D’un au-delà d’à peine 39 m3 et d’une présence nouvelle, envahissante et angoissante
Je dois avouer partager votre surprise quant à la configuration de l’au-delà. Je m’attendais moi aussi à quelque chose d’un peu différent, plus approprié aux circonstances, peut-être plus ostentatoire, certains ornements, des discours, des figurants aux cœurs légers ou lourds, c’est selon, des postures, des sièges clinquants ou des colonnes, une gestuelle ou des rites, enfin quelque chose de plus seyant. Ou alors rien du tout, juste un petit néant sans conséquence, un oubli total de soi et des autres, une absence d’existence.
Mais là, je suis perplexe.
En tout cas, je pense être avoir été fidèle à l’essence de notre ultime errance, je vous ai décrit le bout du monde, soit un rétrécissement, et non l’inverse comme on nous l’a si souvent indiqué, des lieux avec une mer gélatineuse et molle en dessous, un ciel tassé au-dessus et l’ensemble faisant jonction en un point singulier correspondant au lever de l’un des trois soleils.
C’est évidemment difficile à trouver et nous y serons parvenus par le plus grand des hasards.
Quant à l’au-delà … admettons que le fait qu’il ne puisse être atteint que par un soupirail en ce point précis et qu’il se présente sous la forme d’un cube de volume restreint plongé dans une parfaite obscurité avec comme seul bruit de fond une voix métallique nous enjoignant de patienter et nous préparer à quelque collecte administrative de renseignements personnels, tout cela est fort décevant.
Mais bon, il faut faire avec ce que l’on a. Je ne peux pas vous faire une description des lieux ressemblant à des toiles de Gustave Moreau lorsque ce que je vois est un mélange de Soulages, Zao Wou Ki et Hartung en plus sombre…
Je comprends votre interrogation. Hier, je parlais d’obscurité totale et aujourd’hui je fais référence à des peintres opérant par touches ou plaques de noir sur fond blanc. Il y a contradiction. Je vous prie de bien vouloir m’en excuser, je ne suis pas aussi rigoureux que je voudrais l’être.
En fait, l’œil, comme le reste du corps des vivants en général, s’habitue à tout, mais il lui faut un peu de temps.
En l’occurrence, après quelques dizaines d’heures d’obscurité complète dans cette antichambre charmante, nous avons commencé à distinguer des formes, pas inconnues bien sur puisqu’il s’agissait de celles des membres de notre groupe. Il y a là, je vous le rappelle, le grille-pain existentialiste, l’autruche volante, flottante et trébuchante qui s’essaie au sifflement ce qui est extrêmement désagréable, croyez-moi, Nelly, la jeune banquière au corps envoûtant et l’esprit cinglant, son ancien ami dont le nom et la personnalité n’ont aucune sorte d’importance, Bob le pingouin râleur et pesteur amateur de Piero della Francesca, et les ours anciennement passagers clandestins de notre embarcation et présentement en hivernation.
Progressivement les formes de chacun de mes amis sont apparues de façon somnambulaire, des géométries vagues et floues sur fond d’obscurité, des glissements de l’œil sur des écrans obscurs, des tâches noires sur fond sombre.
Mais les corps émettant de la chaleur, il y a forcément me semble-t-il un moment où les imperceptibles sauts de température finissent par entraîner des modifications presque insensibles sur l’échelle des couleurs.
J’ai donc fini par apercevoir des ombres correspondant aux silhouettes dont il s’agissait mais avec un bémol particulier, à savoir le fait que le nombre de formes que j’aie comptabilisées ne correspondait pas à celles qui devaient se trouver là. Il y avait une plus-value d’un individu ou objet.
Si l’on considère notre groupe actuel comme comprenant 10 entités humaines, animales ou mécaniques, j’ai discerné 1 forme de plus.
Comme phénomène boursier à disposition des philanthropes qui songent à nos intérêts plus qu’à toute autre chose au monde, je pense que cela est intéressant, une plus-value de 10% en une journée, c’est passionnant!
