je veux dire. Tout cela mériterait d’être analysé mais je ne suis pas en état de pousser plus avant cette introspection d’autant que des nausées fréquemment bouleversent mes boyaux.

 

C’est curieux comme les convulsions de ce type vous privent de toute faculté de réflexion, vous sombrez dans une sorte de léthargie implacable difficilement cernable et interprétable, une confusion des sens, une inversion des sensations, vous venez de vous réveiller mais êtes épuisé, parvenez à peine émerger des limbes dans lesquelles vous vous trouviez quelques heures ou minutes auparavant, la sagesse voudrait que vous réagissiez, mais vous n’avez plus de sagesse car votre esprit est totalement embué, vous vaciller et lorsqu’enfin une voix provenant non pas d’outre-tombe mais de l’au-delà du cimetière des boyaux vous enjoint de réagir de vous redresser et reprendre le dessus, il est trop tard, plus rien n’y fait, vous succomber et laissez le fiel se déverser hors de vos entrailles, libérant ainsi un peu d’oxygène se répandant dans vos veines épanches et vos artères désertées, vous permettant alors, et alors seulement de réaliser que vous étiez nauséeux, trop évident coco, mais trop tard…

 

Pour en revenir non pas à mes moutons car heureusement nous n’en avons pas en stock ce qui au demeurant est étonnant, mais à ma barque qui ne chavire pas, je pense que ceci est dû au fait que notre baignoire rose est constituée de deux étages bien distincts, la partie émergée sur laquelle nous nous serrons, et celle immergée, une sorte de quille involontaire découverte par le spéléologue amateur que je suis, et au sein de laquelle se trouve un véritable inventaire à la Prévert.

 

Je vous ai décrit tout ceci hier, je ne vais pas vous assommer d’avantage. Je préciserais cependant que suite à mon coup de gueule d’hier et mes exigences de clarté dans le déroulement de cette chronique qui avait alors atteint un point de non-retour et s’embarquait dans un voie non pas sans issue mais précisément avec trop d’issues, trop de fuites, trop de considérations extérieures rendant le flux de l’histoire compliquée imbriquant trop d’éléments inexplorés, confus, chaotiques, j’ai obtenu les éclaircissements suivants que je voudrais partager avec vous :

 

(i) les formes sombres qui gisaient entrelacées dans la pièce étanche et poussiéreuse étaient effectivement des ours blancs, de petite taille, fuyant le réchauffement climatique et la fonte de la banquise et des glaces. Etant dans l’impossibilité de trouver dans leur nouvel environnement de quoi subvenir à leurs besoins, ils se sont aventurés hors de la zone géographique qui leur avait été allouée par le grand et digne divin créateur dénommé ‘moissonneuse-batteuse’ en langage oursien – un équivalent fort poétique pour représenter la trinité habituelle créatrice, nourricière et sanctionnatrice – pour tenter de s’établir dans un territoire plus adapté.

 

(ii) leur taille relativement modeste pour des mammifères de ce type est équivalente à 2 mètres 22 diminué du tiers de la longueur de la bicyclette gisant sur le sol et laissée en cet endroit pour servir d’étalon modèle et est due à des contaminations non-intentionnelles de la faune marine par des éjections radioactives ne provenant pas de cylindres nucléaires parfaitement étanches construits par de grands philanthropes sains, modestes et confiants, soumis aux plus hautes conditions de sureté, contrôle et construction, permettant de résister à tout, même à l’inenvisageable.

 

(iii) se heurtant au contenu de la directive universelle de catégorie 123 certifiée uxc, du 3 janvier 2021 prévoyant la liberté universelle, les droits totaux, la sureté permanente, la joie, le bonheur et l’épanouissement de l’individu humain ou pas, de niveau social de 0 à 9 sur l’échelle non pas de Richter mais de la richesse tout court qui comprend 10 échelons, le dernier étant inaccessible, non mais, pour autant qu’il se taise et se contente de vivre là où on lui dit de vivre et pas ailleurs, ou plutôt ailleurs et pas ici, lesdites braves et bonnes bêtes, heureusement pour elles blanches et caucasiennes ce qui leur conférait un chouia d’avantage, admettons-le, sur les pandas ou ours mielleux des indes, ont approché des groupes occultes pour obtenir des vrais faux passeports, de faux sauf-conduits et de vraies devises, pour les derniers susnommés (je vous laisse chercher, la phrase est longue mais cela vous divertira à ce stade de ma chronique).

 

(iv) les intercesseurs et liquidateurs étaient ce qui n’étonnera pas les lecteurs de cette chronique des pingouins aux lunettes roses, non pas amateurs de Piero della Francesca – on a déjà donné, n’en jetez plus la cour est pleine – mais de Goya, pour la noirceur, qui après avoir compté lesdites devises leur ont trouvé un transport approprié, soit les sous-sols d’embarcations dernier modèle produites en Allemagne, promettant ainsi un voyage agréable, aisé et discret.

 

(v) le voyage en question s’est avéré particulièrement agréable permettant aux ours dont il s’agit de sombrer dans une micro-hivernation non hivernale mais par suite et plus près de nous les conditions ont changé faisant sombrer non pas les ours mais le navire porte-conteneurs et son contenu, apportant réconfort et sauvetage aux milliers d’individus perdus sur une plage inhospitalière mais secouant fortement nos passagers clandestins.

