D’évènements fluctuants et inconnus et de l’obstination suicidaire d’un grille-pain existentialiste
Je me promène dans les rues d’une ville prise dans une immense tourmente joyeuse et pétaradante.
Des groupes humains se promènent et rejoignent d’autres groupes formant ainsi une grappe nombreuse et en expansion, fermant rapidement une rue, une avenue ou une autoroute au trafic urbain, les véhicules de toutes sortes s’arrêtant tant bien que mal au milieu des voies, les conducteurs d’abord interloqués, puis radieux, finissant par se joindre à la foule débonnaire convergeant vers les locaux du tribunal du bien public, de la sécurité des âmes et des êtres, et de l’affirmation de leurs droits et devoirs, scandant des slogans appelant à l’exécution sommaire et immédiate du grille-pain existentialiste.
Toutes et tous affirment leur bonheur à l’idée de la fin des périodes troubles, le meneur ayant été arrêté et spontanément avoué sa responsabilité pleine et entière dans les évènements des mois précédents. Bien entendu, le fait que le grille-pain avouerait n’importe quoi basé sur le principe de la responsabilité et de la culpabilité de tout vivant dans les déchéances de ce monde depuis ses origines n’est pas quelque chose qu’ils pourraient ou souhaiteraient entendre.
Mes investigations de ce jour ont porté sur les évènements visés par la colère de la foule.
Quels ont-ils été, quand se sont-ils produits, qui en ont été les victimes ?
Autant de questions dont les réponses me permettraient de retourner auprès des préposés de la justice dans le but de les instruire de l’absence totale de lien entre le grille-pain et ces incidents, quels qu’ils puissent être. Après tout, vous le savez bien, nous n’avons fait irruption dans ce monde que depuis peu, cinq ou six jours, tout au plus. Auparavant nous évoluions dans un monde artificiel fait de décors de cinémas.
La démonstration serait aisée si je parvenais à répondre à ces fichues questions, mais je suis impuissant, en tout cas au moment où j’écris ces lignes car je n’ai pour l’heure obtenu aucune information digne de ce nom. Il est clair que tout ce qui touche ce passé récent est refoulé aux tréfonds des âmes en peine et maintenant libérées.
Lorsque je demande quand ces évènements ont eu lieu on me répond au gré de circonstances : pas besoin de retourner le couteau dans la plaie… il faut laisser les blessures du passé se recoudre d’elles-mêmes, les cicatrices sont récentes, les plaies ne sont plus béantes mais à peine… comment oublier ? C’était hier, il y a deux heures, ou il y a trois ans, qu’importe, tout est si présent en nous, nul n’oubliera, nul ne pardonnera !
Evidemment, à la question ‘de quoi s’agit-il exactement ?’ La réponse est encore plus évasive et parfois brutale : Je vous en prie, cessez de me torturez… Si vous ne savez pas de quoi il s’agit c’est que vous êtes complice de cette brute épaisse qui vient d’avouer… Vous savez bien, voyons, comment pourrait-on l’ignorer ? Tous les journaux de cette planète et des voisines ont décrit les détails de ces terribles évènements jusqu’à la nausée… j’en ai la nausée quand je vous parle, vous êtes si cruel de m’en reparlez, vous n’avez pas de cœur, vous êtes monstrueux…
Le nombre de victimes ? Ils ne savent pas… tout le monde, bien sûr, pas une âme qui en soit sortie vivant, mon cher Monsieur, nous sommes tous ténébreux depuis ce jour-là, le jour de la transe, le jour de la fin, de son début à la fin, ces heures sombres, nous sommes morts ce jour-là, nul n’a survécu, nous sommes des zombies, et nous risquions de sombrer dans le cauchemar le plus infernal si cet infâme grille-pain n’avait finalement avoué… finalement c’est la seule chose décente qu’il ait faite dans sa misérable existence, le fait d’avouer nous soulage, nous guérit…
Je ne dis rien, j’écoute la souffrance, incompréhensible souffrance dont les aveux de mon ami grille-pain amateur de Kierkegaard semblent représenter une forme catharsis, une rédemption inespérée.
