Lorsque la mer s’emmêle et l’énigme des ours se démêle
Je me suis réveillé tel un somnambule.
Je n’ai guère dormi cette nuit car la mer a à nouveau été fort grosse et notre embarcation de fortune a tangué tant et plus. Il y a peu, j’aimais la mer par-dessus tout mais ce sentiment s’éteint je dois l’admettre au rythme incessant des vagues qui les unes après les autres nous ballottent d’abord vers les astres, puis les abîmes, puis nous donne l’espoir d’une rédemption avant de recommencer à faire chavirer nos esprits à défaut de notre esquif.
Il y a un rythme irrégulier mais profond dans ce mouvement et nous ne pouvons y résister. Nous sommes entrelacés, mes improbables amis et moi-même, et ne disons pas grand-chose. Le fait de nous tenir serrés les uns contre les autres – un esprit chagrin dirait certainement que nous n’avons guère le choix étant à six dans une baignoire – nous confère cette illusoire sensation de réconfort, comme si trois humains, un grille-pain, existentialiste, un pingouin amateur de Piero della Francesca et une autruche volante, flottante et trébuchante pourraient plus facilement résister ou survivre ensemble qu’isolément au milieu d’un océan déroulant sa chair de poule sur son épiderme infini.
Nous sommes ballottés, remués, secoués, comprimés, projetés en l’air avant de sombrer dans des profondeurs irréelles, traumatisés mais, curieusement, nous traversons le présent avec nausées certes mais sans trop de dégâts significatifs.
Il y a quelques temps, vous vous en rappellerez peut-être nous avions déjà traversé une mer, d’Autriche je crois, à bord d’embarcations illusoires mais avions fini par chavirer alors même que la mer était chaude et calme. Ici la situation est inversée, les flots sont en colère mais notre baignoire les traverse sans coup férir, se souciant apparemment très peu de la violence et hauteur des vagues.
Il reste que notre fier radeau ressemble plus à un disciple de Moise s’apprêtant à traverser la Mer Rouge qu’aux planches vermoulues de Géricault.
Curieusement également, en dépit de mon désarroi dont vous avez été hier les récipiendaires involontaires, excuse-moi, je dois souligner que nous n’avons ni faim ni soif, que nous dormons peu mais sommes peu fatigués, que nous rêvons éveillés et que notre sommeil en est privé, de rêve je veux dire. Tout cela mériterait d’être analysé mais je ne suis pas en état de pousser plus avant cette introspection d’autant que des nausées fréquemment bouleversent mes boyaux.
C’est curieux comme les convulsions de ce type vous privent de toute faculté de réflexion, vous sombrez dans une sorte de léthargie implacable difficilement cernable et interprétable, une confusion des sens, une inversion des sensations, vous venez de vous réveiller mais êtes épuisé, parvenez à peine émerger des limbes dans lesquelles vous vous trouviez quelques heures ou minutes auparavant, la sagesse voudrait que vous réagissiez, mais vous n’avez plus de sagesse car votre esprit est totalement embué, vous vaciller et lorsqu’enfin une voix provenant non pas d’outre-tombe mais de l’au-delà du cimetière des boyaux vous enjoint de réagir de vous redresser et reprendre le dessus, il est trop tard, plus rien n’y fait, vous succomber et laissez le fiel se déverser hors de vos entrailles, libérant ainsi un peu d’oxygène se répandant dans vos veines épanches et vos artères désertées, vous permettant alors, et alors seulement de réaliser que vous étiez nauséeux, trop évident coco, mais trop tard…
Pour en revenir non pas à mes moutons car heureusement nous n’en avons pas en stock ce qui au demeurant est étonnant, mais à ma barque qui ne chavire pas, je pense que ceci est dû au fait que notre baignoire rose est constituée de deux étages bien distincts, la partie émergée sur laquelle nous nous serrons, et celle immergée, une sorte de quille involontaire découverte par le spéléologue amateur que je suis, et au sein de laquelle se trouve un véritable inventaire à la Prévert.
