D’une normalité qui n’en est pas une…


D’une normalité qui n’en est pas une…

 

Les trois humains marchent le long de la rive.

 

Leurs regards, même celui de Maria qui d’habitude est l’image même de la sérénité, trahissent une profonde perplexité. Leur errance depuis plusieurs mois les a conduits d’une réalité virtuelle à l’autre, d’un monde plausible à d’autres, incertains ou disgracieux, d’un univers oppressant à l’autre, mais jamais ils n’ont été au contact avec une violence aussi gratuite que celle dont ils viennent d’être les témoins.

 

Ce décor qui les entoure ressemble pourtant à celui qu’ils ont connu ou auraient pu connaître par le passé, les gens qu’ils croisent sont semblables à ceux qu’ils auraient pu croiser dans leur ville de départ, sans aucun doute possible à cet égard.

 

Ils se regardent et leur dialogue silencieux est explicite : il n’y a absolument aucune différence entre les passants qu’ils croisent aujourd’hui et ceux ou celles qu’ils auraient pu croiser ici, dans ce lieu hautement touristique, l’année dernière. Aucune différence… Les mêmes comportements, les mêmes regards, les mêmes mots, les mêmes expressions, les mêmes habitudes… Tout est similaire, tout est si rassurant de banalité et normalité !

 

Pourtant, quelque chose de fondamental a changé. Il ne peut pas en être autrement.

 

Certes, l’infantilisation des individus n’est pas chose nouvelle, au contraire, mais elle n’avait pas, en tout cas au moment de leur départ vers Copenhague puis Vienne, conduit à de tels excès.

 

Que les besoins, artificiels ou non, de sexe, argent, et puissance aient pu conduire à des actes incohérents, inacceptables, ridicules ou imbéciles est une évidence mais qu’ils aient pu amener les humains à se comporter de telle manière les dépasse.

 

Qu’a-t-il pu se passer ?

 

Pourquoi des humains partageant une lignée commune depuis 7 ou 8 millions d’années ont-ils pu en arriver à cela ?

 

Des candidats d’un jeu ignoble dévalant une chute d’eau vers une mort certaine pour permettre à leur famille de gagner de l’argent pour autant que leurs corps ou des membres de ceux-ci soient ramassés dans les rapides au pied des chutes le tout sous les vivats d’une foule hystérique et illuminée et les encouragements d’animateurs obséquieux et débiles … cela leur parait proprement impensable…

 

Et, les choses n’ont fait qu’empirer dans les heures qui ont suivi…

 

En s’enfuyant de la scène, ils ont en effet été abordés par une maîtresse d’école qui a été navrée d’apprendre la fin de ce jeu grotesque et a murmuré que ses élèves de primaire seraient absolument désolés de ne pouvoir participer à ces réjouissances.

 

Un peu plus tard, une femme d’une quarantaine d’année habillée d’un tailleur d’été vert olive, de chaussures de marque et d’un joli chapeau de pailles s’est présentée à l’homme tirant son wagonnet empli d’objets dérisoires et lui a proposé son corps pour quelques dizaines de dollars. Comme ce dernier ne répondait pas elle a fait la même proposition aux deux femmes puis a désigné un jeune homme d’une douzaine d’années qui lisait une bande dessinée sous un arbre, l’a présenté comme son fils ainé et a indiqué qu’elle pouvait le leur ‘céder’ pour quelques heures à raison de 105 dollars l’heure. Face à leur mutisme elle a haussé les épaules et s’est déplacée vers un groupe de touristes du troisième âge et leur a fait la même proposition.

 

Plus loin encore, un homme vêtu d’un complet trois pièces bleu marine, d’une chemise blanche, d’une cravate Ermètz, de chaussures Pratha, et de boutons de manchettes Kuchgi, leur a proposé fort discrètement l’achat de membres humains très ‘frais’ pour pouvoir participer au jeu du lendemain en tant que sauveteur ou ramasseur et gagner un joli pécule.

 

Une vieille dame à la démarche alerte et vive leur a suggéré de la rejoindre dans son mobile home pour des jeux de sexe avec elle, son mari et leur chat, pour une modique somme.

 

D’autres encore leur ont suggéré l’acquisition d’armes lourdes tchèques, de grenades papoues, de flèches italiennes ou des armes de poing françaises, de marque connue et réputée, pour des sommes abordables.

 

Un professeur de lettres a recommandé l’acquisition forfaitaire de l’intégralité de sa classe pour une période de deux à cinq jours tout en indiquant que les paiements par cartes de crédit seraient validés par sa banque en une dizaine de secondes seulement.

 

Une marchande de quatre sous a proposé de leur louer la maison de ses voisins pour quelques jours. Avant qu’ils ne réagissent, elle a précisé que celle-ci serait disponible durant deux à trois semaines puisqu’elle venait de ‘céder’ lesdits voisins à un groupe de musiciens japonais pour une somme assez ‘coquette’.

 

Une troïka de journalistes les a approchés pour leur proposer de participer à une émission enregistrée le lendemain consistant d’une part à performer des acrobaties sexuelles particulières et d’autre part d’organiser un système de négociation sophistiqué visant à obtenir la collaboration de deux des partenaires contre le troisième, le résultat attendu étant naturellement la disparition corps, âme et bien de celui ou celle-ci voire, chose amusante, des deux premiers ou premières. L’émission de télé réalité devait durer au moins six heures pour permettre sa diffusion sur une semaine pleine et, dans la mesure où la qualité des services fournis serait idoine, la, le ou les survivants se verraient remettre la somme de 1 million de dollars ainsi qu’un jeu de pistolets automatiques de marque ougandaise.

 

Les trois humains se sont enfuis…

 

Ils marchent le long de la rive, au-dessus de la rivière et assez loin des chutes.

 

Ils refusent tout contact avec des passants qui d’ailleurs sont bien plus rare à cet endroit. Ils n’écoutent plus ce qu’on leur propose. Ils s’éloignent avec rapidité dès qu’on les approche.

 

Le teint du visage de Maria est très pale. Celui de la jeune fille au manteau rouge trahit une profonde émotion. L’homme est hagard.

 

Aucun des trois ne comprend ce dont ils ont été témoins.

 

Comment pourrait-il en être autrement ?

 

Ils marchent silencieusement. Le monde autour d’eux est paisible et beau, un arc-en-ciel est visible au loin, les oiseaux chantent, des enfants jouent sur une place de jeu mais ils préfèrent ne pas savoir à quoi.

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