 

(vi) depuis lors les ours comprenant que la situation devenait fort compliquée ont dépêché un émissaire pour parlementer avec les occupants de la partie émergée mais apercevant un pingouin, le nôtre, ils se sont immédiatement ravisés et ont décidé de continuer le voyage coute que coute et pour cela ont décidé d’opter pour un éveil somnambulique approprié. Voici ce que je pouvais vous dire à ce stade.

 

Je vais vous laisser car les contorsions et danses de mon estomac bileux ne me laissent guère d’autre choix.

 

§544

De l’impossibilité qui est la mienne de poursuivre mon travail de chroniqueur de manière objective et impartiale


 

De l’impossibilité qui est la mienne de poursuivre mon travail de chroniqueur de manière objective et impartiale

 

Je n’ai pas l’habitude de me plaindre. Je pense que vous vous en êtes rendus compte depuis le début de cette chronique mais là il me semble que les limites ont été dépassées.

 

Mon rôle, en tout cas tel que je l’ai compris depuis la création de ce blog, est de vous rapporter aussi fidèlement que possible les déambulations d’un groupe de vivants, plus ou moins amis, plus ou moins humains, plutôt moins que plus, et décrire en détail les circonstances entourant ladite errance.

 

Cela n’a jusqu’à présent pas été chose très aisée mais à tout le moins je crois avoir été fidèle dans ma narration, je n’ai essayé de vous cacher ni les aspects les plus sordides de l’environnement dans lequel nous avons évolué ni les difficultés psychologiques les plus complexes que nous avons rencontrées. N’est-ce pas ?

 

Pourtant, depuis quelques jours je me trouve confronté à une situation tout à fait particulière qui ne cesse de se détériorer d’heure en heure. Alors que j’étais en train de vous conter le cheminement marin de notre demi groupe – je veux dire celui composé outre votre serviteur d’un grille pain existentialiste, d’une autruche volante, flottante et trébuchante et d’un pingouin dénommé Bob amateur de Piero della Francesca – à bord d’une baignoire rose s’éloignant des côtes hostiles d’un pays ravagé par un vaste incendie détruisant tout sur son passage, deux individus n’ayant absolument rien à faire dans cette histoire ont fait irruption à bord d’une planche à voile et se sont incrustés au beau milieu de mon récit.

 

Comment pourrais-je continuer à poursuivre une narration aussi réaliste que possible dans de telles conditions ? Comment pourrais-je vous expliquer le désarroi de vivants à la recherche d’autres vivants – je veux dire Maria au regard si profond que je m’y perds si souvent, le Yéti anarchiste, la machine à gaz rondouillarde, l’extincteur fort sage, et les deux autres pingouins – sur un océan démonté, sous un ciel orageux auquel les reflets de trois soleils confèrent un aspect irréel, et loin de toute âme qui vive – ou meure cela revient au même dans les circonstances – en compagnie de deux individus souhaitant financer le tournage d’un film représentant l’histoire dans laquelle ils se sont eux-mêmes incrustés ?

 

Ceci ne fait pas de sens ! D’autant plus que l’une de ces personnes se trouve être une fort attractive jeune personne à la silhouette finement ciselée dans un cristal de soie et l’esprit dans du marbre de Carrare, qui se trouve, en raison de la promiscuité régnant dans la baignoire rose, très proche de mon pauvre corps lui-même esclave de ses instincts troubles et déroutants.

 

Je suis obligé de vous exposer cette situation car il en va de l’intégrité de cette chronique et du caractère objectif de la narration dont vous êtes le lecteur ou la lectrice en cet instant particulier. Je me dois de conserver une distanciation naturelle et obligée avec les évènements que je suis sensé décrire et ne pas les présenter sous un jour tantôt flatteur tantôt empreint de préjugés négatifs, au risque de vous influencer dans l’appréhension du sujet dont il s’agit.

 

Il n’y a pas d’autre observateur que moi en cet endroit précis et ce que je vous raconte doit être aussi précis, clair, factuel, impartial et indépendant qu’il est humainement possible de l’être, sinon je perdrais toute crédibilité et risquerais de vous guider sur une voie trouble et nauséabonde, celle du journalisme financé de manière inadéquate, du reportage tronqué imposé par des puissances occultes, ou du compte-rendu de presse influencé par des philanthropes opportunistes guère contemplatifs.

 

Or, comment voudriez-vous que je puisse répondre au cahier de charge que je me suis imposé si l’horizon qui m’entoure est si chargé émotionnellement, si 6 vivants se partagent un espace aussi ridiculement étroit, si tous mes sens sont en éveil et mon attention en désarroi, et si tous les éléments se liguent contre moi pour rendre illisible, incompréhensible et en conséquence de quoi inénarrable la réalité dans laquelle j’évolue ?

