D’une normalité qui n’en est pas une…


D’une normalité qui n’en est pas une…

 

Les trois humains marchent le long de la rive.

 

Leurs regards, même celui de Maria qui d’habitude est l’image même de la sérénité, trahissent une profonde perplexité. Leur errance depuis plusieurs mois les a conduits d’une réalité virtuelle à l’autre, d’un monde plausible à d’autres, incertains ou disgracieux, d’un univers oppressant à l’autre, mais jamais ils n’ont été au contact avec une violence aussi gratuite que celle dont ils viennent d’être les témoins.

 

Ce décor qui les entoure ressemble pourtant à celui qu’ils ont connu ou auraient pu connaître par le passé, les gens qu’ils croisent sont semblables à ceux qu’ils auraient pu croiser dans leur ville de départ, sans aucun doute possible à cet égard.

 

Ils se regardent et leur dialogue silencieux est explicite : il n’y a absolument aucune différence entre les passants qu’ils croisent aujourd’hui et ceux ou celles qu’ils auraient pu croiser ici, dans ce lieu hautement touristique, l’année dernière. Aucune différence… Les mêmes comportements, les mêmes regards, les mêmes mots, les mêmes expressions, les mêmes habitudes… Tout est similaire, tout est si rassurant de banalité et normalité !

 

Pourtant, quelque chose de fondamental a changé. Il ne peut pas en être autrement.

 

Certes, l’infantilisation des individus n’est pas chose nouvelle, au contraire, mais elle n’avait pas, en tout cas au moment de leur départ vers Copenhague puis Vienne, conduit à de tels excès.

 

Que les besoins, artificiels ou non, de sexe, argent, et puissance aient pu conduire à des actes incohérents, inacceptables, ridicules ou imbéciles est une évidence mais qu’ils aient pu amener les humains à se comporter de telle manière les dépasse.

 

Qu’a-t-il pu se passer ?

 

Pourquoi des humains partageant une lignée commune depuis 7 ou 8 millions d’années ont-ils pu en arriver à cela ?

 

Des candidats d’un jeu ignoble dévalant une chute d’eau vers une mort certaine pour permettre à leur famille de gagner de l’argent pour autant que leurs corps ou des membres de ceux-ci soient ramassés dans les rapides au pied des chutes le tout sous les vivats d’une foule hystérique et illuminée et les encouragements d’animateurs obséquieux et débiles … cela leur parait proprement impensable…

 

Et, les choses n’ont fait qu’empirer dans les heures qui ont suivi…

 

En s’enfuyant de la scène, ils ont en effet été abordés par une maîtresse d’école qui a été navrée d’apprendre la fin de ce jeu grotesque et a murmuré que ses élèves de primaire seraient absolument désolés de ne pouvoir participer à ces réjouissances.

 

Un peu plus tard, une femme d’une quarantaine d’année habillée d’un tailleur d’été vert olive, de chaussures de marque et d’un joli chapeau de pailles s’est présentée à l’homme tirant son wagonnet empli d’objets dérisoires et lui a proposé son corps pour quelques dizaines de dollars. Comme ce dernier ne répondait pas elle a fait la même proposition aux deux femmes puis a désigné un jeune homme d’une douzaine d’années qui lisait une bande dessinée sous un arbre, l’a présenté comme son fils ainé et a indiqué qu’elle pouvait le leur ‘céder’ pour quelques heures à raison de 105 dollars l’heure. Face à leur mutisme elle a haussé les épaules et s’est déplacée vers un groupe de touristes du troisième âge et leur a fait la même proposition.

 

Plus loin encore, un homme vêtu d’un complet trois pièces bleu marine, d’une chemise blanche, d’une cravate Ermètz, de chaussures Pratha, et de boutons de manchettes Kuchgi, leur a proposé fort discrètement l’achat de membres humains très ‘frais’ pour pouvoir participer au jeu du lendemain en tant que sauveteur ou ramasseur et gagner un joli pécule.

 

Une vieille dame à la démarche alerte et vive leur a suggéré de la rejoindre dans son mobile home pour des jeux de sexe avec elle, son mari et leur chat, pour une modique somme.

 

D’autres encore leur ont suggéré l’acquisition d’armes lourdes tchèques, de grenades papoues, de flèches italiennes ou des armes de poing françaises, de marque connue et réputée, pour des sommes abordables.

 

Un professeur de lettres a recommandé l’acquisition forfaitaire de l’intégralité de sa classe pour une période de deux à cinq jours tout en indiquant que les paiements par cartes de crédit seraient validés par sa banque en une dizaine de secondes seulement.

 

Une marchande de quatre sous a proposé de leur louer la maison de ses voisins pour quelques jours. Avant qu’ils ne réagissent, elle a précisé que celle-ci serait disponible durant deux à trois semaines puisqu’elle venait de ‘céder’ lesdits voisins à un groupe de musiciens japonais pour une somme assez ‘coquette’.

 

Une troïka de journalistes les a approchés pour leur proposer de participer à une émission enregistrée le lendemain consistant d’une part à performer des acrobaties sexuelles particulières et d’autre part d’organiser un système de négociation sophistiqué visant à obtenir la collaboration de deux des partenaires contre le troisième, le résultat attendu étant naturellement la disparition corps, âme et bien de celui ou celle-ci voire, chose amusante, des deux premiers ou premières. L’émission de télé réalité devait durer au moins six heures pour permettre sa diffusion sur une semaine pleine et, dans la mesure où la qualité des services fournis serait idoine, la, le ou les survivants se verraient remettre la somme de 1 million de dollars ainsi qu’un jeu de pistolets automatiques de marque ougandaise.

 

Les trois humains se sont enfuis…

 

Ils marchent le long de la rive, au-dessus de la rivière et assez loin des chutes.

 

Ils refusent tout contact avec des passants qui d’ailleurs sont bien plus rare à cet endroit. Ils n’écoutent plus ce qu’on leur propose. Ils s’éloignent avec rapidité dès qu’on les approche.

 

Le teint du visage de Maria est très pale. Celui de la jeune fille au manteau rouge trahit une profonde émotion. L’homme est hagard.

 

Aucun des trois ne comprend ce dont ils ont été témoins.

 

Comment pourrait-il en être autrement ?

 

Ils marchent silencieusement. Le monde autour d’eux est paisible et beau, un arc-en-ciel est visible au loin, les oiseaux chantent, des enfants jouent sur une place de jeu mais ils préfèrent ne pas savoir à quoi.

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De l’insoutenable normalité des choses et de ce que cela signifie dans cette errance particulière


De l’insoutenable normalité des choses et de ce que cela signifie dans cette errance particulière

 

Les trois humains marchent le long de la promenade surplombant les chutes du Niagara, haut-lieu touristique s’il en est, heureux de se retrouver dans la quintessence de la normalité. Un soulagement évident s’est insinué dans leur être, leur âme ou leur esprit, peu importe où, au fond d’eux-mêmes en tout cas, dans les différentes couches sédimentaires qui les constituent.

 

Ils respirent normalement, ils parlent avec facilité, et s’expriment sur des sujets aussi essentiels que l’air du temps, l’humidité relative, la hauteur des chutes, le nombre approximatif de personnes visitant cet endroit par jour et par heure, la couleur des voitures, celle du ciel, les odeurs et parfums divers s’épanouissant sur eux, la coiffure particulière d’un vieil homme joggant à leur côté, les lunettes roses d’un groupe de trois jeunes gens affublés d’une balle de football américain, l’état de la chaussée et tant d’autres petits sujets de conversation qui permettent d’habitude d’ancrer la réalité du monde dans celle de l’individu, les synchronisant ainsi et conférant l’aimable impression que tout s’égrène selon un schéma entendu, bien compris, assimilé et bienveillant.

 

Le soulagement imprègne leur monde à eux, leurs réalités, leurs vies, qu’importe par ailleurs si chaque passant qui les croise possède sa réalité propre faite d’une proportion chaque fois différente de bonheur, malheur, anxiété, angoisse, plaisir, ennui, paresse, joie, tristesse, appétit, dégoût, appréhension, excitation, exultation, dépression, flagellation, violence, agressivité, ou négativité, ceci n’est pas un élément qui doit être pris en compte puisque la perception du monde que chacun développe et qui est si fine et nuancée ne peut prendre en compte cette complexité invraisemblable des situations !