La question complémentaire que je me suis posé toute cette journée est de savoir si le sacrifice d’un vivant est justifiable s’il est salvateur pour autrui ? Un altruisme jusqu’au-boutiste…
Comment répondre à cette question si l’on est proche de celui qui souhaite se sacrifier… Je me demande si le grille-pain n’a pas pressenti ceci avant son arrestation ce qui l’aurait conduit à formuler ses aveux ?
Comment pourrais-je le savoir ?
Je n’ai pas accès à mon ami, aucun moyen de lui parler, de l’aborder, de le voir, il est en cage d’isolement et probablement sous forte tension électrique le rendant fort vulnérable comme tout grille-pain qui se respecte.
Pour ma part, je considère ce type de sacrifice inutile car tout finit par se savoir ce qui conduit à l’émergence d’un sentiment de trahison, car cela revêt des relents religieux que je n’aime pas, car finalement ce n’est pas dénué de tendances narcissiques, populistes, égocentriques. Il y a là derrière une volonté de pouvoir masquée par un rejet du pouvoir… Je me perds. Les limbes sont proches…
Je devrais chercher des indices mais n’en trouve aucun. Dans la bibliothèque de ces lieux, toute l’histoire contemporaine s’arrête au 12 Nivôse de l’an 341 mais allez donc savoir quelle est la date d’aujourd’hui, ce qui a pu se passer entre ce 12 Nivôse là et le moment où je vous parle, combien de jours, de mois, d’années ?
J’ai dépouillé les journaux, épluché les magazines et livres, feuilleté les pages électroniques de systèmes circulaires ressemblant à notre bon et vieil internet, mais n’ai rien trouvé. On parle à l’occasion des évènements, du drame ou du cauchemar, mais sans jamais expliciter ce qui se cache derrière ses termes.
Il y a un tabou universel, une zone d’ombre que l’on ne souhaite aborder et que l’on cache derrière un consensus salvateur, unificateur, l’intégration par le rejet, la peur, le cauchemar.
A se demander si il y a bien eu un tel évènement, s’il ne s’agit pas d’un fantasme de groupe, d’un rêve collectif, d’une peur générée dans le cerveau brumeux de quelque manipulateur génial façon 1984, allez savoir.
Je suis allé me reposer dans un temple vide érigé à la divinité du coin vénérée en tant que Dieu et ses Sept Saints, une chapelle à l’architecture circulaire supportée par des murs recourbés et protégée par un toit bombé, y suis resté de longues minutes car un athée trouve toujours de tels lieux apaisants même s’il les conçoit comme un mirage, une abstraction ou une menace, ai visité ses couloirs circulaires, ses travées obliques, ses petites pièces rondes collées sur sa circonférence généreuse mais n’y ai rien découvert hormis des incantations au Dieu du lieu pour réparer les blessures du passé, protéger les pieux et pieuses de nouveaux cauchemars, cicatriser les âmes généreuses, permettre les expiations générées par les jours de frayeurs bien connus…
J’ai visité des magasins circulaires, des hôtels sphériques, des appartements coniques, tout ce qui pouvait se trouver ici qui n’est pas similaire à ce qui se trouve chez nous songeant que c’était en ces endroits que j’avais le plus de chance de coller à la réalité d’un monde dont j’ignore les tenants et aboutissants.
Rien n’y a fait. Rien n’y fait.
Je suis plus perdu aujourd’hui que je ne l’étais hier. C’est ainsi. Mais ne baissons pas les bras.
Sauvons notre grille-pain existentialiste.
Le temps est étirable, extensible, fragmenté, souple et relatif. Nous avons le temps qu’il nous faudra. C’est ce que m’a répété Maria au regard si profond que je m’y perds encore et toujours. Elle a forcément raison…