 

Sachez, de surcroît, que depuis ce matin les choses se sont encore compliquées : souhaitant ramasser une pièce métallique bleutée appartenant à la chaussure droite à talon fort long de ma compagne obligée du moment, Nelly, j’ai tâtonné les tréfonds de la baignoire et ai trouvé un loquet fin et peu loquace que j’aie tiré parce que cela me tâtonnait à moi aussi, une réciprocité peu accommodante je dois l’admettre, et ai soudain découvert un soupirail qui s’offrait à notre vue mais de biais – car notre compression rend impossible une vision directe.

 

J’ai suggéré à Bob le pingouin qui est le plus souple et flexible d’entre nous de jeter un coup d’œil rapide par la fenêtre qui se présentait ainsi bizarrement à nous, fenêtre s’ouvrant non pas sur le large comme tous les prospectus d’hôtels vous le mentionneraient mais vers le sol, ce qui est une gageure pour des individus se trouvant au sommet d’une vague, mais il a abruptement refusé arguant des odeurs, de l’obscurité et de la peur qui le rongeait à ce moment précis.

 

Je n’ai donc pas eu d’autres solutions que me contorsionner dans la baignoire étroite ce qui a accentué la gêne qui était la mienne me précipitant dans des abîmes féminins envoûtants avant de me retrouver dans la position que je recherchais, à savoir la tête vers le bas et les pieds vers le ciel.

 

Ainsi allongé à  bord d’un orifice de géométrie plane et carrée, j’ai passé mon visage et ai regardé ce qui pouvait se trouver en dessous de notre embarcation et qui ne pouvait être de l’eau puisque celle-ci de par les lois d’Archimède se serait alors empressée d’inonder noter logis et m’aurait empêché de décrire ce qui précède et encore plus ce qui suit.

 

Mes yeux se sont habitués à l’obscurité et voici ce que j’ai noté : Le soupirail s’ouvrait sur une pièce oblongue de volume double de celui de la partie émergée de la baignoire rose dans laquelle se trouvaient

 

(i) une bicyclette rouge à pneus noirs et blancs couchée sur le côté,

(ii) un arrosoir vert à long manche,

(iii) une pelle,

(iv) cinq ours blancs ou bruns ou formes similaires visiblement endormies ou à tout le moins profondément assoupies,

(v) quatre fers à repasser,

(vi) des passeports frappés du sceau de la République Pleine et Entière du Sous-Bois des Cloches Fleuries, et

(vii) des sachets de poudre jaunâtre qui pourrait être du curry thaïlandais.

 

J’ai refermé le soupirail, repris le chemin sinueux et agréable m’emmenant vers la partie supérieure de la baignoire, épousseté mon pull-over vert émeraude, expliqué la situation à mes compagnons, et pris mon ordinateur pour vous exprimer mes sentiments tels que précédemment décris.

 

Je m’arrêterai ici et vous demanderai d’avoir l’obligeance de vous manifester auprès de qui ou quoi que ce soit qui pourrait avoir une influence quelconque sur le déroulement de cette chronique pour lui demander de bien vouloir cesser ses frasques et me laisser travailler tranquillement. Il en va de la justesse de mes propos et de l’intérêt de cette chronique.

 

Comment pourrait-on me demander de travailler honnêtement et objectivement dans de telles conditions, six personnages, trois soleils, un océan démonté, une baignoire rose, une mer agitée, un sous-sol avec un bataclan pas possible, et cinq ou six autres personnages manquant à l’appel?

 

Franchement, cela ne fait pas de sens.

 

§557

Des interrogations et envies dérisoires qui sont les nôtres lorsque notre embarcation est en train de chavirer


Des interrogations et envies dérisoires qui sont les nôtres lorsque notre embarcation est en train de chavirer

 

Notre situation est un brin cocasse, admettons-le.

 

Nous dérivions tranquillement, mon autruche volante, flottante et trébuchante toujours aussi loquace et incompréhensible, mon irascible Bob le pingouin et moi-même, sur une mer sombre, à la dérive dans une baignoire rose sur des flots tourmentés, fuyant une terre brûlée et recherchant nos amis égarés, lorsque deux banquiers fort distingués sur leur beau destrier, je veux dire une planche à voile surgie de nulle part, ont fait irruption pour m’arracher les droits sur la chronique que vous êtes en train de lire et me proposer une fort alléchante distribution pour un film éventuel. Puis Bob s’est fâché et nous n’avons eu d’autres choix que recueillir les deux naufragés à bord de notre fragile embarcation.

 

Les vagues ce matin sont de nature colérique et nous sommes en conséquence brinquebalés dans tous les sens à la recherche d’un équilibre précaire au sein d’un esquif lui-même essayant tant bien que mal à trouver un sens à sa dérive ce qui n’est jamais chose aisée.

 

L’autruche s’est remise à chanter ce qui ajoute au surréalisme du moment, la mer étant noire et forte, le ciel orageux laissant entrevoir par moments les trois soleils dont j’avoue ne plus avoir le courage de vous parler plus avant, la pluie s’écrasant en gouttes glaciales sur nos corps transis. « Les soleils d’ailleurs sont ici » clame-t-elle « la Lune est ailleurs, les ombres fuient, les absents sont tous réunis là où nul ne les cherchera, les présents dansent la sarabande, la flûte est fine, les doux élans me manquent, il n’y a toujours pas d’amour à Saint-Pétersbourg dont l’ignorance du satin est cruellement ressentie… » Il n’y a pas de fin à sa longue mélopée.