 

Dont acte.

 

Les trois humains sont donc rassurés et presque enivrés de cette situation tout à fait inédite dans leur longue et lente errance. Ils jouissent de leur situation d’individus intégrés, faisant partie intégré d’un tout qui se déroule autour d’eux, d’une situation banale et qu’autrefois ils auraient probablement considérée affligeante ou navrante.

 

Bientôt, ils arrivent à la hauteur d’un rassemblement bruyant et gai sur une place de forme oblongue située à proximité immédiate des chutes d’eau. A côté, le bâtiment dans lequel est situé l’ascenseur permettant d’atteindre le niveau inférieur de la falaise à l’endroit où a été construit le promontoire permettant d’observer les chutes depuis le bord de la rivière.

 

Le bruit de la cascade est omniprésent, violent, puissant. Cependant, ils entendent des paroles s’échappant de haut-parleurs géants installés autour de ladite place.

 

Un commentateur parle d’un concours, d’un classement qui sera établi à l’issue de celui-ci, de prix spéciaux et d’autres offres alléchantes de même nature. La foule qui est compacte à cet endroit applaudit à chaque annonce de cette nature, notamment lorsque la voix masculine décrit la nature des prix en question, plusieurs centaines de milliers de dollars pour le plus important.

 

Les rires fusent, les visages sont radieux, l’enthousiasme enfantin est disséminé au sein de chaque individu, certains répètent de manière un peu ridicule les mots prononcés par l’animateur tandis que d’autres se gaussent du montant ou de l’intitulé des prix.

 

Tous hurlent et trépignent d’impatience.

 

Les commentaires sont dorénavant impossibles à comprendre.

 

Une musique répétitive s’y juxtapose.

 

Des cercles de touristes se forment, des grappes de jeunes locaux les rejoignent, des clameurs de surexcitation se propagent. La foule exulte, chante, crie.

 

Puis se tait.

 

Puis hurle à nouveau mais avec encore plus de joie et de bonheur partagés.

 

Certains se dressent sur des bancs ou le parapet et tendent le doigt vers le bas, d’autres encouragent des personnes que l’on ne peut distinguer, tous exultent et manifestent leur impatience de manière presque animale.

 

Les haut-parleurs annoncent que le premier vainqueur provient de Buffalo. Les trois humains ne saisissent pas exactement ce dont il s’agit.

 

Tant bien que mal, ils s’approchent de la rambarde et contemplent ce que leurs coreligionnaires désignent avec virulence, force et nervosité.

 

Ils ne voient rien au premier abord. Rien au second non plus.

 

Une foule est amassée sur le promontoire du bas. Une dizaine d’individus au risque de leur vie gesticulent en jetant des filets, nasses ou épuisettes géantes dans les tourbillons et remous au bas des chutes, leurs visages presque invisibles semblent crier en silence des ordres incompréhensibles.

 

Puis ils s’arrêtent, résignés, et regardent vers le haut des chutes. A côté des trois humains, un frisson parcoure la foule et les doigts se tendent à nouveau mais à l’horizontale cette fois-ci.

 

Une figure vient de faire son apparition sur la rivière en amont des chutes, un individu grotesque habillé tel un chevalier du moyen âge et chevauchant tant bien que mal un surf ou planche métallique à laquelle il semble lié par quelque câble ou fermeture rigide. Il gesticule pour garder son équilibre et par intermittence tend des doigts d’honneur vers la foule qu’il distingue. Au micro l’animateur parle du deuxième candidat et note son style jugé ‘calamiteux mais respectable’.

 

L’homme est bientôt et pour un bref moment à l’aplomb des chutes puis il disparait avalé par la cascade tout en dressant les bras au ciel et arborant un sourire virginal.

 

En bas, la foule du promontoire exulte à nouveau tandis que les participants au concours bougent frénétiquement les filets ou épuisettes visiblement à la recherche du concurrent, mais sans succès.

 

Pas de prix spécial!

 

Les mouvements rageurs remplacent l’exaltation. Les regards du bas se portent vers le haut. Ceux du haut vers l’amont.

 

Une femme apparait, habillée en costume de danseuse d’un autre âge, tutu rose, bonnet en dentelle, debout sur une barque rose barrée d’un signe publicitaire, elle glisse sur les flots… à nouveau l’exaltation s’empare de la foule.

 

Là où le concurrent précédent avait fait un doigt d’honneur elle fait une révérence mais ceci ne l’empêche pas de chuter lourdement vers le bas, aspirée par la chute, les eaux et la gravité.

 

Les humains du haut rient avec bonheur, ceux du bas s’impatientent à nouveau et cherchent hystériquement à récupérer quelque chose. Cette fois-ci ils ne font pas chou blanc. L’un récupère une planche, et l’autre ce qui ressemble à une jambe rose. La foule bascule dans la folie la plus totale. L’animateur annonce que le prix de l’élégance revient à une défunte résidente de Chesapeake et à sa famille tandis que celui du sauveteur efficace conjointement à un visiteur Papou et une visiteuse bavaroise.

 

Les deux derniers concurrents arrivent en même temps, habillés en smoking mais avec palmes et tubas factices et verts, ils chevauchent une sorte de boudin, vert lui aussi, emporté par le courant violent.

 

Ils gesticulent bizarrement mais en riant.

 

La foule les accueille avec joie.

 

L’ensemble bascule. Un des deux hommes fait un signe de trompette l’autre une moue bizarre. Ils chutent, l’un restant agrippé à la chose plastique l’autre trépignant dans le vide.

 

Le tout explose dans les remous au bas de la cascade.

 

La foule adore.

 

Les gens du bas s’agitent.

 

Une épuisette géante récupère un bout de boudin. Une autre une tête. Une troisième un bras. L’enthousiasme est extrême et communicatif. Les membres disloqués et lavés de sang sont jetés vers le ciel comme s’il s’agissait d’un dérisoire trophée.

 

Le promontoire du haut s’extasie et hurle.

 

L’animateur exulte lui aussi et annonce que le prix spécial toute catégorie revient à des jumeaux du Vermont et leur famille tandis que des sauveteurs bavarois reçoivent un prix de cinquante mille dollars pour avoir retrouvé une partie des corps des heureux candidats.

 

Le délire des spectateurs est intense, de nombreux spectateurs s’embrassent ou s’étreignent, des caméras que les trois humains n’avaient pas notées se rapprochent et embrassent la scène de leur regard froid, nul doute que les images sont ou seront diffusées en direct sur quelque écran vacillant. Les grappes humaines se forment, se déforment et se reforment sur fond de jubilation, d’excitation et d’exaltation.

 

Les trois humains observent avec attention mais effarement le spectacle qui se déroule devant leurs yeux, en dessous également car sur la plateforme inférieure les heureux bénéficiaires du prix spécial se congratulent et s’embrassent jetant en l’air les témoignages de leur victoire, notamment les membres déchiquetés qu’ils ont collecté dans leurs épuisettes.

 

Aucun des trois ne comprend ce qui se passe et une forme de désagrément nauséeux les saisit tandis qu’une personne indéterminée embrasse la jeune fille au manteau rouge expliquant en quelques mots être de la famille d’un des candidats victorieux et se réjouissant de sa victoire posthume dont les bénéfices lui permettront de s’inscrire à une académie de cinéma de l’Etat voisin.

 

Les trois amis s’écartent avec effroi, peut-être même dégout, et marchent le long de la rive vers l’aval.

 

Ils souhaitent s’éloigner du bruit, des tourments et dérèglements d’une société dont la normalité ne correspond d’évidence pas à l’image qu’ils s’en faisaient. Le miroir de médiocrité réjouissante qu’ils s’étaient bâtis vient de se briser en mille et une facettes. Le réel n’est jamais autre chose qu’un rêve déguisé. Pour l’heure il s’agirait plutôt d’une forme de cauchemar qui n’était absolument pas anticipé. C’est ainsi que les choses sont, pour l’heure en tout cas.

§741 - Copy

Du retour à la normale, du retour à la normale, du retour à la normale …


Du retour à la normale, du retour à la normale, du retour à la normale …

 

 

Les trois humains, deux femmes, un homme, ce dernier tirant un chariot dérisoire derrière lui, sont soulagés de se retrouver dans une région connue d’un pays souvent visité, le Canada, très précisément à Niagara Falls, surplombant les chutes du même nom.

