Des interrogations et envies dérisoires qui sont les nôtres lorsque notre embarcation est en train de chavirer
Notre situation est un brin cocasse, admettons-le.
Nous dérivions tranquillement, mon autruche volante, flottante et trébuchante toujours aussi loquace et incompréhensible, mon irascible Bob le pingouin et moi-même, sur une mer sombre, à la dérive dans une baignoire rose sur des flots tourmentés, fuyant une terre brûlée et recherchant nos amis égarés, lorsque deux banquiers fort distingués sur leur beau destrier, je veux dire une planche à voile surgie de nulle part, ont fait irruption pour m’arracher les droits sur la chronique que vous êtes en train de lire et me proposer une fort alléchante distribution pour un film éventuel. Puis Bob s’est fâché et nous n’avons eu d’autres choix que recueillir les deux naufragés à bord de notre fragile embarcation.
Les vagues ce matin sont de nature colérique et nous sommes en conséquence brinquebalés dans tous les sens à la recherche d’un équilibre précaire au sein d’un esquif lui-même essayant tant bien que mal à trouver un sens à sa dérive ce qui n’est jamais chose aisée.
L’autruche s’est remise à chanter ce qui ajoute au surréalisme du moment, la mer étant noire et forte, le ciel orageux laissant entrevoir par moments les trois soleils dont j’avoue ne plus avoir le courage de vous parler plus avant, la pluie s’écrasant en gouttes glaciales sur nos corps transis. « Les soleils d’ailleurs sont ici » clame-t-elle « la Lune est ailleurs, les ombres fuient, les absents sont tous réunis là où nul ne les cherchera, les présents dansent la sarabande, la flûte est fine, les doux élans me manquent, il n’y a toujours pas d’amour à Saint-Pétersbourg dont l’ignorance du satin est cruellement ressentie… » Il n’y a pas de fin à sa longue mélopée.
Pendant ce temps, le banquier rasé de près, j’ignore comment il fait, s’accroche au long et mince cou du bipède poète, Bob le pingouin s’amuse lorsque nous dévalons le revers des vagues et s’envole lorsque l’écume du temps est trop forte, et la belle banquière se tient contre moi ce qui met à mal la fidélité de mes pensées pour Maria dans le regard de laquelle je me suis toujours perdu mais dont l’absence dans ces moments charnières est cruellement ressentie.
Nous évoquons la distribution du futur film qui pourrait être tiré de ces chroniques car il faut bien parler de quelque chose et les options sont limitées, j’ai préféré balayer d’un revers de ma manche mouillée la possible évocation d’une noyade de groupe dans une mer hostile et inconnue et me suis aventuré sur ces terres un peu ridicules du film dont il pourrait s’agir.
Nous avons immédiatement évacué le problème des pingouins amateurs de Piero della Francesca en nous accordant sur le fait que les seuls acteurs potentiellement envisageables étaient eux-mêmes, point final, sans contestation possible, pas d’hésitation et les trois humains compressés dans le véhicule rose ont hoché la tête simultanément en signe d’acquiescement. Ils n’avaient pas vraiment le choix, soyons francs.
Pour ma part, alors que les vagues sont de plus en plus grosses, et qu’en conséquence de quoi la jeune femme aux jolies jambes gainées de soie, à l’intelligence fort vive et la détermination glaciale, se trouve de plus en plus proche de mon pauvre corps engourdi et déconcerté, je me permets d’évoquer la problématique du grille-pain, de l’extincteur et de la machine à gaz, ce qui est une manière élégante je pense d’évacuer des problèmes de cohabitation éventuels.
« Comment envisagez-vous ai-je demandé de remplacer des machines par des humains ? Jouer un Yéti, ceci je le comprends, un peu de maquillage façon Star-Wars première façon et le tour est joué. Mais un grille-pain… vous risquez de tomber rapidement dans une évocation lourde et ridicule, voire niaise d’une chronique qui soit dit en passant l’est aussi par moments ».