 

Pendant ce temps, le banquier rasé de près, j’ignore comment il fait, s’accroche au long et mince cou du bipède poète, Bob le pingouin s’amuse lorsque nous dévalons le revers des vagues et s’envole lorsque l’écume du temps est trop forte, et la belle banquière se tient contre moi ce qui met à mal la fidélité de mes pensées pour Maria dans le regard de laquelle je me suis toujours perdu mais dont l’absence dans ces moments charnières est cruellement ressentie.

 

Nous évoquons la distribution du futur film qui pourrait être tiré de ces chroniques car il faut bien parler de quelque chose et les options sont limitées, j’ai préféré balayer d’un revers de ma manche mouillée la possible évocation d’une noyade de groupe dans une mer hostile et inconnue et me suis aventuré sur ces terres un peu ridicules du film dont il pourrait s’agir.

 

Nous avons immédiatement évacué le problème des pingouins amateurs de Piero della Francesca en nous accordant sur le fait que les seuls acteurs potentiellement envisageables étaient eux-mêmes, point final, sans contestation possible, pas d’hésitation et les trois humains compressés dans le véhicule rose ont hoché la tête simultanément en signe d’acquiescement. Ils n’avaient pas vraiment le choix, soyons francs.

 

Pour ma part, alors que les vagues sont de plus en plus grosses, et qu’en conséquence de quoi la jeune femme aux jolies jambes gainées de soie, à l’intelligence fort vive et la détermination glaciale, se trouve de plus en plus proche de mon pauvre corps engourdi et déconcerté, je me permets d’évoquer la problématique du grille-pain, de l’extincteur et de la machine à gaz, ce qui est une manière élégante je pense d’évacuer des problèmes de cohabitation éventuels.

 

« Comment envisagez-vous ai-je demandé de remplacer des machines par des humains ? Jouer un Yéti, ceci je le comprends, un peu de maquillage façon Star-Wars première façon et le tour est joué. Mais un grille-pain… vous risquez de tomber rapidement dans une évocation lourde et ridicule, voire niaise d’une chronique qui soit dit en passant l’est aussi par moments ».

 

La jeune femme qui ne semble pas ressentir le moins du monde la même gêne que moi, peut-être en raison des nausées qui la prennent régulièrement et l’empêche vraisemblablement de songer pleinement à d’autres sujets que la hauteur des vagues, le roulis ou le tangage, a simplement évoqué la magie des effets spéciaux et le fait que les acteurs jouant ces rôles se contenteraient certainement de prêter leur voix plutôt que leur corps.

 

Mais Bob vient de nous interrompre en interpelant agressivement Nelly – c’est ainsi que cette jeune femme se prénomme j’ai oublié de le mentionner, à cet égard veuillez noter également pour solde de tout compte qu’elle est originaire de Londres, trente-trois ans, trois mois et trois jours, célibataire, ancienne petite-amie du banquier susmentionné jusqu’à ce qu’elle le quitte pour un autre et lui aussi, deux chiens, une sœur, un frère, deux parents oubliés, et réciproquement, et une grand-mère chaleureuse et vive, rédactrice de haïkus pour un journal de Singapour, le reste étant assez vague.

 

Bob s’est donc insinué dans nos digressions et a apostrophé Nelly : « tout cela on s’en fiche un peu, franchement, mais avez-vous songé à qui interpréterais vos rôles à vous, les deux banquiers niaiseux qui se sont précipité dans notre histoire à nous en tentant de tirer la couverture à eux, hein !?, y avez-vous songé ? »

 

Nelly l’a regardé un brin décontenancée entre deux crampes nauséeuses et son regard a visiblement exprimé le souhait de mieux comprendre l’interrogation du volatile colérique. Ce dernier a précisé : « Ben, évidemment, vous êtes parmi nous maintenant, on ne vous avait rien demandé, vous étiez des étrangers, hors de cette réalité et de cette chronique poussive, et vous avez fait irruption en plein milieu de cette tempête, et vous trouvez maintenant accroché à l’autruche pour l’un et au narrateur au sourire imbécile pour l’autre. Il faudra donc trouver quelqu’un pour interpréter ces rôles ? Qui ? Pourquoi ne pas inverser les rôles ? »

 

Nelly s’est perdue dans ses chavirages d’entrailles peu habituées au roulis et n’a plus répondu mais le banquier sans nom, j’avoue ne pas avoir retenu son prénom, son âge et tutti quanti, n’exagérons pas le degré de concentration qui peut-être le mien en pareilles circonstances, a souhaité obtenir quelques précisions.

 

Bob de plus en plus excédé par l’incapacité des deux humains de comprendre quoi que ce soit à ses interventions s’est envolé mais avant de le faire a conclu de cette manière : « dans la mesure où il faudra bien trouver quelqu’un pour jouer vos rôles de tordus qui s’incrustent, je me demande si on ne devrait pas demander à un crétin de lévrier de jouer le rôle du banquier bien dans sa peau, jouant le beau, mais rien dans la tête, et à … »

 

Il n’a pas terminé et ses mots se sont perdus dans le vent. Je dois admettre que ce coup de vent est venu plus qu’à propos car je pense que la terminologie usitée par le bipède anachronique à propos de Nelly n’était pas forcément politiquement correcte, adéquate et appropriée à une époque où la forme a définitivement pris le pas sur le fond.