Même le banquier, qui fut je vous le rappelle anciennement ami proche de Nelly dont les jambes soyeuses même si elles ne sont plus visibles continuent à me faire frémir d’intérêt, a admis que ce nombre l’interpellait et qu’il lui était certes arrivé d’obtenir des pourcentages de cette nature mais pas sur un portefeuille stable dans son intégralité.
Nelly a surenchéri en riant et disant que pour elle c’était argent courant et comptant et les deux sont entrés dans une discussion interminable à ce sujet.
Pour ma part, mon état d’esprit à légèrement changé et me suis retrouvé plongé dans un état d’anxiété sensiblement plus marqué qu’auparavant. Vous voudrez bien noter à cet égard que ledit état est déjà anormalement élevé puisque le fait de se trouver dans un au-delà obscur, même de taille réduite, est un facteur de stress non négligeable. Ajouter à cela la notion de partage d’une intimité obscure avec un individu non répertorié et potentiellement dangereux et vous comprendrez certainement mon désarroi.
J’ai donc entrepris de faire un appel général et de demander à chacun de porter sa main sur la personne, individu, chose se trouvant à sa droite en lui demandant de se présenter succinctement pour vérifier si voix et forme allaient bien ensembles.
Nous avons procédé de cette manière et avons pu identifier hâtivement mais relativement précisément les différentes formes assises en cercle le long d’une pièce de forme carrée ce qui était intéressant conceptuellement parlant mais indifférent vues les circonstances. Nous avons noté chaque forme et lié chacune à une voix et un nom, le fait de nommer étant essentiel.
Mais il restait cette addition d’une forme que nous n’avons pu résoudre jusqu’au moment où Bob le pingouin s’est exprimé en disant « on va quand même pas faire trois fois le tour de cette pièce. Ça suffit comme cela. Je sais qu’on a l’éternité pour cela mais moi ça me barbe au possible. D’autant qu’on sait qui est la pièce rapportée ».
J’ai demandé immédiatement quelle était ladite pièce rapportée et lui de répondre mais enfin c’est évident non ? C’est toi qui nous parle une fois de la gauche une fois de la droite, alors à moins que tu n’aies développé un don d’ubiquité il y a un problème à régler chez toi et cesse de nous embêter avec cela. On a une année à passer là-dedans et c’est assez pénible comme cela.
Les autres voix ont acquiescé, même l’autruche volante, flottante et trébuchante qui a tenu a souligner « l’étrange est normal dans cette histoire, la norme est l’illusoire, Saint-Pétersbourg n’a plus d’amour mais l’amour est à Mirabeau ce que la Seine est à Honfleur, la voix est à droite mais la voie est aussi à gauche, mon cou se perd où la tête s’arrête et celle-ci débute où mes plumes se taisent car les voix se muent et de muettes se font la mouette. »
J’en ai déduit que le problème était certainement chez moi et je dois admettre au moment où je vous parle être saisi d’un grand doute et d’un effroi comparable : si je vous parle d’une tête, d’une bouche et de deux poumons à la fois, qu’en est-il de cet autre moi-même présent dans cette pièce qui en fait autant mais que je ne connais et ne reconnais pas.
Tout cela me dépasse et je brûle de faire la lumière sur ce point inquiétant, ce qui aurait d’ailleurs l’avantage de fournir une forme de clarté dans cette obscurité bien gênante. Ceci signé par moi-même et peut-être un autre moi-même trainant dans une sorte d’antichambre d’un au-delà ridiculement étroit et confiné, 5 mètres au carré ce n’est franchement pas lourd, et dont les voies, voix, et voiles sont impénétrables. Je dis voiles car peut-être puisque nous sommes aux environs d’une mer gélatineuse nous pourrions en avoir besoin.
Je vous laisse… Je vous laisse…
Je le dis en double puisque je suis deux. Je le dis en double puisque je suis deux…
Je m’égare… Je m’égare…
Et puis zut… Et puis zut…