 

Ils sont apaisés car pour la première fois depuis le début de leur errance voici plus d’une demi-année, ils se retrouvent en un endroit parfaitement localisé à une date très précise.

 

Les choses semblent avoir retrouvé un rythme plus serein, le rythme de leur vie est peut-être revenu à la normale, pour autant que ce mot veuille dire quoi que ce soit, il n’y a pas de caractère surréaliste dans les scènes qui se découvrent devant eux, qu’il s’agisse des chutes d’eaux parfaitement conformes à l’image de carte postale qui est la leur, des visiteurs qui les contemplent ou des magasins et boutiques qui jalonnent le chemin de croix desdits touristes aux parapluies jaunes, rouges ou verts, selon l’appartenance à un groupe particulier.

 

L’homme perplexe, perdu dans ses contemplations intérieures et ses monologues creux et indigestes destinés à un public inexistant, est entré dans plusieurs échoppes et a longuement observé les murs, plafonds et sols, à la recherche probablement de portes ou fenêtres s’ouvrant soudainement sur un monde différent, communiquant avec une réalité divergente, mais il n’a rien trouvé. Il est de ce fait revenu vers ses amies et pour la première fois depuis une longue période il est parvenu à prononcer quelques phrases rudimentaires, sujet, verbe, complément, simples mais porteuses de sens, selon lesquelles l’endroit était normal, les gens normaux, les murs, fenêtres et sols, normaux, les paysages normaux, les odeurs, parfums et bruits normaux.

 

Tout lui paraissait normal et, chose étrange, il a souri avec une gourmandise enfantine en prenant la main à Maria, cette jeune femme au regard si intense qu’il le bouleverse en permanence.

 

Ce retour à une forme de normalité est bien entendu légèrement problématique dans la mesure où les trois humains se sont retrouvés propulsé en cet endroit au-dessus des chutes du Niagara à l’issue d’un voyage très long et lent au sein d’une ou plusieurs irréalités parfois monstrueuses, souvent incompréhensibles, une errance dont les tenants et aboutissants n’ont pas été, ne sont pas et ne seront probablement jamais à la portée de ces trois amis déambulant paisiblement le long d’une promenade pour touristes contemporains. Mais tout ceci est pour l’heure inscrit dans le passé et ils n’y songent guère.

 

Le bruit est assourdissant, celui de millions de tonnes d’eau sombrant en même temps dans un trou béant en forme de fer à cheval, l’eau prend une couleur bleutée et laiteuse avant de chuter et s’écraser 57 mètres plus bas, des mètres qui paraissent plus grands que nature et qui leur semblait encore double de leur taille réelle la veille de ce jour, c’est-à-dire hier. Les trois humains contemplent tour à tour la première chute, puis la seconde, américaine, et une troisième, plus petite, qu’un panneau pour touriste méticuleux intitule le voile de la mariée, une référence sommes toutes assez judicieuse au lucratif commerce local de lunes de miel et autres séjours de même type.

 

Les trois humains sont las après une errance si longue, songent à revenir à leur point de départ, là-bas, très loin vers l’est, au-delà de l’océan, et se débarrassent des scories du passé récent pour s’engouffrer dans celles du présent, trouver une agence de voyage, prendre des billets de train, puis d’avion, récupérer les cartes de crédit perdues quelque part dans les méandres du voyage maintenant achevé, téléphoner à des vestiges du passé, des souvenirs d’êtres oubliés mais dont les ombres se manifestent progressivement, et leur indiquer que la phase très longue de disparition est dorénavant derrière eux et qu’ils sont réapparus dans le domaine du réel au milieu d’une réalité des plus virtuelle mais réalité quand même, contacter les amis et autres connaissances plus ou moins oubliés et leur signifier leur retour, s’enquérir de l’état de l’appartement, de la voiture laissée sur un parking en plein air et probablement évacué par les autorités policières fort tatillonnes à ce sujet, reprendre contact avec les employeurs passés, au cas où, reprendre pied dans une configuration normale des choses, en bref retrouver le sens du temps, de la finalité des choses, de la réalité et de la normalité.

 

Tout ceci navigue dans leur tête.

 

Cela faisait bien longtemps qu’ils ne s’étaient plus inquiétés de telles questions mais maintenant elles les submergent, un peu, et des bouffées d’anxiété les enivrent quelque peu.

 

Il leur faudra reprendre pied dans un monde dont ils avaient oublié les diktats sommaires. Ils devront tout réapprendre et à commencer par aujourd’hui, ici, dans ce haut-lieu de l’éphémère, de la poudre aux yeux, de perlimpinpin, et à canon, car tout se mêle dans le sanctuaire du consumérisme.

 

Leur voyage touche à sa fin et déjà commence le temps des regrets et des malentendus.

 

Ils regardent les chutes mais déjà leur esprit n’est plus en phase avec la magie du moment et des retrouvailles. La brume s’élève au-dessus des chutes, mais ils ne la regardent pas, ils songent à tout ce que la vie leur réserve, à tout ce qu’il conviendra de faire, au retour et à ce qui succédera, probablement leur séparation temporaire puis définitive. Ils ne se leurrent pas sur ce dernier point, ils savent que tout à une fin, qu’ils étaient liés jusqu’à la mort dans des mondes incompréhensibles mais dans celui-ci, bien réel, il n’y a pas de telles choses, tout est délié, sans finalité, mais parfaitement régenté et profondément inhumain. Il leur faudra s’habituer.

 

Ils regardent vers un point vague sur leur droite, un endroit où des grappes humaines convergent et se mêlent et inconsciemment s’y rendent avec discipline, ils ont déjà retrouvé leurs marques.

 

§5519

Du retour à la normalité, du plaisir de dévorer des bonnes et saines choses, et de l’apaisement que confère une foule paisible et disciplinée


Du retour à la normalité, du plaisir de dévorer des bonnes et saines choses, et de l’apaisement que confère une foule paisible et disciplinée

 

 

Les trois humains et leur étrange bagage sont à nouveau dans un ascenseur.

 

Un tube transparent similaire à celui emprunté voici quelques jours en compagnie d’un être au visage double qui les avait fait pénétrer dans ce monde bicéphale dont ils sont devenus les héros involontaires. Un voyage en sens inverse, vers le haut, à travers des kilomètres de roches ce qui à vrai dire pose des problèmes d’interprétation puisque ce monde-ci était tout aussi ouvert sur le ciel, ses soleils et lunes que celui-là qu’ils vont bientôt retrouver, celui de la fin du monde, du promontoire suspendu au-dessus d’un gouffre absorbant toutes les eaux, larmes et liquides du monde.

 

Ils n’échangent aucun mot, pourquoi le feraient-ils ? A l’absurde nul n’est prévenu, nul n’est préparé, nul n’échappe.

 

Tout est illusoire et magique dans une réalité qui sans cesse les fuit, leur échappe, pour se matérialiser ici ou ailleurs mais différemment, ils ont l’impression d’être au bord d’une rivière qui coule sans fin et dans laquelle les poissons se matérialisent peut-être sans qu’ils n’aient jamais le temps ou l’opportunité de les voir et encore moins de les saisir.

 

L’ascenseur transparent les transporte vers une réalité qui sera certainement insaisissable.

 

L’homme si dérouté par ces phénomènes récurrents qu’il s’est enfui dans une autre réalité tout aussi abstraite et virtuelle, mais que lui a inventée, est docilement assis dans un coin de ce véhicule vertical tel un enfant à qui l’on demanderait de jouer aux dominos ou d’empiler des cubes. Les deux femmes se parlent du temps jadis, celui où elles se sont rencontrées dans un pays de tristesse ravagé par les conflits internes mais reconstruits sur des bases peut-être nouvelles, et songent à ce qui a pu advenir de lui, si le printemps a laissé la place à l’été ou à l’hiver, puisque le monde évolue dans un sens qui n’est pas forcément celui des saisons.