 

De toutes les manières, même si je reproduisais lesdits termes j’imagine que l’organisme en charge du contrôle d’internet pour renforcer la liberté, la démocratie, les droits, la sureté, la sécurité, le bien-être, le bonheur, la plénitude et la sérénité des vivants se chargerait de remplacer ces termes. Dont acte.

 

Une vague vient de remplir la baignoire rose plus que de raison et nous devons écoper. Je vous laisse pour aujourd’hui d’autant que l’ordinateur sur le clavier duquel je tape ces comptes rendus quotidiens semble ne pas apprécier outre mesure les jets de gouttelettes et d’écume sur ses parties intimes.

 

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De l’étrange irruption de banquiers dans cette histoire qui n’en demandait pas tant…


De l’étrange irruption de banquiers dans cette histoire qui n’en demandait pas tant…

 

Vous connaissez ma situation. Inutile d’y revenir sans arrêt, je risquerais de vous lasser.

 

Pas la peine de vous rappeler cette errance débutée il y a des mois à Copenhague, puis Vienne, la Mer d’Autriche, l’île de Vienne, une mégalopole inconnue, un océan sans nom, un pays déchiré et meurtri, une ville immense prise par une tourmente révolutionnaire, un périple dans le désert, une échappée vers Arezzo qui s’est achevée dans une compression de mondes, une fuite éperdue devant un incendie ravageant une lande désolée et un sauvetage in extremis.

 

Je me trouve avec certains de mes amis dans une baignoire rose flottant sur une mer démontée et c’est de là que je vous écris.

 

Vous n’êtes pas sans ignorer non plus, je répète ceci à satiété, lesdits amis qui vont et viennent dans ma fuite, à commencer par ceux qui se trouvent dans cette frêle embarcation, je veux dire l’autruche volante, flottante et trébuchante qui s’exprime par poèmes indigestes, le grille-pain existentialiste qui s’est réincarné à plusieurs reprises et est devenu ces temps-ci fort fataliste et enfin Bob l’un des trois pingouins aux lunettes roses amateurs de Piero della Francesca et souhaitant par-dessus tout se rendre à Arezzo pour y déclarer l’indépendance de la chapelle où se trouvent les fameuses fresques.

 

Au rayon des absents, ma chère Maria, ma compagne, au regard si profond que systématiquement je m’y noie, la jeune fille au foulard rouge qui peut-être la suit, le Yéti anarchiste et révolutionnaire, les deux autres pingouins, l’extincteur fort sage, historien et spécialiste des phénomènes extraterrestres et des révolutions et enfin la machine à gaz rondouillarde à tendances politiciennes.

 

Nous cherchons désespérément ces amis disparus sans réellement savoir où ils pourraient se trouver.

 

Pourquoi vous faire cette présentation lourde et répétitive à ce stade de ma fuite ? Pour deux raisons,

 

(i) d’abord le besoin de faire le point car oscillant sans arrêt entre des réalités qui n’en sont pas et des imaginaires qui le sont vraiment, perdant au fil des déplacements l’un ou l’autre les retrouvant ensuite, ignorant les lieux où nous déambulons, totalement dépassés par les évènements et subissant à l’extrême les convulsions et chaos de notre monde qui ressemble peut-être au vôtre, je n’en sais rien après tout, chacun vit sa réalité comme il ou elle le ressent, le perçoit et le voit, il n’est pas inutile de faire une cartographie du présent et du passé immédiat et

 

(ii) ensuite le souhait d’identifier et nommer aussi bien les présents que les absents car ne pas le faire est équivalent à les laisser disparaître dans une mort triste et morne, un vide sidérant.

 

Et puis il y a cette autre raison particulièrement étonnante que je souhaiterais évoquer aujourd’hui.

 

Nous dérivions tranquillement sur une mer démontée, je vous l’ai dit, dans notre baignoire rose, cela aussi vous le savez, seuls, cela je ne vous l’ai pas dit mais sachez que depuis ce matin toutes les autres baignoires ont disparu de notre environnement immédiat, il n’y a plus que vagues, écume, trois soleils au firmament et même une pauvre Lune qui se demande ce qu’elle fait là avec ses étranges ombres dessinées sur sa face visible et souillée, et nous nous demandions comment nous pourrions survivre sans eau ni nourriture, lorsque surgit de nulle part, un homme et une femme d’une quarante d’années tout au plus, sur une planche à voile arborant un beau motif doré représentant le logo d’une banque anglo-portoricaine, vêtus d’un complet trois quart anthracite à rayures discrètes, chemise au demi col élégamment entrouvert, cravate ©Lanvin à motif de fleurs de lys et framboises entremêlées, et chaussures de cuir noires de la maison ©Soulthon Et Meyson, et d’un tailleur sombre ©Boss, chemisier ©Lyster brodé main, bas de soie, chaussures à talon aiguille rayées bleues et roses, se sont arrimés à notre embarcation.

