D’une disparition somme toute assez prévisible et de géants que l’on découvre amateurs du jeu de saute-mouton
Les trois humains sont seuls sur le promontoire au-dessus d’un vide brumeux dans lequel des infinis d’eau sombrent avec grand fracas.
Les géants avec lesquels ils conversaient précédemment ne sont plus là. Ils s’appelaient Heurtzer et Myoutys et s’étaient exilés à cette extrémité du monde, au-delà des confins de l’univers, fuyant une guerre ayant opposé il y a bien longtemps le peuple des Emerphiydès et celui des puissants, dont ils estimaient être des représentants atypiques. Mais, tout cela n’a plus guère d’importance car ils étaient les derniers représentants d’une race maintenant disparue et d’une civilisation ayant sombré dans un oubli définitif.
Les géants ont longuement conversé avec la jeune femme répondant au nom de Maria et dont le regard était si intense qu’il avait probablement brouillé leur compréhension de la situation.
Ils considéraient avoir œuvré pour la paix de leur monde, être en attente d’un signe de leurs divinités et prêt à revenir en pacificateurs et humanistes suprêmes. Ils se sont découvert membres à part entière de la caste des arrogants et dominateurs, qui plus est des morts en devenir. Comme l’avait souligné Maria l’individu n’existe que s’il est reconnu par d’autres et s’il n’y a plus d’autres, si le monde est vide de tout occupant, alors il n’y a plus de reconnaissance et donc plus d’existence, et de vivants que l’on croyait être l’on se découvre soudainement morts en bonne et due forme.
Les deux géants n’ont pas supporté ces deux chocs successifs, celui de leur propre trahison suivi de celui de leur mort, et après avoir pris congé, respectueusement, des trois humains assis en face d’eux ils ont enjambé la rambarde et se sont jetés dans les flots tumultueux et le vide sidéral et sidérant.
Les trois humains n’ont pas réagi, ils ont été pris de court, certainement.
La chose s’est passée très rapidement, comme un souffle de vent sur une colline recouverte de pâquerettes par un beau soir d’été. En quelques secondes, peut-être même moins, ils sont passés d’un avant à un après, un avant avec géants en prime, un après avec solitude.
La situation est maintenant et d’évidence très confuse. Il est difficile d’exprimer des sentiments clairs en pareille situation.
La jeune femme est affectée, on le serait à moins, se sentant en partie responsable d’une issue aussi dramatique à une conversation qu’elle considérait normale, ordinaire, presque banale, compte tenu des circonstances.
Mais, son visage n’exprime pas une peine ou une douleur intense, la durée de leur conversation n’a pas été assez longue pour permettre le développement d’une relation, l’émergence de sentiments, simplement le regret de voir deux vivants disparaître. Certes, il n’y aura pas de corps et donc pas de vision de mort, non, simplement une absence, un vide, deux fois treize mètres de géants en moins, cela fait une masse, un volume, un vide presque palpable, presque plus imposant que celui de leur présence, telle ces photos en négatif qui parlent plus que les plus lustrées, léchées et brillantes des photos.
C’est donc plus une gêne qui perturbe sa pensée, son analyse du réel, du présent, que le regret de ne pas avoir pu en savoir plus, mieux les comprendre, les appréhender dans ce qui devait être des existences bien plus complexes qu’elle ne l’imaginait.
La tendance à la simplification, la généralisation, si prévalente aujourd’hui, peut avoir des conséquences regrettable mais ce n’est pas ce dont il s’agit ici. Maria est embarrassée, elle perçoit bien que ses mots ont tué, même si tôt ou tard ces géants allaient finir par faire le grand saut, au premier comme au second sens de ces termes, allaient réaliser que leur monde avait été détruit, dévasté, oublié, et par conséquent eux aussi, et qu’il ne restait rien d’autre à faire qu’à saluer une dernière fois le levant, prendre congés des restes de beauté de cette fin d’univers, chanter un petit chant guerrier ou kamikaze à l’attention d’une Lune qu’on ne distingue pas et dont ils se fichent d’ailleurs, et hop, un petit jeu de saute-mouton chevaleresque, vas-y mon amour, non toi, mais non, je n’en ferai rien, s’il te plait, soyons sérieux, à toi l’honneur, et ainsi de suite, et fini… plus rien.
C’est évident que ceci allait se terminer ainsi. Maria a parfaitement conscience que cette réalisation allait intervenir tôt ou tard, que le couchant succéderait au levant, que les choses basculeraient de la vie à la mort, il en est toujours ainsi, mais elle est troublée par cette causalité qu’elle distingue et pour la première fois de sa vie prend conscience d’avoir provoqué, indirectement au moins, un drame.
C’est ainsi.
Il en ainsi dans de nombreuses situations.
Il lui faudra apprendre à vivre avec cette douleur au plexus solaire, cette sourde angoisse, cette anxiété se répandant dans les veines, les nerfs, la fleur de la peau, le centre des os.
C’est ainsi, elle n’y échappera pas et ceci, peut-être affectera la douceur et sensibilité de son regard. Ceci est par contre une chose très regrettable.