La jeune femme qui ne semble pas ressentir le moins du monde la même gêne que moi, peut-être en raison des nausées qui la prennent régulièrement et l’empêche vraisemblablement de songer pleinement à d’autres sujets que la hauteur des vagues, le roulis ou le tangage, a simplement évoqué la magie des effets spéciaux et le fait que les acteurs jouant ces rôles se contenteraient certainement de prêter leur voix plutôt que leur corps.
Mais Bob vient de nous interrompre en interpelant agressivement Nelly – c’est ainsi que cette jeune femme se prénomme j’ai oublié de le mentionner, à cet égard veuillez noter également pour solde de tout compte qu’elle est originaire de Londres, trente-trois ans, trois mois et trois jours, célibataire, ancienne petite-amie du banquier susmentionné jusqu’à ce qu’elle le quitte pour un autre et lui aussi, deux chiens, une sœur, un frère, deux parents oubliés, et réciproquement, et une grand-mère chaleureuse et vive, rédactrice de haïkus pour un journal de Singapour, le reste étant assez vague.
Bob s’est donc insinué dans nos digressions et a apostrophé Nelly : « tout cela on s’en fiche un peu, franchement, mais avez-vous songé à qui interpréterais vos rôles à vous, les deux banquiers niaiseux qui se sont précipité dans notre histoire à nous en tentant de tirer la couverture à eux, hein !?, y avez-vous songé ? »
Nelly l’a regardé un brin décontenancée entre deux crampes nauséeuses et son regard a visiblement exprimé le souhait de mieux comprendre l’interrogation du volatile colérique. Ce dernier a précisé : « Ben, évidemment, vous êtes parmi nous maintenant, on ne vous avait rien demandé, vous étiez des étrangers, hors de cette réalité et de cette chronique poussive, et vous avez fait irruption en plein milieu de cette tempête, et vous trouvez maintenant accroché à l’autruche pour l’un et au narrateur au sourire imbécile pour l’autre. Il faudra donc trouver quelqu’un pour interpréter ces rôles ? Qui ? Pourquoi ne pas inverser les rôles ? »
Nelly s’est perdue dans ses chavirages d’entrailles peu habituées au roulis et n’a plus répondu mais le banquier sans nom, j’avoue ne pas avoir retenu son prénom, son âge et tutti quanti, n’exagérons pas le degré de concentration qui peut-être le mien en pareilles circonstances, a souhaité obtenir quelques précisions.
Bob de plus en plus excédé par l’incapacité des deux humains de comprendre quoi que ce soit à ses interventions s’est envolé mais avant de le faire a conclu de cette manière : « dans la mesure où il faudra bien trouver quelqu’un pour jouer vos rôles de tordus qui s’incrustent, je me demande si on ne devrait pas demander à un crétin de lévrier de jouer le rôle du banquier bien dans sa peau, jouant le beau, mais rien dans la tête, et à … »
Il n’a pas terminé et ses mots se sont perdus dans le vent. Je dois admettre que ce coup de vent est venu plus qu’à propos car je pense que la terminologie usitée par le bipède anachronique à propos de Nelly n’était pas forcément politiquement correcte, adéquate et appropriée à une époque où la forme a définitivement pris le pas sur le fond.
De toutes les manières, même si je reproduisais lesdits termes j’imagine que l’organisme en charge du contrôle d’internet pour renforcer la liberté, la démocratie, les droits, la sureté, la sécurité, le bien-être, le bonheur, la plénitude et la sérénité des vivants se chargerait de remplacer ces termes. Dont acte.
Une vague vient de remplir la baignoire rose plus que de raison et nous devons écoper. Je vous laisse pour aujourd’hui d’autant que l’ordinateur sur le clavier duquel je tape ces comptes rendus quotidiens semble ne pas apprécier outre mesure les jets de gouttelettes et d’écume sur ses parties intimes.