 

Ils ne nous ont pas laissé le temps de réagir et se sont immédiatement adressés à moi de manière extrêmement énergique se référant à l’acquisition des droits de cette narration dans le but d’en produire un scénario pour un film à grand budget.

 

Ce n’est pas la première fois que l’on m’entretient de cette possibilité mais une innovation s’agissant du lieu, des circonstances et des précisions quant audit film.

 

« Que l’on soit bien clair », m’a sermonné la jeune femme au visage légèrement maquillé « nous respecterons le ton décalé de vos chroniques. Il ne s’agira pas comme d’autres l’ont fait par le passé de mouliner vos propos à la sauce hollywoodienne. Loin de là. Nous sommes tout à fait sur la même ligne que vous quant à l’appréhension du vécu, les profonds bouleversements de notre univers quotidien, les catastrophes imposées par la nature ou inversement, les contradictions de notre propos d’homo occidentalis. Nous souhaitons présenter aux spectateurs une vision originale de ce chaos dont vous vous faites l’écho tous les jours ».

 

L’homme rasé de près avec lunettes fines ©Dior et lui aussi un léger fond de teint, peut-être du ©Nyarquos, a poursuivi « je n’en suis pas sûr, la distribution doit être impeccable et nous avons d’ores et déjà pris contact avec Natalie Portman pour jouer le rôle de Maria, cela semble une évidence n’est-ce pas, Pénélope Cruz serait bien elle aussi mais elle sera en tournage durant la période envisagée. Bill Murray serait très bien façon narrateur angoissé, perdu, délirant, là aussi cela paraît évident. Nous avons également pensé à Tim Robbins mais vous nous direz ce que vous en pensez ».

 

La jeune femme a poursuivi « Depardieu serait bien en Yéti anarchiste, pour le reste il faudra chercher un peu. Pour le grille-pain existentialiste se sera un peu difficile mais nous souhaitons rester dans l’esprit de votre texte. Il ne faut pas l’épurer, hors de question. Cela représentera un vrai travail d’acteur, passionnant, tout à fait passionnant ».

 

« Quant à la machine rondouillarde et à l’extincteur nous avons quelques idées à vous proposer » a poursuivi l’homme sans sourire, en tout cas peu avenant.

 

Ils se sont un peu écartés de nous à la faveur d’une vague un peu plus haute que les autres et dès lors nous ne les avons pas entendus poursuivre leur étrange dialogue.

 

Lorsqu’ils sont revenus à portée de voix, Bob le pingouin les a apostrophé de la pire des manières puis s’est envolé dans leur direction et les a attaqués avec son bec relativement tranchant en leur tenant à peu près ces propos : « Le héros de ce film ce doit être un pingouin. Tout tourne autour de Piero della Francesca et d’Arezzo, non ? Alors pourquoi vous n’avez pas parlé de cela ? Pourquoi ? Vraiment des cloches sans nom, des abrutis de la pire espèce ! Ne pas comprendre cela c’est passer entièrement à côté de la finalité de la chronique. Vous ignorez l’évidence. Si vous deviez faire un casting vous devriez commencer par Maria, cela d’accord, mais ensuite il faudra poursuivre par des pingouins et là franchement quoi de mieux que les personnages originaux de cette série ? Hein ? Pourquoi ne pas avoir commencé par cela ? Trop difficile à intégrer pour des banquiers de la City, c’est cela ? »

 

Il s’est ensuite perdu dans des hurlements intraduisibles, des volées d’ailes et des coups de becs sur le pauvre duo relativement perplexe qui a malheureusement pour eux comme pour nous perdu l’équilibre, ce qui est toujours mauvais pour un banquier me semble-t-il, et est tombé à l’eau.

 

Nous les avons recueillis à bord de notre petite baignoire rose tandis que la planche à voile s’est trouvée absorbée par les éléments et renvoyée hors de portée de nos mains ou ailes.

 

Etrange situation, vous l’avouerez…

 

Je dois cesser ici mon écriture car les talons à aiguilles de cette jeune personne sont dorénavant placés en travers de mon clavier suivis de près par une paire de mollets fort gracieux dans une soie suave ce qui rend l’écriture assez complexe et de surcroit passablement déroutante, vous en conviendrez avec moi.

 

La concentration n’est pas forcément aisée dans de telles circonstances et la nécessité pour les yeux de se concentrer sur l’écran est contredite par l’impérieux dictat des instincts masculins les plus épidermiques.

 

Dont acte et peut-être à demain.

 

A propos, si vous deviez avoir des idées pour un casting éventuel faites les moi parvenir plutôt par email que par courrier le facteur pouvant éprouver quelques difficultés à nous trouver sur cette mer qui soit dit en passant demeure fort démontée.

 

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D’une nouvelle et probable longue dérive et des plaisirs de la banalité


D’une nouvelle et probable longue dérive et des plaisirs de la banalité

 

Nous voici sur la mer, à nouveau.

 

Au loin derrière nous le pays que nous venons de traverser achève de se consumer. Les lueurs bleutées rappellent la virulence de l’incendie. Ce qui l’a provoqué ? nous ne le savons pas vraiment mais après tout qu’importe la cause, il demeure que ce qui a été auparavant un condensé de vie, n’est plus aujourd’hui qu’une chimère.