 

L’ascenseur ne produit aucun son, si ce n’est un vague vrombissement, une sorte de symphonie pour insectes défunts, et son évolution est rectiligne, stable, rassurante. Quelle que soit l’issue de ce voyage géologique, au milieu de strates et couches multiples, des ères que l’on cisaille dans une errance éphémère mais si chargée en émotions, changements, basculements et transformations, il restera l’image d’un calme précaire, d’une sérénité retrouvée, d’une parenthèse ouverte brièvement sur un monde intérieur à la quiétude reposante.

 

Bientôt pourtant ce déplacement presque sensuel s’achève.

 

Les portes s’ouvrent et les trois humains se risquent à passer la tête au dehors, attendant de discerner les contours d’une nouvelle géographie.

 

Mais ils ne voient rien qui ne les choque et ne ressentent aucun danger particulier.

 

Ils sortent donc l’un après l’autre suivant le rituel habituel, la jeune femme répondant au nom de Maria d’abord, la jeune fille au manteau rouge ensuite et, enfin, l’homme portant sa drôle de machine sur l’épaule droite et trainant son barda ridicule derrière lui.

 

Ils sont sur un promontoire faisant face à une immense chute d’eau mais il ne s’agit plus du mur infini qu’ils avaient franchi voici peu de temps. Ils surplombent une cascade très grande, impressionnante mais de dimension parfaitement finie tant horizontalement que verticalement.

 

Tout autour, ils distinguent les formes habituelles d’une ville de taille moyenne, une grande rivière qui s’élargit pour embrasser un grand arc en forme de fer-à-cheval, une chute d’eau d’une centaine de mètres, puis une rivière qui se reforme en contrebas, des falaises abruptes mais pas vertigineuses, des routes qui longent le point de vue, des humains non bicéphales qui marchent en groupes, des passants qui se parlent, d’autres qui se taisent, des voitures qui se garent et dans le ciel des ballons publicitaires qui volent piteusement au-dessus de la scène de carte postale.

 

Tout à l’apparence d’une scène touristique souvent observée, avec ses grappes humaines en gestation, en migration d’un coin d’un vaste pays à l’autre cherchant des outils pour les rêves qu’elles n’arrivent plus à échafauder elles-mêmes.

 

Nos amis marchent le long de la route qui surplombe les chutes et observent les environs. Ils écoutent les conversations, scrutent les regards, sentent les parfums et se prennent même à interrompre les discussions car ils ne peuvent s’en empêcher, ils trépignent d’impatience à l’idée d’avoir quitté un pan de monde imaginaire pour réintégrer une errance dans un décor plus convenu, moins onirique, ancré dans le réel, le précis, le concret, le présent.

 

Ils apprennent au détour d’une conversation de cette nature être à Niagara, du côté Canadien, et se prennent à l’envie de manger quelque chose d’artificiel, grailleux, sucré et chimique dans un restaurant tout aussi artificiel, au milieu de clients et clientes, tous aussi artificiels les uns que les autres, avec serveurs et serveuses aux sourires et mots artificiels, décors artificiels et musique artificielle.

 

Quelque part, le sentiment de déambuler ainsi sur les routes et trottoirs de l’excroissance de la civilisation occidentale, vouée à une décadence inexorable, au milieu d’humains parasites et parasités, aux cerveaux vidés de leur substantifique moelle au profit d’un porte-monnaie conséquent et à une machine à sentiments et émotions répondant parfaitement aux besoins d’esclavagisme qu’on leur inculque dès leur plus jeune âge, tout ceci les rassure et les apaise, leur prodigue le faux sentiment de paix et de calme, de routine, d’habitude, de déroulement soyeux et élégant de vies vides et stupides, l’abandon de toute frayeur, anxiété ou appréhension.

 

Ils sont soulagés.

 

Ils ont le sentiment d’avoir atteint l’autre rive de la mer rouge, leur Moïse aura été un être au double visage sifflant, grognant, claquant et ronronnant. A chacun son Testament.

 

Les trois humains parmi des millions d’autres dévorent ainsi des sandwichs, frites et sauce rouge, boivent une boisson bitumeuse, mangent un savon chimique sucré et froid et absorbent un autre liquide chaud et noir qui brûle délicieusement les dents avant d’agresser les parois de leurs entrailles fragilisées.

 

Une heure et 33 minutes plus tard ils sortent de ce lieu de souvenir des temps pathétiquement vides d’antan puis reviennent au bord des chutes, rejoignent des cohortes humaines, se satisfont d’être revenus dans un monde si réel et proche de leur passé, errent avec les leurs, et rejoignent un promontoire d’où ils regardent les eaux tumultueuses au milieu d’une foule vagissante et hurlante.

 

Ils sont rassurés.

§559

Du retour à la normalité, du plaisir de dévorer des bonnes et saines choses, et de l’apaisement que confère une foule paisible et disciplinée


Du retour à la normalité, du plaisir de dévorer des bonnes et saines choses, et de l’apaisement que confère une foule paisible et disciplinée

 

 

Les trois humains et leur étrange bagage sont à nouveau dans un ascenseur.

 

Un tube transparent similaire à celui emprunté voici quelques jours en compagnie d’un être au visage double qui les avait fait pénétrer dans ce monde bicéphale dont ils sont devenus les héros involontaires. Un voyage en sens inverse, vers le haut, à travers des kilomètres de roches ce qui à vrai dire pose des problèmes d’interprétation puisque ce monde-ci était tout aussi ouvert sur le ciel, ses soleils et lunes que celui-là qu’ils vont bientôt retrouver, celui de la fin du monde, du promontoire suspendu au-dessus d’un gouffre absorbant toutes les eaux, larmes et liquides du monde.

 

Ils n’échangent aucun mot, pourquoi le feraient-ils ? A l’absurde nul n’est prévenu, nul n’est préparé, nul n’échappe.

 

Tout est illusoire et magique dans une réalité qui sans cesse les fuit, leur échappe, pour se matérialiser ici ou ailleurs mais différemment, ils ont l’impression d’être au bord d’une rivière qui coule sans fin et dans laquelle les poissons se matérialisent peut-être sans qu’ils n’aient jamais le temps ou l’opportunité de les voir et encore moins de les saisir.

 

L’ascenseur transparent les transporte vers une réalité qui sera certainement insaisissable.

 

L’homme si dérouté par ces phénomènes récurrents qu’il s’est enfui dans une autre réalité tout aussi abstraite et virtuelle, mais que lui a inventée, est docilement assis dans un coin de ce véhicule vertical tel un enfant à qui l’on demanderait de jouer aux dominos ou d’empiler des cubes. Les deux femmes se parlent du temps jadis, celui où elles se sont rencontrées dans un pays de tristesse ravagé par les conflits internes mais reconstruits sur des bases peut-être nouvelles, et songent à ce qui a pu advenir de lui, si le printemps a laissé la place à l’été ou à l’hiver, puisque le monde évolue dans un sens qui n’est pas forcément celui des saisons.

 

L’ascenseur ne produit aucun son, si ce n’est un vague vrombissement, une sorte de symphonie pour insectes défunts, et son évolution est rectiligne, stable, rassurante. Quelle que soit l’issue de ce voyage géologique, au milieu de strates et couches multiples, des ères que l’on cisaille dans une errance éphémère mais si chargée en émotions, changements, basculements et transformations, il restera l’image d’un calme précaire, d’une sérénité retrouvée, d’une parenthèse ouverte brièvement sur un monde intérieur à la quiétude reposante.

 

Bientôt pourtant ce déplacement presque sensuel s’achève.

 

Les portes s’ouvrent et les trois humains se risquent à passer la tête au dehors, attendant de discerner les contours d’une nouvelle géographie.

 

Mais ils ne voient rien qui ne les choque et ne ressentent aucun danger particulier.

 

Ils sortent donc l’un après l’autre suivant le rituel habituel, la jeune femme répondant au nom de Maria d’abord, la jeune fille au manteau rouge ensuite et, enfin, l’homme portant sa drôle de machine sur l’épaule droite et trainant son barda ridicule derrière lui.

 

Ils sont sur un promontoire faisant face à une immense chute d’eau mais il ne s’agit plus du mur infini qu’ils avaient franchi voici peu de temps. Ils surplombent une cascade très grande, impressionnante mais de dimension parfaitement finie tant horizontalement que verticalement.

