Premières impressions de l’au-delà


Premières impressions de l’au-delà 

 

Il est des situations fort gênantes et celle-ci en est assurément une.

 

Je vous avais laissés hier au bord de l’infini, à cette frontière ultime entre le monde tel que nous le connaissons et ce qu’il y a au-delà, quel que cela puisse être. Je vous avais décrit avec forces détails notre glissade en ce bout du monde bien ordinaire, coincé entre une mer gélatineuse fluorescent et un ciel lourd de nuage compressé sur nos têtes tel un plafond de plâtre et avais mentionné l’existence de cette lucarne carrée s’ouvrant à l’extrême limite du monde sur un au-delà enfin dévoilé et dont je m’apprêtais à vous fournir une lecture aussi perspicace, exhaustive et fidèle que possible.

 

Après une errance de quelques mois au cœur des convulsions et bouleversements que notre cher monde connaît en ce moment, j’étais traversé par un désir enthousiaste de vous décrire cet horizon qui chancelle et s’éventre en une issue de géométrie plane et carrée déchirant les épidermes tant du ciel que de la mer.

 

Mes amis, allongés à mes côtés ou immédiatement derrière selon leur degré de courage ou d’intérêt me demandaient, me criaient même, « alors, qu’y a-t-il ? que vois-tu ? ça s’ouvre sur quoi ? ne garde pas cela pour toi ! Dis-nous tout ! Mais je ne savais que dire car ce qui s’ouvrait benoitement béant sous ma tête coincée de biais, les yeux exorbités tentant de rendre réaliste ce qui ne l’était assurément pas, c’était une obscurité parfaite, une ombre géante et noire, silencieuse. »

 

J’ai tendu ma tête, l’ai plus ou moins décoincée et avancée dans ce gouffre et soudainement me suis mis à glisser, poussé par l’autruche volante, flottante et trébuchante, qui s’échinait, même en ces moments dramatiques pour l’histoire de l’humanité, à partager ses sonnets ridicules et incompréhensibles « le noir, le bleu et le blanc, j’aime, pas vraiment, mais oui, le hérisson aussi, quant aux ours, c’est sur, et il n’y a toujours pas d’amour à Saint-Pétersbourg, Mirabeau fait des siennes, et la Seine coule toujours, tandis que nous coulons aussi, mais la gélatine n’aide pas, le plâtre non plus, mon cou aussi, bref, plumes d’ici ou plumes de là, l’au-delà ne vaut pas mieux que l’eau d’ici, alors avance, j’ai faim, et soif, de vérité et de rêve ».

 

J’ai donc chuté dans cette bouche sombre mais contrairement à Alice je ne suis tombé que de quelques mètres, trois tout au plus, et me suis retrouvé dans un local obscur, avec pour seule lumière un filet de clarté provenant du soupirail qui logiquement formait alors une ouverture vers le ciel. Mes amis m’ont rejoint l’un après l’autre, à commencer par le grille-pain existentialiste dont le cordon électrique relié à ma ceinture ne pouvait le laisser seul là-haut, puis l’autruche, Bob le pingouin aux lunettes roses, râleur et pesteur, mais toujours amateur de Piero della Francesca, Nelly la jeune banquière à la silhouette de velours et de soie et l’esprit acéré et vif, son ami dont le prénom et le nom n’ont absolument aucune sorte d’importance, et les ours, passagers clandestins de notre antique embarcation en forme de baignoire à étage.

 

Tous sont tombés lourdement, plusieurs sur moi, d’autres à côté, mais nul ne s’est fait mal le sol de cet endroit étant recouvert et délicatement calfeutré d’un tapis de mousse, façon tatami.

 

Puis, la lucarne s’est refermée d’un TIC sonore suivi d’un CLIC professionnel et efficace.

 

Nous sommes donc dans l’au-delà, après la dernière limite de l’univers, après ce qui ne doit pas exister, et ceci se présente de la manière suivante :

 

(i) pas de clarté, rien que de l’obscurité, sombre, profondément, une sorte de rien, vide de sens et de contenu, si ce n’est nous,

 

(ii) l’au-delà est cubique, de trois mètres trente-trois de côté, à vue de nez, ou plutôt de bec puisque nous avons utilisé Bob pour le mesurer,

 

(iii) il n’y a personne d’autre que nous ce qui est finalement assez réjouissant puisque l’on aurait pu trouver des espèces de choses ailées façon Bosch et confrères ce qui m’aurait probablement profondément déplu et effrayé,

 

(iv) il y a un son uniforme et métallique qui se fait entendre à intervalles régulier et indique en alternance :

 

« (a) vous avez atteint le seuil de l’au-delà et votre numéro est le 12.345.678, tous nos opérateurs sont occupés mais dès que l’un de ceux-ci se libérera vous serez convié à lui fournir les données confidentielles et les documents nécessaires à l’obtention de votre numéro d’identification AD provisoire, veuillez noter que votre conversation pourra être enregistrée afin de perfectionner notre gestion des arrivées »

 

ou « (b) au troisième top il sera 12 mois, 11 jours, 17 heures, 33 minutes, 12 secondes avant la mise à disposition d’un opérateur ou d’une opératrice en vertu des règlements et directives DHL/jhj/xu/3111 régissant le traitement des nouveaux arrivés dans l’au-delà »

 

et enfin « (v) la température ambiante est d’environ 25 degrés, ce qui est considéré par les ours comme parfaitement approprié à une hivernation de longue durée ».

 

Que dire de plus ?

 

Objectivement, nous sommes désemparés et ne savons comment réagir.

 

Si ma chère Maria au regard si profond que je m’y perdais si souvent était là – bien que je ne risquerais plus de m’y perdre étant donnée l’obscurité du lieu – elle trouverait certainement une parole apaisante pour nous inciter à la patience ou instaurer une sorte de sérénité teintée de résignation et d’enthousiasme retenus. Mais elle n’est pas là, sa modération n’est pas communicative, et une forme d’anxiété insidieuse s’empare de nous.

 

Bob est le plus vociférant et à chaque fois que les haut-parleurs cachés diffusent les messages antérieurement décryptés à votre attention il commente de manière abrupte : « je me tape de l’au-delà, moi je cherchais mes frères et mes sœurs, et Piero, bien sûr, et au lieu de cela, l’autre imbécile nous a trainé à quatre pattes pour trouver l’au-delà, mais je m’en fiche complètement, rien à cirer de l’au-delà…

 

Les autres sont adossés contre l’un des murs de l’au-delà et échangent des propos anodins pour se réconforter et perdurer dans l’impression que rien n’a changé, que tout demeure, que nous continuons à survivre, comme tout le monde.

 

Le grille-pain s’est contenté de dire « si c’est cela l’au-delà, alors comme disait Shakespeare, cela faisait beaucoup de bruit pour rien. Bon, un petit somme me fera du bien et au réveil on y verra plus clair, ou moins sombre, ou autrement. Il faut dormir dessus. Après tout, dormir sur l’au-delà et ce dans l’au-delà, c’est pas donné à tout le monde. »

 

Je vais faire pareil et reprendrai ma chronique après-demain soir; pour l’heure je vais tenter de déterminer la surface du sol et celle des murs pour en tirer le volume de l’au-delà, ne me demandez pas pourquoi. A priori, celui-ci devrait 36.93 mètre cube ce qui ne veut absolument rien dire mais donne une idée assez fine de la vacuité de celui-ci. On verra bien demain.

 

 

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