Du retour à la normalité, du plaisir de dévorer des bonnes et saines choses, et de l’apaisement que confère une foule paisible et disciplinée
Les trois humains et leur étrange bagage sont à nouveau dans un ascenseur.
Un tube transparent similaire à celui emprunté voici quelques jours en compagnie d’un être au visage double qui les avait fait pénétrer dans ce monde bicéphale dont ils sont devenus les héros involontaires. Un voyage en sens inverse, vers le haut, à travers des kilomètres de roches ce qui à vrai dire pose des problèmes d’interprétation puisque ce monde-ci était tout aussi ouvert sur le ciel, ses soleils et lunes que celui-là qu’ils vont bientôt retrouver, celui de la fin du monde, du promontoire suspendu au-dessus d’un gouffre absorbant toutes les eaux, larmes et liquides du monde.
Ils n’échangent aucun mot, pourquoi le feraient-ils ? A l’absurde nul n’est prévenu, nul n’est préparé, nul n’échappe.
Tout est illusoire et magique dans une réalité qui sans cesse les fuit, leur échappe, pour se matérialiser ici ou ailleurs mais différemment, ils ont l’impression d’être au bord d’une rivière qui coule sans fin et dans laquelle les poissons se matérialisent peut-être sans qu’ils n’aient jamais le temps ou l’opportunité de les voir et encore moins de les saisir.
L’ascenseur transparent les transporte vers une réalité qui sera certainement insaisissable.
L’homme si dérouté par ces phénomènes récurrents qu’il s’est enfui dans une autre réalité tout aussi abstraite et virtuelle, mais que lui a inventée, est docilement assis dans un coin de ce véhicule vertical tel un enfant à qui l’on demanderait de jouer aux dominos ou d’empiler des cubes. Les deux femmes se parlent du temps jadis, celui où elles se sont rencontrées dans un pays de tristesse ravagé par les conflits internes mais reconstruits sur des bases peut-être nouvelles, et songent à ce qui a pu advenir de lui, si le printemps a laissé la place à l’été ou à l’hiver, puisque le monde évolue dans un sens qui n’est pas forcément celui des saisons.
L’ascenseur ne produit aucun son, si ce n’est un vague vrombissement, une sorte de symphonie pour insectes défunts, et son évolution est rectiligne, stable, rassurante. Quelle que soit l’issue de ce voyage géologique, au milieu de strates et couches multiples, des ères que l’on cisaille dans une errance éphémère mais si chargée en émotions, changements, basculements et transformations, il restera l’image d’un calme précaire, d’une sérénité retrouvée, d’une parenthèse ouverte brièvement sur un monde intérieur à la quiétude reposante.
Bientôt pourtant ce déplacement presque sensuel s’achève.
Les portes s’ouvrent et les trois humains se risquent à passer la tête au dehors, attendant de discerner les contours d’une nouvelle géographie.
Mais ils ne voient rien qui ne les choque et ne ressentent aucun danger particulier.
Ils sortent donc l’un après l’autre suivant le rituel habituel, la jeune femme répondant au nom de Maria d’abord, la jeune fille au manteau rouge ensuite et, enfin, l’homme portant sa drôle de machine sur l’épaule droite et trainant son barda ridicule derrière lui.
Ils sont sur un promontoire faisant face à une immense chute d’eau mais il ne s’agit plus du mur infini qu’ils avaient franchi voici peu de temps. Ils surplombent une cascade très grande, impressionnante mais de dimension parfaitement finie tant horizontalement que verticalement.
Tout autour, ils distinguent les formes habituelles d’une ville de taille moyenne, une grande rivière qui s’élargit pour embrasser un grand arc en forme de fer-à-cheval, une chute d’eau d’une centaine de mètres, puis une rivière qui se reforme en contrebas, des falaises abruptes mais pas vertigineuses, des routes qui longent le point de vue, des humains non bicéphales qui marchent en groupes, des passants qui se parlent, d’autres qui se taisent, des voitures qui se garent et dans le ciel des ballons publicitaires qui volent piteusement au-dessus de la scène de carte postale.
Tout à l’apparence d’une scène touristique souvent observée, avec ses grappes humaines en gestation, en migration d’un coin d’un vaste pays à l’autre cherchant des outils pour les rêves qu’elles n’arrivent plus à échafauder elles-mêmes.
Nos amis marchent le long de la route qui surplombe les chutes et observent les environs. Ils écoutent les conversations, scrutent les regards, sentent les parfums et se prennent même à interrompre les discussions car ils ne peuvent s’en empêcher, ils trépignent d’impatience à l’idée d’avoir quitté un pan de monde imaginaire pour réintégrer une errance dans un décor plus convenu, moins onirique, ancré dans le réel, le précis, le concret, le présent.
Ils apprennent au détour d’une conversation de cette nature être à Niagara, du côté Canadien, et se prennent à l’envie de manger quelque chose d’artificiel, grailleux, sucré et chimique dans un restaurant tout aussi artificiel, au milieu de clients et clientes, tous aussi artificiels les uns que les autres, avec serveurs et serveuses aux sourires et mots artificiels, décors artificiels et musique artificielle.
Quelque part, le sentiment de déambuler ainsi sur les routes et trottoirs de l’excroissance de la civilisation occidentale, vouée à une décadence inexorable, au milieu d’humains parasites et parasités, aux cerveaux vidés de leur substantifique moelle au profit d’un porte-monnaie conséquent et à une machine à sentiments et émotions répondant parfaitement aux besoins d’esclavagisme qu’on leur inculque dès leur plus jeune âge, tout ceci les rassure et les apaise, leur prodigue le faux sentiment de paix et de calme, de routine, d’habitude, de déroulement soyeux et élégant de vies vides et stupides, l’abandon de toute frayeur, anxiété ou appréhension.
Ils sont soulagés.
Ils ont le sentiment d’avoir atteint l’autre rive de la mer rouge, leur Moïse aura été un être au double visage sifflant, grognant, claquant et ronronnant. A chacun son Testament.
Les trois humains parmi des millions d’autres dévorent ainsi des sandwichs, frites et sauce rouge, boivent une boisson bitumeuse, mangent un savon chimique sucré et froid et absorbent un autre liquide chaud et noir qui brûle délicieusement les dents avant d’agresser les parois de leurs entrailles fragilisées.
Une heure et 33 minutes plus tard ils sortent de ce lieu de souvenir des temps pathétiquement vides d’antan puis reviennent au bord des chutes, rejoignent des cohortes humaines, se satisfont d’être revenus dans un monde si réel et proche de leur passé, errent avec les leurs, et rejoignent un promontoire d’où ils regardent les eaux tumultueuses au milieu d’une foule vagissante et hurlante.
Ils sont rassurés.
peinture de Dali votre texte:)
j’aime beaucoup
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Merci….
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