 

Tout autour, ils distinguent les formes habituelles d’une ville de taille moyenne, une grande rivière qui s’élargit pour embrasser un grand arc en forme de fer-à-cheval, une chute d’eau d’une centaine de mètres, puis une rivière qui se reforme en contrebas, des falaises abruptes mais pas vertigineuses, des routes qui longent le point de vue, des humains non bicéphales qui marchent en groupes, des passants qui se parlent, d’autres qui se taisent, des voitures qui se garent et dans le ciel des ballons publicitaires qui volent piteusement au-dessus de la scène de carte postale.

 

Tout à l’apparence d’une scène touristique souvent observée, avec ses grappes humaines en gestation, en migration d’un coin d’un vaste pays à l’autre cherchant des outils pour les rêves qu’elles n’arrivent plus à échafauder elles-mêmes.

 

Nos amis marchent le long de la route qui surplombe les chutes et observent les environs. Ils écoutent les conversations, scrutent les regards, sentent les parfums et se prennent même à interrompre les discussions car ils ne peuvent s’en empêcher, ils trépignent d’impatience à l’idée d’avoir quitté un pan de monde imaginaire pour réintégrer une errance dans un décor plus convenu, moins onirique, ancré dans le réel, le précis, le concret, le présent.

 

Ils apprennent au détour d’une conversation de cette nature être à Niagara, du côté Canadien, et se prennent à l’envie de manger quelque chose d’artificiel, grailleux, sucré et chimique dans un restaurant tout aussi artificiel, au milieu de clients et clientes, tous aussi artificiels les uns que les autres, avec serveurs et serveuses aux sourires et mots artificiels, décors artificiels et musique artificielle.

 

Quelque part, le sentiment de déambuler ainsi sur les routes et trottoirs de l’excroissance de la civilisation occidentale, vouée à une décadence inexorable, au milieu d’humains parasites et parasités, aux cerveaux vidés de leur substantifique moelle au profit d’un porte-monnaie conséquent et à une machine à sentiments et émotions répondant parfaitement aux besoins d’esclavagisme qu’on leur inculque dès leur plus jeune âge, tout ceci les rassure et les apaise, leur prodigue le faux sentiment de paix et de calme, de routine, d’habitude, de déroulement soyeux et élégant de vies vides et stupides, l’abandon de toute frayeur, anxiété ou appréhension.

 

Ils sont soulagés.

 

Ils ont le sentiment d’avoir atteint l’autre rive de la mer rouge, leur Moïse aura été un être au double visage sifflant, grognant, claquant et ronronnant. A chacun son Testament.

 

Les trois humains parmi des millions d’autres dévorent ainsi des sandwichs, frites et sauce rouge, boivent une boisson bitumeuse, mangent un savon chimique sucré et froid et absorbent un autre liquide chaud et noir qui brûle délicieusement les dents avant d’agresser les parois de leurs entrailles fragilisées.

 

Une heure et 33 minutes plus tard ils sortent de ce lieu de souvenir des temps pathétiquement vides d’antan puis reviennent au bord des chutes, rejoignent des cohortes humaines, se satisfont d’être revenus dans un monde si réel et proche de leur passé, errent avec les leurs, et rejoignent un promontoire d’où ils regardent les eaux tumultueuses au milieu d’une foule vagissante et hurlante.

 

Ils sont rassurés.

§791

D’une foule immense, de remerciements incompréhensibles et d’une sortie inévitable


D’une foule immense, de remerciements incompréhensibles et d’une sortie inévitable

 

 

Une foule immense, des êtres à deux visages, féminin ou masculin, souriant ou triste, introverti ou extraverti, des visages à perte de vue, sur des cous hauts, des corps longilignes, portant des vêtements amples, blancs et noirs, qui voguent de droite à gauche, lentement, avec souplesse, formant des vagues concentriques autour de trois formes différentes que l’on distingue à peine, des humains, deux femmes, un homme, un chariot d’enfant à leur côté.

 

Les êtres bicéphales oscillent et mêlent leurs sifflements et chants dans une aimable cacophonie qui parfois s’estompe et se transforme en silence parfois s’amplifie et s’harmonise. La signification de ces sons et de la gestuelle qui l’accompagne est délicate à interpréter. D’évidence, la foule est bonne enfant, pas de menace, plutôt des sourires sur les visages qui regardent les humains, les grognements, claquements et bourdonnements semblent porteurs de messages positifs, mais les humains n’ont aucun moyen de déterminer le sens des phrases, pour autant qu’il s’agisse de phrases.

 

Il y a peu, les humains se trouvaient en haut d’une tour de forme hélicoïdale, étaient reçus en grande pompe par un aréopage de dignitaires locaux, et, à la surprise générale, les marmonnements incohérents de l’homme avaient été considérés par ces derniers comme des messages utiles et constructifs, des solutions à des questions dont leurs interlocuteurs ignoraient tout de la signification, des recommandations précieuses et des conclusions riches.

 

Demeurés seuls avec un guide marquant des mots sur le sol avec son index long et osseux, ils avaient fini par trouver un langage plus ou moins commun. Par suite, ils l’avaient suivis jusqu’à un ascenseur transparent et oblong pour redescendre les différents paliers de cette construction noire et blanche aux reflets bleus et jaunes en diagonale et se retrouver sur une esplanade géante au milieu d’une foule à l’allure infinie.

 

C’était il y a une quinzaine de minutes, peut-être moins, peut-être plus, en tout cas pas moins de 12 minutes et cinquante-trois secondes, et pas plus de vingt-et-une minutes et treize secondes.

 

Ils sont au centre de cette foule qui chavire discrètement et essaie de ne pas être englouti dans un sentiment de frayeur ou d’anxiété.

 

Ils discernent le sentiment profond de sérénité et de plénitude qui semble émerger de ces êtres à deux visages mais une seule tête. Le guide qui s’était égaré dans cette masse grouillante émerge bientôt à leur côté et leur sourie.

 

Il écrit sur son bras avec son doigt bleuté des mots qui disent : le contentement est général, la problématique est résolue, merci à vous, le peuple est submergé d’attention, de joie et de grâce, vous nous avez sauvé, je dois vous dire merci, tout le peuple des bicéphales vous remercie par ma bouche.

 

Les humains ne comprennent pas, ne savent pas de quelle problématique il s’agit, n’ont pas la moindre idée quelles questions leurs avaient été posées, et encore moins quel pouvait être le sens donné par la délégation bicéphale au message incompréhensible, ridicule, et vide marmonné par l’homme perdu dans son monde à lui, onirique et fragile, loin, très loin de cette réalité ci, perdu dans son monde à lui, virtuel, distant, inconnu.

 

Ils écoutent avec quiétude mais interrogation les chants et remerciements d’une foule en liesse. Ces sifflements, grognements, claquements, ronronnements, chuintements, durent quelques longues heures, des heures composées de 60 minutes, des minutes composées de 60 secondes, des lattes de temps juxtaposées et imbriquées entre elles avec précision par quelque artisan inconnu et probablement absent.

 

Puis, subitement, telle une mer déchaînée qui soudainement se transforme en surface de velours bleu sous un soleil serein, la foule s’interrompt, le silence se fait, les êtres au double visage se taisent, leurs bouches ne suintent plus de sons, leurs bras qui auparavant s’agitaient à l’unisson se plaquent contre leurs bustes, leurs cous cessent de former des mouvements, et ils se dispersent, presque instantanément, en quelques secondes, une foule aux contours sans limite, à la dimension hors du commun, s’étendant sur tout le parvis de cette immense esplanade, se dissout.

 

Là où il n’y avait que des bicéphales à perte de vue, il n’y a plus rien, juste un sol immaculément blanc ou noir et, au milieu de cette étendue vide, trois humains, un wagonnet et un guide qui leur tend la main et leur grogne quelque chose que cette fois ils comprennent sans avoir besoin de traduction, il leur demande de les suivre, et eux le suivent, sans méfiance, sans en demander d’avantage, ils savent inconsciemment ou pas, que de réponse ils n’auront jamais, ils le suivent d’un pas confiant.

