Du retour à la normale, du retour à la normale, du retour à la normale …


Du retour à la normale, du retour à la normale, du retour à la normale …

 

 

Les trois humains, deux femmes, un homme, ce dernier tirant un chariot dérisoire derrière lui, sont soulagés de se retrouver dans une région connue d’un pays souvent visité, le Canada, très précisément à Niagara Falls, surplombant les chutes du même nom.

 

Ils sont apaisés car pour la première fois depuis le début de leur errance voici plus d’une demi-année, ils se retrouvent en un endroit parfaitement localisé à une date très précise.

 

Les choses semblent avoir retrouvé un rythme plus serein, le rythme de leur vie est peut-être revenu à la normale, pour autant que ce mot veuille dire quoi que ce soit, il n’y a pas de caractère surréaliste dans les scènes qui se découvrent devant eux, qu’il s’agisse des chutes d’eaux parfaitement conformes à l’image de carte postale qui est la leur, des visiteurs qui les contemplent ou des magasins et boutiques qui jalonnent le chemin de croix desdits touristes aux parapluies jaunes, rouges ou verts, selon l’appartenance à un groupe particulier.

 

L’homme perplexe, perdu dans ses contemplations intérieures et ses monologues creux et indigestes destinés à un public inexistant, est entré dans plusieurs échoppes et a longuement observé les murs, plafonds et sols, à la recherche probablement de portes ou fenêtres s’ouvrant soudainement sur un monde différent, communiquant avec une réalité divergente, mais il n’a rien trouvé. Il est de ce fait revenu vers ses amies et pour la première fois depuis une longue période il est parvenu à prononcer quelques phrases rudimentaires, sujet, verbe, complément, simples mais porteuses de sens, selon lesquelles l’endroit était normal, les gens normaux, les murs, fenêtres et sols, normaux, les paysages normaux, les odeurs, parfums et bruits normaux.

 

Tout lui paraissait normal et, chose étrange, il a souri avec une gourmandise enfantine en prenant la main à Maria, cette jeune femme au regard si intense qu’il le bouleverse en permanence.

 

Ce retour à une forme de normalité est bien entendu légèrement problématique dans la mesure où les trois humains se sont retrouvés propulsé en cet endroit au-dessus des chutes du Niagara à l’issue d’un voyage très long et lent au sein d’une ou plusieurs irréalités parfois monstrueuses, souvent incompréhensibles, une errance dont les tenants et aboutissants n’ont pas été, ne sont pas et ne seront probablement jamais à la portée de ces trois amis déambulant paisiblement le long d’une promenade pour touristes contemporains. Mais tout ceci est pour l’heure inscrit dans le passé et ils n’y songent guère.

 

Le bruit est assourdissant, celui de millions de tonnes d’eau sombrant en même temps dans un trou béant en forme de fer à cheval, l’eau prend une couleur bleutée et laiteuse avant de chuter et s’écraser 57 mètres plus bas, des mètres qui paraissent plus grands que nature et qui leur semblait encore double de leur taille réelle la veille de ce jour, c’est-à-dire hier. Les trois humains contemplent tour à tour la première chute, puis la seconde, américaine, et une troisième, plus petite, qu’un panneau pour touriste méticuleux intitule le voile de la mariée, une référence sommes toutes assez judicieuse au lucratif commerce local de lunes de miel et autres séjours de même type.

 

Les trois humains sont las après une errance si longue, songent à revenir à leur point de départ, là-bas, très loin vers l’est, au-delà de l’océan, et se débarrassent des scories du passé récent pour s’engouffrer dans celles du présent, trouver une agence de voyage, prendre des billets de train, puis d’avion, récupérer les cartes de crédit perdues quelque part dans les méandres du voyage maintenant achevé, téléphoner à des vestiges du passé, des souvenirs d’êtres oubliés mais dont les ombres se manifestent progressivement, et leur indiquer que la phase très longue de disparition est dorénavant derrière eux et qu’ils sont réapparus dans le domaine du réel au milieu d’une réalité des plus virtuelle mais réalité quand même, contacter les amis et autres connaissances plus ou moins oubliés et leur signifier leur retour, s’enquérir de l’état de l’appartement, de la voiture laissée sur un parking en plein air et probablement évacué par les autorités policières fort tatillonnes à ce sujet, reprendre contact avec les employeurs passés, au cas où, reprendre pied dans une configuration normale des choses, en bref retrouver le sens du temps, de la finalité des choses, de la réalité et de la normalité.

 

Tout ceci navigue dans leur tête.

 

Cela faisait bien longtemps qu’ils ne s’étaient plus inquiétés de telles questions mais maintenant elles les submergent, un peu, et des bouffées d’anxiété les enivrent quelque peu.

 

Il leur faudra reprendre pied dans un monde dont ils avaient oublié les diktats sommaires. Ils devront tout réapprendre et à commencer par aujourd’hui, ici, dans ce haut-lieu de l’éphémère, de la poudre aux yeux, de perlimpinpin, et à canon, car tout se mêle dans le sanctuaire du consumérisme.

 

Leur voyage touche à sa fin et déjà commence le temps des regrets et des malentendus.

 

Ils regardent les chutes mais déjà leur esprit n’est plus en phase avec la magie du moment et des retrouvailles. La brume s’élève au-dessus des chutes, mais ils ne la regardent pas, ils songent à tout ce que la vie leur réserve, à tout ce qu’il conviendra de faire, au retour et à ce qui succédera, probablement leur séparation temporaire puis définitive. Ils ne se leurrent pas sur ce dernier point, ils savent que tout à une fin, qu’ils étaient liés jusqu’à la mort dans des mondes incompréhensibles mais dans celui-ci, bien réel, il n’y a pas de telles choses, tout est délié, sans finalité, mais parfaitement régenté et profondément inhumain. Il leur faudra s’habituer.

 

Ils regardent vers un point vague sur leur droite, un endroit où des grappes humaines convergent et se mêlent et inconsciemment s’y rendent avec discipline, ils ont déjà retrouvé leurs marques.

 

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