 

Les errants ont trouvé leur place dans des baignoires roses voguant sur des flots heureusement pas trop démontés. Pour l’heure, ces embarcations dérisoires sont plus ou moins réunies mais il est évident que le jeu combiné du vent et des courants vont nous séparer au fil des heures. Nous n’avons rien à manger et bien entendu rien à boire.

 

Lorsque nous n’avions plus d’espoir, absolument plus aucun, et que l’incendie se rapprochait la perspective de pouvoir nous extirper in extremis des griffes du feu nous est apparue miraculeuse. Une journée plus tard, les interrogations reviennent et demeurent.

 

L’autruche volante, flottante et trébuchante déguisée en marin d’apocalypse ne nous a rien dit qui puisse être interprétable.

 

Par contre, le grille-pain existentialiste a suggéré que ces baignoires neuves et roses devaient faire partir d’une cargaison échouée quelque part dans les environs, un porte-conteneur sans contenu autre que des baignoires roses, une hypothèse confirmée un peu plus tard par Bob le pingouin amateur de Piero della Francesca qui a survolé une épave parmi des dizaines d’autres éventrées et renversées, repliées les unes sur les autres comme des papillons d’acier.

 

Nous dérivons sur une mer sombre, presque noire. Le ciel est éclairé par trois feux, ceux de soleils qui n’ont pas lieu d’être et qui me confirme dans l’idée que ceci pourrait être un cauchemar et que bientôt je me réveillerai dans des draps, tout rose je présume, les draps sont souvent roses dans les rêves n’est-ce pas? que la voix de Maria au regard si profond que je m’y noie avec un intense plaisir me paraîtra un chant délicieux et que les murs de ma chambre seront blanc, perpendiculaires, agrémentés de photos ou peintures, avec des fenêtres et des volets et au-delà des paysages normaux, non-bouleversés, tranquilles, aimables, souriants, toute cette hypocrisie dans laquelle nous nous complaisons habituellement en nous disant que cela durera indéfiniment, douce et tendre hypocrisie qui après tout me manque énormément.

 

La banalité est assommante, détestable, enfoncée dans sa faconde routine, ces heures qui s’empilent et se débitent inlassablement, avec ses rituels que nous avons établi au fil des millénaires pour nous persuader que nous existons, que nous vivons, que nous aimons, que nous représentons quelque chose, une finalité, un ensemble de finalités, une humanité, une espèce spéciale, alors que nous ne sommes qu’un hasard résultant d’une conjonction de hasards.

 

Tout cela je le sais, le hais et le fuis mais aujourd’hui dans ma baignoire rose au milieu d’un océan malheureux, dérivant dans une direction bien entendue inconnue, le ciel barré d’une ligne de feu derrière nous et d’une écume blanche au-devant, les environs débordant des lamentations de celles et ceux qui ont fui la destruction et ne font que s’y retrouver engluée en permanence, les soleils s’explosant sur des ciels tourmentés, les traces de mort s’immisçant dans les volutes de fumées qui nous parviennent encore des mondes empilés, je me demande si ces banalités qui se compressaient n’étaient pas plus enviables que ces bouleversements au milieu desquels je me meus avec des amis dérisoires et fuyants, sans cesse bousculé et rejeté, ignorant les tenants et aboutissants, jonglant avec la réalité comme si elle existait. Je me le demande.

 

Si seulement je pouvais bénéficier de la présence de Maria.

 

Si elle pouvait être à mes côtés et me guider, comme cela avait été le cas voici peu lors de ma traversée du désert, je me sentirais tellement mieux. Je donnerai dix ans de ma vie pour une minute avec elle.

 

Mes autres amis me manquent également. Où sont-ils donc passés ces chers amis, cette machine à gaz rondouillarde à tendance politicienne, ce Yéti anarchiste, cet extincteur fort sage, les deux autres pingouins, où se sont-ils donc perdus ?

 

J’ai répété quinze fois le nom de Maria à l’oreille de l’autruche mais ceci n’a provoqué aucune réaction tangible, particulière ou interprétable, rien que des miaulements traditionnels, le style habituel des haïkus autruchiens, « lamentable et fier, le pingouin trébuche, la fleur tombe, les oiseaux volent, moi, l’amour de Saint-Pétersbourg n’est pas la même chose que l’amitié des écureuils, les vieux, bleu, un, deux et trois, ne font pas quatre, ce qui est gênant, Maria, Maria, Maria, trois fois Maria, ne font pas non plus trois Maria, une nous suffirait et son sourire, dieu, soleil, lune, son sourire est bleu, rose et rouge et à la fois, orange aussi un peu, et même vert, pas gris et jaune, tout est perdu fort l’honneur et la peur, e viva zapata… »

 

Je ne sais que dire, que penser. J’aimerais retrouver ma banale vie d’autrefois, mes quatre murs mais ma Maria avec, je souhaiterais retrouver ce qui a été ma routine et mes rituels, ma vie de mort-vivant, cet engluement dans la banalité mais également ce confort de la certitude, des acquis, des lendemains qui ne chantent pas mais se ressemblent dans leur délicieuse prévisibilité…

 

Mais en même temps, chaque jour qui passe me fait rencontrer ou percevoir une autre réalité, mettre en perspective les acquis de la veille, mieux pondérer ce que nous sommes, ou plutôt ne sommes pas, m’inflige des tableaux et images de l’humanité terribles ou merveilleux, surtout terribles, et ceci est inestimable, je commence à comprendre l’humain, non pas ses causes mais ses conséquences, et cela est indéniablement enrichissant.