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D’une consultation conduite de manière très étrange et des conséquences qui s’en suivent


D’une consultation conduite de manière très étrange et des conséquences qui s’en suivent

 

Trois humains, plusieurs êtres bicéphales, une pièce immense, vide, des fenêtres s’ouvrant sur un monde sans fin, des tours géantes de forme hélicoïdale, des avenues géantes et rectilignes s’ouvrant en étoile dans toutes les directions, des véhicules en forme de trains, des trains volant, des avions glissant, des millions d’êtres bicéphales marchant au pied des tours sans jamais se froisser ou se brusquer, des couleurs jaunes et bleues, le noir et le blanc, toutes enchevêtrées, un silence monacal, des sourires, tous sont debout en cercle, se tiennent la main, les bicéphales ronronnent depuis plusieurs minutes, longues, les humains se taisent, écoutent, essaient de percevoir la signification de ce qui se dit, se trame, se consume, se passe.

 

Une musique, ou quelque chose qui pourrait être de la musique, flotte dans l’air léger de la pièce vide, le sol est un béton lisse et souple, bleuâtre ou jaunâtre, suivant la direction du regard, tout passe insensiblement du jaune au bleu, du blanc au noir, tout glisse d’une extrême à l’autre, chaque chose ou être possède en son for intérieur ou structure interne le principe opposé.

 

A un moment donné, le ronronnement cesse et des claquements, légers, suivis de grondements, sourds, se font entendre.

 

Les deux femmes écoutent avec attention, l’homme secoue la tête de gauche à droite, de gauche à droite, marquant ainsi la douleur qui est la sienne de ne pas percevoir la signification de ce qui se déroule devant ses yeux depuis le début de son errance, en particulier depuis le glissement de sa réalité en une succession de situations incompréhensibles, pour lui en tout cas. Il émet à son tour des sons, prononce des mots mais ceux-ci ne sont guère plus compréhensibles que ceux des bicéphales, des choses tel que : il n’y a plus d’amour à Saint-Pétersbourg, la lune est blanche, le jaune et le bleu ne font pas du rouge, le rouge est où, où sommes-nous, nous sommes brusques et rudes, qui sont-ils, ils sourient en claquant des dents, et grincent en riant, la Seine ne coule pas ici, le Pont Mirabeau n’est pas là, tout est ailleurs, ici aussi.

 

Maria, qui lui tient la main droite, le réconforte comme elle peut, comme une mère réconforterait son enfant éprouvé par quelques graves chagrins, essayant délicatement de lui faire comprendre que le cérémonial du lieu, du moment, de la situation, exigent peut-être, probablement, éventuellement, un silence de la part de ceux qui sont les invités, c’est-à-dire eux, mais lui, l’homme éprouvé, n’écoute pas, il poursuit sa litanie, sa psalmodie, son rituel.

 

Soudainement les êtres longilignes et souples, aux visages doubles, cessent de prononcer des sons et le regardent.

 

Tous ou toutes le regardent.

 

Lui ne regarde personne, si ce n’est la charrette qu’il a amenée jusqu’ici, emplie de choses diverses et inutiles, mais qui probablement lui rappelle des souvenirs, des ombres, des échos d’un lointain passé.

 

Le guide principal ou suprême, pour autant que ce soit ainsi que l’on désigne le dirigeant de cette société particulière, s’approche de lui et pose sa main droite sur son épaule gauche et siffle des sons puis grogne et marmonne quelque chose. Les autres acquiescent. Ou en tout cas produisent des mouvements de tête qui chez les humains marquent l’acquiescement.

 

Les êtres bicéphales quittent alors la pièce laissant entre eux les humains.

 

Seul demeure un des leurs qui ressemble, peut-être, au guide qui était venu les chercher sur le promontoire au bout du monde, voici une éternité déjà. Les humains s’asseyent. Le guide aussi. Tous semblent accablés, de fatigue, de faim, de soif, de douleur, d’anxiété, d’incompréhension.

 

Le guide écrit avec son doigt directement sur le sol. Des mots apparaissent. Les uns après les autres. Peu nombreux. Des signes cabalistiques alternant avec des lettres de l’alphabet romain. Des mots tels que a&/%scn/ Tr5a()52 ;:^è, / salédjf)(+ »*ç ii.

 

Les humains essaient de lire mais n’y parviennent pas.

 

Le guide sourit et recommence.

 

Et la même scène se reproduit. Inlassablement. Longuement. Régulièrement, durant ce qui peut être considéré comme une journée dans la vie des humains désemparés.

 

Parfois, des verres d’un liquide bleu ou jaune apparaissent là où auparavant il n’y avait rien. De la même manière, des aliments surgissent de nulle part. Peu importe.

 

Les humains se sustentent ainsi.

 

Ils régénèrent leurs cellules, satisfont leur besoins de mammifères. Parfois également ils s’allongent et sombrent dans un sommeil aussi profond que bref, lesté de rêves tout aussi étrange que cette réalité ci, des rêves d’autruches volantes, flottantes et trébuchantes, de grille-pains existentialistes, de pingouins amateurs de Piero della Francesca, de Yétis anarchistes, d’extincteurs fort sages, ou de machines à gaz rondouillarde à tendance politicienne.

 

Le sens des situations a disparu en même temps que la cohérence des objets, du visible, du réel.

 

Tout est illusion et illusoire.

 

Rien, absolument rien, n’a la moindre signification.

 

Le temps passe.

 

Le guide écrit des signes, les désigne aux humains qui secouent la tête pour manifester leur incompréhension.

 

Jusqu’à ce que le contact s’établisse, en fin de journée, au moment où deux soleils se couchent sur un horizon bleu et que les mots suivants se discernent sur le sol bétonné : bienvenue, merci, vos mots nous ont touchés, vous avez soigné nos maux, vos recommandations seront étudiées avec attention, nous les considérerons avec soin, restez avec nous le temps qu’il vous plaira, nous reviendrons vous parler après la séance des 101, nous vous conduirons au bout du monde lorsque vous le souhaiterez, merci, notre hospitalité vous est offerte, vous êtes de dignes représentants des mondes extérieurs, félicitation.

 

Maria regarde la jeune fille au manteau rouge avec incrédulité.

 

Celle-ci regarde l’homme avec surprise.

 

L’homme regarde sa peluche en forme d’oiseau. La peluche ne regarde personne.

 

La nuit est tombée.

§3

Du blanc, du noir, du jaune et du bleu, d’une étrange procession et d’un discours qui ne l’est pas moins


Du blanc, du noir, du jaune et du bleu, d’une étrange procession et d’un discours qui ne l’est pas moins

 

 

Trois humains, deux femmes et un homme, ce dernier tirant derrière lui un wagonnet transportant des objets divers dont une peluche d’autruche abîmée, suivent un être bicéphale au langage inintelligible marqué par des claquements, sifflements, grognements et grondements. Ils déambulent dans des couloirs en aluminium blancs ou noirs, intensément éclairés par des lueurs bleues ou jaunes, traversent parfois des halls imbibés de lumière extérieure et des images d’immeubles hélicoïdaux et de trains volants ou avions flottants, côtoient des centaines d’autres individus bicéphales qui les croisent mais les évitent avec fluidité et souplesse, le tout dans un silence quasiment monacal interrompu par intermittence par des chants très doux ressemblant à des chutes d’eaux sur des bassins tropicaux.

 

Arrivés dans ce qui ressemble à une salle d’attente très vaste, celle que l’on pourrait trouver chez un chirurgien esthétique de luxe ou un gérant de grande fortune, un personnage un peu plus grand que leur guide les reçoit, leur fournit quelques explications incompréhensibles avec un sourire s’inscrivant sur la partie féminine du visage les regardant, puis leur indique des très grands canapés blancs ou noirs en leur proposant de s’y asseoir.

 

Devant chaque humain deux grands verres contenant des liquides jaunes ou bleus sont disposés autour d’une feuille blanche, au verso, et noir, au recto. Sur cette dernière, la jeune femme répondant au prénom de Maria, lit les mots qui y sont inscrits et devine des bouts de phrase tels que : accueil plénipotentiaire / bienvenue référant / entretien cordial / présentation d’ensemble / collation appropriée et légère / boissons / présentation réciproque / explications micro et macro chromatique / thèmes généraux / propositions particulières et stratégies d’ensemble / distribution récurrente / allocution finale et échanges de présents diplomatiques.