Je vous ai décrit tout ceci hier, je ne vais pas vous assommer d’avantage. Je préciserais cependant que suite à mon coup de gueule d’hier et mes exigences de clarté dans le déroulement de cette chronique qui avait alors atteint un point de non-retour et s’embarquait dans un voie non pas sans issue mais précisément avec trop d’issues, trop de fuites, trop de considérations extérieures rendant le flux de l’histoire compliquée imbriquant trop d’éléments inexplorés, confus, chaotiques, j’ai obtenu les éclaircissements suivants que je voudrais partager avec vous :
(i) les formes sombres qui gisaient entrelacées dans la pièce étanche et poussiéreuse étaient effectivement des ours blancs, de petite taille, fuyant le réchauffement climatique et la fonte de la banquise et des glaces. Etant dans l’impossibilité de trouver dans leur nouvel environnement de quoi subvenir à leurs besoins, ils se sont aventurés hors de la zone géographique qui leur avait été allouée par le grand et digne divin créateur dénommé ‘moissonneuse-batteuse’ en langage oursien – un équivalent fort poétique pour représenter la trinité habituelle créatrice, nourricière et sanctionnatrice – pour tenter de s’établir dans un territoire plus adapté.
(ii) leur taille relativement modeste pour des mammifères de ce type est équivalente à 2 mètres 22 diminué du tiers de la longueur de la bicyclette gisant sur le sol et laissée en cet endroit pour servir d’étalon modèle et est due à des contaminations non-intentionnelles de la faune marine par des éjections radioactives ne provenant pas de cylindres nucléaires parfaitement étanches construits par de grands philanthropes sains, modestes et confiants, soumis aux plus hautes conditions de sureté, contrôle et construction, permettant de résister à tout, même à l’inenvisageable.
(iii) se heurtant au contenu de la directive universelle de catégorie 123 certifiée uxc, du 3 janvier 2021 prévoyant la liberté universelle, les droits totaux, la sureté permanente, la joie, le bonheur et l’épanouissement de l’individu humain ou pas, de niveau social de 0 à 9 sur l’échelle non pas de Richter mais de la richesse tout court qui comprend 10 échelons, le dernier étant inaccessible, non mais, pour autant qu’il se taise et se contente de vivre là où on lui dit de vivre et pas ailleurs, ou plutôt ailleurs et pas ici, lesdites braves et bonnes bêtes, heureusement pour elles blanches et caucasiennes ce qui leur conférait un chouia d’avantage, admettons-le, sur les pandas ou ours mielleux des indes, ont approché des groupes occultes pour obtenir des vrais faux passeports, de faux sauf-conduits et de vraies devises, pour les derniers susnommés (je vous laisse chercher, la phrase est longue mais cela vous divertira à ce stade de ma chronique).
(iv) les intercesseurs et liquidateurs étaient ce qui n’étonnera pas les lecteurs de cette chronique des pingouins aux lunettes roses, non pas amateurs de Piero della Francesca – on a déjà donné, n’en jetez plus la cour est pleine – mais de Goya, pour la noirceur, qui après avoir compté lesdites devises leur ont trouvé un transport approprié, soit les sous-sols d’embarcations dernier modèle produites en Allemagne, promettant ainsi un voyage agréable, aisé et discret.
(v) le voyage en question s’est avéré particulièrement agréable permettant aux ours dont il s’agit de sombrer dans une micro-hivernation non hivernale mais par suite et plus près de nous les conditions ont changé faisant sombrer non pas les ours mais le navire porte-conteneurs et son contenu, apportant réconfort et sauvetage aux milliers d’individus perdus sur une plage inhospitalière mais secouant fortement nos passagers clandestins.
(vi) depuis lors les ours comprenant que la situation devenait fort compliquée ont dépêché un émissaire pour parlementer avec les occupants de la partie émergée mais apercevant un pingouin, le nôtre, ils se sont immédiatement ravisés et ont décidé de continuer le voyage coute que coute et pour cela ont décidé d’opter pour un éveil somnambulique approprié. Voici ce que je pouvais vous dire à ce stade.
Je vais vous laisser car les contorsions et danses de mon estomac bileux ne me laissent guère d’autre choix.