De ma huitième et dernière leçon dans le désert
Notre traversée du désert s’achève. Nous avons parcouru des kilomètres dans des conditions extrêmement hostiles mais ce périple est en train de trouver sa juste fin. Depuis hier les conditions ont changé du tout au tout. Les paysages n’ont plus cette rugosité ou sauvagerie qu’ils avaient auparavant.
Nous avons buté, vous vous en rappellerez peut-être, sur un mur lisse et blanc coupant une étendue pierreuse en deux. De chaque côté de ce mur, la même chose, les mêmes étendues infinies, la même désolation, la même chaleur, les mêmes pierres et ossements. Tout était semblable, mais il y avait un avant et un arrière, quelqu’un avait éprouvé le besoin de couper ceci en deux parties bien distinctes.
Les trois pingouins aux lunettes roses, doux amateurs de Piero della Francesca pour des raisons qu’ils sont seuls à connaître, étaient les bâtisseurs de cette construction absurde, inutile, aberrante et, se retranchaient derrière des explications fumeuses et abscondes pour justifier leur action. Ils ont a priori déclaré que les motifs étaient clairs et revenaient à construire dans le désert de solitude et misère qui constitue la part quasiment intégrale de ce pays une chapelle reproduisant les fresques du bien nommé Piero mais en explorant plus systématiquement cette question, Maria, dont le regard est si émouvant qu’il conduit à mon anéantissement plusieurs fois par jour, a conclu que « sans vouloir préjuger quoi que ce soit il me semble que ces explications n’ont pas forcément la valeur scientifique et objective que l’on pourrait attendre. Je me demande s’il n’y a pas autre chose derrière. Je ne suis pas forcément fermée à l’idée que vous songiez vous réserver les produits éventuels du sous-sol de ces lieux. »
Ce à quoi l’autruche volante, flottante et trébuchante a souhaité ajouter son grain de sel en plongeant la tête dans le sol et, après quelques minutes, la retirant en disant : « rien à dire, rien à voir, pas de sous-sol, pas d’amour à Saint-Pétersbourg, rien que des pierres, gris et sombres, pourquoi un mur et pas une tour, jouer avec le soleil est plus drôle, vert de gris est triste ».
La jeune fille au collier rouge a fait remarquer que son pays avait souvent été soumis à la dure exploitation de sociétés philanthropiques diverses et nombreuses ayant trouvé sur ce sol amer des raisons nombreuses pour se quereller en prenant les gens qui s’y trouvaient en otages des intérêts immenses derrières lesquels elles se cachaient et, ajouta-t-elle, « la révolution actuelle est naturellement génératrice de convulsions que beaucoup attendaient. Le chaos attire les vautours de toutes sortes, pas forcément ailés, qui s’agitent, provoquent des diversions, s’affublent de nouveaux habits, sèment la confusion, agitent la propagande, utilisent de nouveaux langages pour cacher leurs intérêts anciens, le tout pour retirer le maximum et laisser le minimum, contrairement à la maxime apprise au collège selon laquelle rien ne se perd rien ne se crée, pour nous les choses sont différentes, nous perdons tout mais eux gagnent plus qu’ils ne trouvent. Ce mur ne me parait pas étranger à tout cela. Nous sommes habitués aux murs de toutes sortes. Par contre que des pingouins aux lunettes roses le construisent, c’est nouveau. »
Les pingouins attaqués ainsi de toutes parts ont baissé les épaules qu’ils n’ont pas, on soupiré et se sont blottis tous les trois autour de Maria en cachant leurs visages attristés. Ils ont bougonné quelque chose qui pouvait dire ceci : « on a fait ceci pour obtenir des fonds nous permettant de retrouver la chapelle d’Arezzo. Nul ne sait où elle est. Nous avons demandé partout. Nous avons suivi un prédicateur dans le désert pour trouver la direction de l’étoile qui nous y guiderait mais cela n’a servi à rien. Nous avons rencontré d’autres animaux de cette espèce et l’un d’entre eux nous a promis en échange de ce mur de nous donner les clefs du paradis et surtout de la chapelle d’Arezzo… Nous l’avons cru car nous sommes à bout… Nous avons perdu patience et espoir. Nous n’avons plus de rêve, plus d’espoir. Tout le monde nous vole, tout le monde nous éblouit, tout le monde abuse de notre crédulité. Qu’est-ce qu’il faut faire Maria ? »
Avant que Maria ne prononce un mot je me suis permis d’intervenir – car après tout j’étais le seul à être demeuré silencieux et il n’est pas bon pour cette chronique que le chroniqueur principal se taise tout le temps. J’ai donc indiqué avec une certaine assurance à peine abimée par un enrouement naissant « il ne faut jamais perdre l’espoir ou cesser de rêver. Le vivant n’est tel que parce qu’il est basé sur cela, la poursuite d’un rêve quel qu’il soit. Ce n’est pas forcément une leçon du désert mais cela y ressemble. La seule différence entre nous et les pierres par terre c’est cette ténacité et persévérance à poursuivre un rêve. Lorsque ceci s’achève vous pouvez tout aussi bien mourir car vous n’êtes plus rien. Dont acte. Alors cessez de pleurer sur votre sort et avancez. Oubliez ce mur qui ne sert à rien et retournons ensemble à la recherche d’Arezzo. Après tout, cette ville doit bien exister quelque part. »
Les pingouins m’ont regardé avec perplexité et, se tournant vers Maria, lui ont dit : « Qui c’est lui ? Il veut quoi ? Il dit quoi ? Il veut nous dérober Arezzo ? Tu peux lui dire de se taire avant qu’on s’occupe de lui avec nos becs ?»
Mais Maria dont le regard était plus profond et envahissant que d’habitude s’est contenté de leur dire que j’avais raison et que celui ou celle qui perdait le sens de ses rêves, qui cessait d’espérer, n’était plus réellement en phase avec la vie et qu’ainsi elle considérait qu’il leur fallait continuer à chercher Arezzo.
C’est donc décidé, nous irons à Arezzo. L’autruche flottante a ponctué ceci de cris vitupérant signifiant je crois « l’an prochain à Arezzo ! » les répétant plusieurs dizaines de fois par minute ce qui est une performance en soi.
Notre errance dans le désert s’achève. Je ne sais pas si j’y ai appris ou trouvé quoi que ce soit mais peut-être en aurais-je tiré quelques leçons, enfin me semble-t-il…