D’une incertitude qui persiste et de l’agitation salutaire des pingouins
Nous progressons dans un décor de plus en plus tourmenté.
La direction que nous suivons sous l’impulsion de l’autruche volante, flottante et trébuchante demeure rectiligne tandis que la route bitumée coupant en deux le pays artificiel dans lequel nous sommes cantonnés prend une courbure de plus en plus marquée, ce qui provoque une altération des éléments. Nous ne voyons pratiquement plus l’endroit du décor, mais seulement ce qui aurait dû demeuré caché, des outils derrière un faux buisson, une échelle métallique suspendue en lieu et place d’un tronc d’arbre centenaire en carton à peine mâché, des filins sous un échafaudage provisoire conduisant à des ouvertures dissimulée derrière des caches peintes en bleu roi ou vert pommes, un sol en béton apparaissant sous des morceaux de tissus figurant la mer ou la plage, des projecteurs et autres équipements similaires cassés regroupés de manière compacte derrière une pseudo forêt en plastique recouvert d’une laque brillante et vive.
Des enfants marchent devant nous mais leur nombre, comme je l’avais constaté hier, est en nette diminution. Alors qu’il y a peu de temps il était presque impossible d’appréhender d’un seul tenant le groupe dans son ensemble, la situation s’est inversée et les identifier est aisé. J’en ai profité pour accrocher au revers des vestes de chacun d’entre eux un petit numéro rapidement griffonné sur des confettis de papier retrouvés dans le tiroir d’un meuble de bureau oublié sous un contre-pied quelconque et me suis arrêté à 42. C’était aux environs de 9 heures ce matin.
A la pause de 11 heures, je n’ai plus compté que 37 enfants et manquaient les numéros 11, 13, 15, 28, 42. A 13 heures, trois autres manquaient à l’appel, à savoir les numéros 1, 3 et 9. A l’heure où je compose ces mots je pense que cinq ou six autres sont absents. Je regarde pourtant avec beaucoup d’attention la petite troupe qui avance mais n’ai pu constater aucune anomalie, aucun enfant qui soudainement ait été avalé, absorbé, aspiré, englouti, enlevé ou éliminé par le sol ou les décors.
Une simple absence qui se propage, une contamination ou contagion d’absence, un mouvement insidieux qui demeure cantonné aux seuls enfants, notre groupe initial demeurant lui parfaitement identifié et intact.
Maria au regard si profond que je m’y perds toujours ne s’en inquiète pas outre mesure et a réitéré il y a quelques minutes sa certitude que les enfants n’étaient que des représentations d’enfants, des images ou allégories, quelque chose de similaire mais en aucun cas de vrais enfants en chair et en os.
Je lui ai fait remarquer que ces enfants étaient des vêtements sur des corps existant dans un monde physique réel et non dans une dimension parallèle mais elle a évacué cet argument d’un revers de son indifférence notant que les sens étaient trompeurs. J’ai poursuivi ma diatribe en soulignant combien il serait difficile de subrepticement dérober des enfants se trouvant à quelques mètres de nous mais qu’après tout rien ne l’interdisait totalement, il pouvait y avoir des moments d’inattention provoqués par des subterfuges subtils, un bruit nous faisant regarder ailleurs, ou toute autre situation anachronique, curieuse, dérangeante ou simplement troublante attirant l’attention même de manière fortuite durant quelques dixièmes de secondes.
Mais ceci ne l’a pas perturbée, elle m’a fait remarquer que mon inventaire antérieur était assez intéressant mais n’avait aucune valeur scientifique et ne permettait pas de démontrer quoi que ce soit. Quand bien même des enfants portant des numéros spécifiques, ce qui soit dit en passant n’est pas la chose la plus élégante qui soit, disparaîtraient-ils ou elles, quelle conclusion voudrais-tu en tirer ? Qu’ils ont disparu ? Et alors, cela dépend de beaucoup de critères, rien n’empêchant de penser que tu ais par exemples oublier les numéros dont il s’agit, ce ne serait pas la première fois qu’une simple distraction n’entraîne un enchaînement de causalités inapproprié ! Qu’il y aurait des liens particuliers, une sous-espèce de Thalès, des relations aléatoires liant les numéros disparus entre eux et permettant de déterminer qui sera le prochain ou la prochaine disparue ? Même si c’était vrai, cela ne nous avancerait en aucune manière car d’une part le temps qu’il te faudrait pour déterminer quelle est ladite fonction liant le tout serait largement supérieur à celui conduisant à la disparition des enfants et d’autre part cela ne nous permettrait absolument pas de répondre aux questions usuelles portant sur le qui, le quoi, le comment, et surtout le pourquoi…
A mon tour, je lui ai demandé : Donc, il faut nous taire, subir, nous contenter d’opiner du chef et constater que des enfants disparaissent et lorsqu’ils auront tous et toutes disparus nous attendrons que quelqu’un viennent miraculeusement nous informer de ce qui sera ensuite ?
Elle m’a regardé en hochant la tête de gauche à droite avec un sourire teinté d’amertume et a répété que les enfants n’étaient pas des vrais enfants, que tout cela ne signifiait pas grand-chose, que nous étions dans une parenthèse entre nulle part et ailleurs et qu’ainsi le sort de ces images n’était pas essentiel.
La jeune fille aux cheveux rouges a continué sur la lancée et ce sans me regarder en indiquant qu’après tout rien ni personne ne pouvait certifier que nous-mêmes étions autre chose que des images, des représentations, des produits de l’imaginaire, que la réalité avait plusieurs étages, et le rêve aussi, que ceci durait depuis que le monde était monde mais que ce fait aussi était sujet à caution. Cependant, elle s’est rapprochée de ma position en mentionnant à Maria que le sort des enfants ne lui était pas indifférent même si elle partageait son interprétation selon laquelle ils n’étaient probablement que des images.
Les trois pingouins aux lunettes roses amateurs de Piero della Francesca se sont sur ces entrefaites rapprochés de nous et en haussant ce qui leur servait d’épaules ont dit du haut de leur superbe : Nous les gamins on s’en fout, image ou pas image, représentation ou pas, ce qui compte c’est de foutre le camp d’ici, de nous barrer, car pour être plat c’est plat, et ce n’est pas Arezzo. Nous allons régler cela très bientôt, ne vous inquiétez pas, vous pouvez compter sur nous. Puis d’un sourire entendu ils se sont retournés et se sont dirigés vers la fausse mer sur laquelle ils sont en train de marcher.
Maria m’a souri à nouveau, avec une moue signifiant tu vois je te l’avais bien dit, tôt ou tard les choses changent, il y a toujours un grain de sable pour faire dérailler la machine. D’abord l’autruche volante, flottante et trébuchante, maintenant les pingouins. Babel va tomber, ne t’inquiètes pas…
Sur ce mots je vous laisse, je ne voudrais pas manquer la chute de Babel. Je vous raconterai cela demain.