 

Je suis pris entre deux envies mais je ne vis qu’une vie et celle-ci est complexe et dans un monde qui se meurt. J’espère qu’il n’en est pas de même pour vous.

 

Faites les choix qui s’imposent ou ceux qui vous semblent les meilleurs. De toutes les manières, nous sommes esclave de notre destin et nos choix passés. Profitez de votre cocon, votre ritournelle bienaimée ou vivez une vie chaotique et ubuesque.

 

A votre bon gré mes ami(e)s, faites ce que bon vous semblera, … mais agissez je vous prie…

 

§531

D’une étrange porte de sortie


D’une étrange porte de sortie

 

Je vous ai parlé hier de la situation particulièrement difficile dans laquelle nous nous trouvions.

 

D’un côté un pays, un empilement de mondes ravagés devrais-je dire, épuisé par les flammes et un vent insolent et de l’autre une mer très froide et agressive. Entre les deux des milliers de gens pris au piège sur une mince plage de galets et des récifs inhospitaliers.

 

Nous nous préparions au pire lorsque le salut est venu de la mer. Vers 7 heures 21 minutes et trois secondes – dixit mon grille-pain existentialiste devenu horloge parlante dans son sommeil, ce qui n’est pas le phénomène le plus enthousiasmant qui soit lorsque l’on essaie de se reposer mais n’était pas un vrai problème dans les circonstances puisque nul ne souhaite dormir lorsque la mort est à ses trousses – nous avons vu au lever de l’un des trois soleils sur un horizon forcément glauque une myriade d’embarcations, des baignoires roses en fait, flottant comme elles pouvaient et ce à perte de vue.

 

Des milliers de telles embarcations et, contrairement à ce qui était arrivé il y a quelques semaines lorsque nous naviguions en mer d’Autriche au-dessus des sommets alpins, lesdites baignoires ne fuyaient pas.

 

En tête de ces navires de fortune il y avait mon amie autruche volante, flottante et trébuchante, très digne dans un costume de bain qui cherchait à l’aide d’une paire de jumelles parfaitement inadaptée à l’écartement de ses yeux des figures amies, c’est-à-dire nous.

 

Nous sommes restés quelques secondes interloqués puis l’immense marée humaine et animale s’est mue avec discipline vers le bord de la plage et par groupes de deux ou trois chacun a embarqué sur l’un des bâtiments de l’improbable flottille. Il a fallu presque toute la journée pour répartir tout le monde et je suis resté sur la plage pour aider celles et ceux qui tentaient de distribuer les grappes humaines dans lesdites embarcations.

 

Vous ne serez probablement pas surpris de savoir que d’une part l’autruche a quitté la sécurité de sa baignoire pour venir à mon aide et que d’autre part Bob le pingouin amateur de Piero della Francesca, particulièrement colérique ces temps-ci, a lui pris le chemin inverse et s’est installé dans la baignoire en pointe de l’armada, loin de tout danger.

 

Au crépuscule, l’incendie avait dévoré tout ce qu’il pouvait mais nous étions en sécurité. Plus personne ne demeurait sur les galets tranchants de la plage abandonnée. La marée humaine était d’évidence devenue telle, intégrée dans un océan de baignoires roses dérivant avec docilité sur des vagues heureusement modestes.

 

Je me trouve dans une de ces baignoires, surpris, rassuré et anxieux de savoir ce qui s’est passé et où se trouvent nos autres amis égarés, surtout Maria au regard si profond que je m’y perds si souvent. Mais à mes questions directes ou indirectes, mon amie l’autruche volante, flottante et trébuchante a répondu à sa manière: « Plus d’amour à Saint-Pétersbourg, pluie à La Rochelle, bleu et vert, couleurs du jasmin, banane et chocolat, tout cela me dépasse mais nul ne se trémousse, il fait et pas, moi ou toi, nous et vous, argh! je m’emmêle mais les mêmes se mêlent et médisent sur Méliès ce qui n’est pas gentil ».

 

Je suis éreinté, mais l’espoir, cette étrange bête à la frimousse dorée, se contorsionne à nouveau aux tréfonds de mon âme. Il y a de la lumière au bout du tunnel. Quelque chose s’annonce. Un nouveau départ. Peut-être. Derrière nous les flammes ont tout brûlé, il ne reste rien, mais qu’importe, vers l’horizon qu’éclaire un soleil moins pâle qu’hier me semble-t-il je crois discerner des étincelles de plaisir. Je vais me blottir contre mon autruche, laisser mon grille-pain débiter ses quarts d’heure, supporter Bob le pingouin qui est revenu puisqu’il ne risque rien et rêver, à nouveau. Un beau et tendre rêve où Maria ne sera pas comme ici, absente.

 

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