De la pluie qui inonde un monde sans forme
Il pleut.
Le paysage a changé. Fini la route étroite serpentant entre des arbres envahissants et des déchets humains. Les bois ont reculé puis disparu faisant place à une longue steppe urbaine, un désert humain, des restes de civilisation broyés et conglomérés puis noyés dans des mares noires, des tas de terre grise, des dépôts métalliques et des murs écroulés, des poteaux écroulés les uns contre les autres, des fils et câbles emmêlés, de la ferraille rouillée plaquée contre du béton révulsé et vaguement armé, des cadavres automobiles, des cadavres métalliques informes, mais pas de cadavres humains, des bouts de bois peints et pourris puis démantelés par le vent, les éléments et la pluie, des néons qui ne clignotent plus et gisent par terre, des papiers qui volent dans toutes les directions comme une neige d’été soufrée, des sentinelles d’aluminium, d’alliage divers ou de plâtre, brulées et noircies, singeant des formes vaguement humaines, disséminées sur la vaste et morne plaine, les nuages qui l’enlacent et l’étouffent, la pluie qui la pleure, la boue qui la recouvre et la cache, les briques qui servent de réceptacles à une timide vie organique qui renait comme elle peut.
Les trois humains marchent au milieu des décombres, les deux femmes devant, l’homme derrière, tirant son étrange chariot de bric et de broc, des silhouettes sans signification ou forme, des ombres de vie qui avancent dans un paysage détruit.
L’homme porte sur son épaule droite une chose métallique sans forme particulière et traîne dans son wagonnet puéril des formes illusoires d’un lointain jadis, il leur parle et singe des réponses.
Les femmes marchent et parlent entre elles, sourdes à ses jérémiades, apparemment aveugles aux meurtrissures d’un monde aux cicatrices à vif.
Les trois avancent difficilement sous la pluie et au milieu des gravats. La route qu’ils suivent est jonchée d’obstacles qu’ils franchissent doucement, délicatement, les manipulant comme s’il s’agissait de morceaux de porcelaine, d’œuvres d’art ou de précieuses reliques, ce qui démontre leur hésitation quant à cet extérieur qu’ils ne parviennent à intégrer.
Qui sont-ils ?
Cela n’a guère d’importance…
Où vont-ils ?
Eux-mêmes ne le savent probablement pas puisqu’ils s’arrêtent fréquemment et hésitent avant d’aller à droite ou à gauche, ils semblent se décider d’aller systématiquement vers le couchant, peut-être parce que la vie amène tous ses sujets dans cette direction, le couchant.
Où sont-ils ?
Cela ils ne le savent absolument pas. Les murmures qui s’échappent des lèvres de l’homme, lorsqu’ils sont compréhensibles, trahissent une profonde angoisse à l’idée de se trouver dans un monde incompréhensible, inconnu, illisible.
Pourquoi sont-ils là ?
Difficile de le dire. Il y a un monde entre le comportement des deux femmes qui semblent se jouer des obstacles comme s’il s’agissait de simples accidents de parcours sans conséquence et celui de l’homme qui se heurte à tout tel une butte fantastique ou un piège monstrueux. Dans le premier cas, ceci pourrait démontrer que les deux femmes vont d’un point A à un point B et sont obligées de passer par cette zone urbaine désertique de superficie forcément limitée. Dans le second, on pourrait en déduire que l’homme est arrivé au centre d’un nulle part qui va l’engloutir, l’avaler, le détruire, un nulle part tout à la fois centre et périphérie du monde, un trou noir dont il ne sortira jamais et qui l’érodera sans autre forme de procès.
Où se trouvent leurs contemporains ?
Impossible de le dire. Pas ou peu de restes d’eux, si ce n’est des signes extérieurs tels des bouts de bracelets, des boucles blondes, des mouchoirs en papier souillés, des tas d’ordure éventrés, des caddies de supermarché tordus et boueux, des maisons en cendre. Pas de trace animale, ce qui est encore plus anxiogène. Pas de rats, ou de corbeaux, voire des mouettes, pas de reptiles ou de mouches… rien. Le seul bruit qui subsiste et se répand est celui du sifflement du vent à travers des tuyaux noirs, des machineries détruites, des pans de mur ébranlés, des fétus de fer retournés, des détritus accrochés à des grillages ne protégeant rien … contre rien.
Ils avancent.
La pluie tombe sur eux et mouille leurs cheveux, leurs vêtements sales, leurs yeux qui ne pleurent pas, leurs bagages qui suintent la peur. La pluie qui peut-être les nettoie de quelques crimes qu’ils n’ont pas forcément commis.
Ils sont spectateurs d’un désastre qui les dépasse