 

L’homme lit ces mots puis se recroqueville dans une position presque fœtale tenant la peluche en forme d’autruche et caressant un objet de couleur rouge pouvant être au gré un extincteur ou une bombe à raser de couleur rouge vif. Il prononce lui aussi des mots qui sont incompréhensibles mais il ne s’agit pas d’un langage fait de claquements ou grincements mais de mots humains prononcés de façon adéquate mais ne signifiant rien, des marmonnements, des bourdonnements, des chuchotements de ventriloque tels que Saint-Pétersbourg / amour / plus / Pont / Mirabeau / Seine / deux / trois / non / aimer le rouge / et le noir / pas le jaune / pas le bleu / mouvement hélicoïdal / voiture / ailerons / haut / pas bas / chute / double / simple / triste / rien compris.

 

Les deux femmes ne l’écoutent pas.

 

Les êtres bicéphales non plus.

 

La jeune fille qui porte un manteau rouge plaisante à l’adresse de son aînée qu’elle est dorénavant tellement habituée aux têtes bicéphales homme/femme que la contemplation de leurs propres visages simplement féminins ou masculins lui paraît incongrue, marqué par une forme de perversion, ou d’inadéquation.

 

Le temps s’étire, les moments se succèdent, les lumières du plafonnier alternent le jaune et le bleu selon un rythme de 4’ et 33’’, le guide qui les accompagnait a disparu mais celui qui les a accueilli leur apporte régulièrement des sortes de madeleines en plastique jaune mou et peu appétissant et leur siffle quelque chose de strident mais pas assourdissant, presque doux à la réflexion.

 

Les minutes s’étirent et longent les heures avant de se conclure en une explosion massive, un grondement de cloches puis un bruissement de cymbales.

 

Des portes jusqu’alors invisibles s’ouvrent en coulissant et un orchestre d’êtres bicéphales fait son entrée. Des êtres se meuvent et coassent, jacassent ou bavassent.

 

Parfois, ils se tournent et leur visage arrière claque des dents ou se mouche avec force.

 

Enfin, le silence se fait à nouveau et une procession lente d’êtres longilignes, se déroule avec lenteur, des êtres bicéphales maquillés en jaune ou bleu, vêtus de la couleur opposée à leur teint, balbutient des sons renfermés quasiment muets fort étranges puis s’arrêtent à l’unisson, formant un demi-cercle face aux deux femmes qui les regardent avec un mélange de surprise et de plaisir, et l’homme dont le bras droit tient la peluche autruchienne et le gauche la mécanique étrange accrochée par des sangles rouges à son épaule droite.

 

Le silence se prolonge, le temps se tasse.

 

Les regards ne s’échangent pas car chacun est fixé très exactement en face de lui, ou d’elle, au gré des circonstances ou humeurs, ce qui ne peut évidemment les mettre en rapport les uns avec les autres, les bicéphaloïdes étant debout, les humains assis.

 

Le demi-cercle se scinde en deux parties pour laisser un passage d’environ un mètre et 27 centimètres à un individu de haute taille, ce qui est d’évidence la norme en cet endroit, et de poids très soutenu, ce qui est moins fréquent.

 

Les cheveux de cet être sont blancs avec des mèches noires et son visage, c’est-à-dire celui faisant face aux trois humains, est marqué par des ridelles rehaussées de fard jaune ou bleu.

 

Il s’immobilise puis écartant ses bras très ample il s’adresse à ses invités, les hôtes de ce lieu qu’un guide est allé chercher voici deux jours déjà au bout d’un infini.

 

Il siffle, crie, ronronne, bécasse, grogne, murmure, susurre, miaule et cligne des paupières, le tout à l’unisson de ses assistants marquant une déférence évident à l’égard de leur supérieur.

 

Le discours dure un peu plus d’une heure. Les deux femmes sont très attentives mais ne perçoivent absolument pas la signification des propos qui sont ainsi prononcés. Leur guide n’est plus là, et même s’il l’était, il n’aurait probablement pas interrompu le flot des sons proférés par le maître des lieux. Par ailleurs, force est de reconnaître que leur entendement des mots et sons qui était émergeant au départ, minimum hier, n’est plus qu’un liseré de faible amplitude au-dessus de l’encéphalogramme plat.

 

L’homme, pour sa part, répète en boucle continue des mots signifiant qu’il n’y a plus d’amour à Saint-Pétersbourg ce qui semble d’une certaine mesure répondre aux attentes d’une partie de l’assistance.

 

Lorsque cette parenthèse s’achève, le guide suprême tend les mains aux deux femmes puis les dirige vers un autre lieu. Un de ses assistants fait de même avec l’homme mais sans provoquer de réaction immédiate. Il insiste mais avec douceur en souriant de manière particulièrement forcée ce qui finalement produit son effet. Le petit groupe sort de la pièce et pénètre dans une salle ronde aux murs blancs et plafond noir.

 

Le seul bruit qui est audible est celui des roulettes rouillées de la carriole maladroitement traînée par l’homme derrière lui.

 

Un grincement perçant qui réjouit les oreilles des résidents de ces lieux. Il n’y a plus d’amour à Saint-Pétersbourg murmure l’homme.

 

Personne ne le comprend.

§458

De nouveaux paysages fort étranges, de tours hélicoïdales, d’un monde binaire, d’un ascenseur transparent et d’un homme perdu


De nouveaux paysages fort étranges, de tours hélicoïdales, d’un monde binaire, d’un ascenseur transparent et d’un homme perdu

 

Le paysage défile devant les yeux des trois humains et de l’être bicéphale qui les accompagne.

 

Ils sont dans un ascenseur aux parois transparentes glissant le long de la paroi extérieure d’une tour noire de forme hélicoïdale longue et fine, légèrement bombée au sommet. La hauteur n’a pas d’importance particulière mais l’ascension semble ne pas avoir de fin. A perte de vue, des tours similaires se succèdent en longues lignes continues et régulières regroupées de telle manière qu’elles semblent former des étoiles reliées les unes aux autres par des chapelets d’immeubles plus bas, noirs eux aussi, mais striés de lignes de lumière jaunes, horizontales ou verticales, selon le cas, semblant autant de signes cabalistiques proches d’une écriture binaire ou informatique.

 

Au bas de chaque tour, des trottoirs très larges s’étagent les uns sur les autres, sur plusieurs dizaines d’étages. Ceci ils ne pouvaient le discerner auparavant. Sur ces promontoires successifs, des foules compactes se massent et évoluent, formant l’image d’une eau de torrent, vive et active, contournant rochers et monticules divers, avec chapelets d’écume à l’appui, sans pour autant bouleverser, heurter ou brusquer les roches dont il s’agit. Partout, assurément, des millions d’êtres bicéphales évoluent, marchant, ou plutôt glissant, avec élégance et fluidité, dans la direction qu’ils ont choisie.

 

Bientôt, l’ascenseur est pris d’un léger mouvement lui aussi hélicoïdal et ses passagers sont alors en mesure de distinguer les paysages alentours, de l’autre côté de la tour. Ils réalisent que, suivant la direction du regard ou le reflet du soleil, les tours sont, au gré, noires ou blanches, et les lumières jaunes ou bleues. Visiblement, dans cette dimension ou réalité, ce monde ou cet univers, les choses sont toujours duales, chacun ou chacune étant tour à tour noir et blanc, jaune et bleu, homme et femme, chacun porte son contraire en soi, non pas aux tréfonds de son âme mais directement sur son visage, et il en est de même pour chaque objet, immeuble, véhicule ou décor, tout est diverse mais unique, unique mais double, tout est simple mais complexe.

 

Les deux femmes regardent le paysage défiler devant elles, elles voient des trains qui volent soutenues par des minuscules ailerons longitudinaux animés de mouvements saccadés très rapides, des avions sans ailes qui roulent sur d’immenses rails hélicoïdaux s’élevant vers le ciel, des voitures propulsées par des hélices arrières glissant sur des coulisses métalliques, elles entendent un brouhaha infime recouvert presque intégralement par un silence cristallin interrompu de temps en temps par des monologues de leur guide s’exprimant par sifflements, grondements et claquements, peut-être à leur intention, peut-être à celle d’observateurs extérieurs ou auditeurs lointain.

 

Curieusement, alors que jusqu’à présent elles comprenaient sans y prendre garde le langage de cet individu bicéphale, depuis qu’elles ont prêté une attention plus soutenue aux mécanismes régissant ce monde particulier, qui est également le leur, forcément, leur compréhension a nettement diminué, de manière similaire à ces sensations oniriques où l’on poursuit quelque chose ou quelqu’un sans jamais pouvoir atteindre son but, une impression de malaise, de nausée imprégnant progressivement et insidieusement toute chose et être.

 

L’homme de son côté s’est assis par terre, à côté de son bagage à roulettes en forme de wagonnet un brin ridicule dans ce monde si sophistiqué, s’est emparé d’une peluche en forme d’autruche et fredonne une chansonnette d’enfant ressemblant à une ritournelle, mais sans signification particulière, un mélange de mots d’enfants et de paroles d’adultes, de références poétiques connues, et de propos alambiqués sans cohérence ni signification. Il est assis, son regard est éteint, son visage singeant celui d’un ventriloque, ses lèvres saccadant des mots et des phrases inintelligibles, son esprit perdu dans des visions lointaines, inaccessibles, cauchemardesques.

 

Lorsqu’il cesse d’être autruche ou autre chose, qu’il oublie l’objet métallique étrange accroché par des sangles rouges sur son épaule droite, qu’il néglige les autres peluches ou objets hétéroclites parsemés dans sa brouette délavée, il prononce sans arrêt mais, heureusement, à voix basse, des mots trahissant une grande perplexité et une frayeur intense, des mots soulignant qu’ils ne comprend rien à ce qui se passe, qu’il ne comprend plus rien depuis fort longtemps, que son errance n’est plus qu’une accumulation de cauchemars sans liens les uns avec les autres, que toutes ses références, flashs d’intelligence, perception de réalité, ont sombré voici bien longtemps.

 

Son visage se tourne vers la face arrière de l’être bicéphale qui ce matin représente celui d’une femme aux lèvres fines et au regard composé et fixe, et il lui sourit bêtement, benoitement, naïvement, avec toute l’incompréhension du monde dont il est porteur. Une humanité perdue qui regarde une autre humanité, l’appelant à l’aide avec ses yeux révulsés et fous, mais sans que quelque réponse que ce soit ne lui revienne, si ce ne sont des sifflements et gémissements, eux aussi inintelligibles.

 

Finalement, après une ascension qui aura duré très exactement 4 minutes et 33 secondes, l’ascenseur s’arrête, les portes s’ouvrent en glissant et le petit groupe s’évade dans un couloir cylindrique blanc avec des lumières noires.

 

Ils marchent, un pas devant l’autre, un pas après l’autre. Chaque chose vient à point pour celui qui sait attendre, et pour les autres aussi.

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Des êtres bicéphales, de leur nombre et de leur grâce, des attentes différentes et divergentes des trois humains et d’une tour en forme de vis noire


Des êtres bicéphales, de leur nombre et de leur grâce, des attentes différentes et divergentes des trois humains et d’une tour en forme de vis noire

 

Les trois humains marchent dans un monde surpeuplé.

 

Des êtres bicéphales les suivent, les précèdent, les côtoient, mais jamais ne les bousculent, leurs mouvements ondulant et ondoyant étant si subtils et souples que leurs longs corps fins n’entrent jamais en contact avec eux.

 

Les deux femmes et l’homme tirant sa charrette peuplée de souvenirs et objets hétéroclites marchent derrière leur guide sur les trottoirs vastes d’une cité métallique s’étendant vers les hauteurs du ciel, les profondeurs de la terre, les différents axes d’une rose des vents très complexe.

 

Presque tous les cent mètres leur marche s’interrompt au croisement de plusieurs voies de circulation, elles aussi très peuplées. Ils en profitent alors pour scruter les environs et, à chaque fois, leurs regards se perdent dans des horizons lointains dévoilés par des boulevards ou avenues s’ouvrant de manière étoilée. Une cité Haussmannienne d’un siècle à venir se déroule devant leurs yeux. Des axes en étoiles tracés à la règle et l’équerre, rutilants, brillants, scintillants, parcourus par des millions d’êtres, de véhicules, de sortes de train ou métro extérieurs, d’étages superposés de voies diverses, d’avions et engins téléportés nombreux, le tout, curieusement, dans un calme impressionnant et un bruit très modéré.

 

Les conversations des uns avec les autres procèdent systématiquement de la même manière, des sifflements aigus, suivis de grognements et grondements, le tout s’évacuant par vague concentrique puis à nouveau le calme, comme si des gouttes de pluie tombaient sur une étendue d’eau et provoquaient des vagues concentriques s’évacuant rapidement tout en se heurtant parfois, mais sans interrompre le flux. Les humains suivent leur accompagnateur, un long et filiforme être à deux têtes qui les a cherchés pour quelques raisons particulières sur leur promontoire au bord du vide.

 

Maria, la jeune femme au regard pénétrant et sensible, contemple les environs avec une gourmandise évidente. Elle ne redoute pas le changement, n’est pas surprise par les chocs successifs, les changements brusques, les basculements et bouleversements, de leur lente et longue errance. Elle les ressent comme des passages obligés reliant chaque point à un autre, formant une constellation puis une autre et liant l’ensemble des humanités possibles et à venir. Elle ne songe pas un instant qu’à force de côtoyer la mort, les combats, les destructions, les catastrophes naturelles ou humaines, elle finira avec ses amis par y succomber. Cela fait déjà fort longtemps, peut-être depuis leur errance sur la belle mer d’Autriche à la recherche d’Arezzo ou lorsqu’ils se sont perdus dans les dédales d’une cité inconnue dans un pays longtemps  éreinté par la dictature mais secoué par une fort opportune révolution. Elle sait que leur errance à un but, mais elle ignore quel pourrait être celui-ci. Ceci ne la déstabilise pas, bien au contraire. Elle observe les réalités qui s’offrent à elle, les différentes facettes d’une même humanité en prise avec ses contradictions les plus profondes et ressent que toutes sont liées par des liens qu’elle devine très puissants.

 

La jeune fille au manteau rouge observe les mondes que le hasard propose à sa vue. Elle est souvent enthousiaste, parfois bouleversée, mais pas peinée. Elle sait que le monde change, mais très lentement, et que la douleur en fait malheureusement partie intégrante. Celui qu’elle a quitté était certainement terrible mais au moment où elle a fait ses adieux peut-être définitifs, peut-être pas, surement pas d’ailleurs, elle a ressenti que son rôle était ailleurs, qu’elle devait apprendre pour pouvoir un jour, si les circonstances, le destin, les dieux, le hasard ou quoi que ce soit d’autre du même genre, le lui permettaient, partager cet enrichissement avec toutes celles et ceux qu’elle a laissés derrière elle, à commencer par ses proches.

 

L’homme est perdu et confus. Il cherche depuis le début de son errance à comprendre mais n’y parvient pas. Il y a fort à parier qu’il n’y parviendra jamais. Il s’est construit un monde virtuel, fort sympathique au demeurant, et s’y retranche lorsque les atteintes du monde extérieur sont trop virulentes, c’est-à-dire le plus souvent. Il intervient dorénavant rarement dans la conversation et lorsqu’il le fait ce n’est pas à propos. La souffrance, la douleur, l’injustice, l’arrogance, tout l’insupporte et il ne comprend pas, ne comprend pas, ne comprend pas…. Ce fait le rend fou, littéralement. L’errance qu’il subit de plus en plus comme une implacable succession de chocs très violents, risque à terme de l’enfermer dans une apathie définitive. De cela, les deux femmes en sont parfaitement conscientes et elles essaient de le protéger de sa propre impuissance.

 

Les trois humains suivent leur guide bicéphale. Ils font face à son visage masculin. En tout cas, tel est le cas en ce moment particulier car tout est changeant dans ce monde léger et fluide. Parfois la face féminine se porte vers l’avant parfois l’arrière, sans que l’on remarque de changements particuliers, pas de retournement façon ‘exorciste’, pas le moins du monde, ce n’est pas le style de ce monde en apparence si doux.

 

La petite troupe s’arrête enfin devant une tour très gracieuse en forme de vis noire, d’à peu près soixante-treize étages, et y pénètre. Ils sont attendus au dix-neuvième étage mais cela ils ne le savent pas.

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