De murs qui se rapprochent et de la fin d’une errance...
Les trois humains restent seuls dans une pièce blanche perdue dans un dédale de couloirs perpendiculaires les uns aux autres dans les entrailles d’un immeuble en forme de parallélépipède géant. La structure est complexe mais les décors quasiment inexistants. Des halls s’imbriquent les uns dans les autres et des chaînes de montage entièrement automatisées fabriquent des objets à vocation essentiellement militaire.
Depuis leur entrée dans ce bâtiment les trois humains n’ont rencontré que deux autres représentants de l’espèce humaine mais leur contact a été des plus sommaires.
Pour l’heure, ils se trouvent dans une pièce uniformément blanche, avec une table et quelques chaises sans ouverture sur l’extérieur.
Il n’y a pratiquement aucun son qui n’y pénètre et d’ailleurs aucun qui n’en sorte. Ils sont silencieux. L’homme au regard perplexe est assis à même le sol et fait l’inventaire des objets contenus dans la charrette qu’il tire de manière fort étrange depuis tant de temps et avec lesquels il entretient une relation particulière, similaire en quelque sorte à celle des marionnettistes, les faisant parler et leur parlant, leur donnant vie et les précipitant dans un monde réel qui devient de ce fait un simple théâtre, un renversement de valeurs qui n’est pas sans être un peu inquiétant. Il parle mais ses propos ne veulent rien dire, des phrases épisodiques succédant à des propos télégraphiques, de vagues références à Saint-Pétersbourg, au Pont Mirabeau et à la Seine. Il ressemble de manière assez étonnante à ces vagabonds d’un autre temps qui parfois errent encore dans des métropoles inhumaines sans ne plus jamais susciter quelque réaction que ce soit.
Le temps s’est arrêté pour eux à une époque où les sentiments ne se monnayaient pas, c’était il y a très longtemps. Maria au regard si intense qu’il transforme celui qui l’observe en papillon de nuit ébloui et éphémère discute avec la jeune fille au manteau rouge. Les deux commentent la rencontre qu’elles viennent d’avoir avec cette représentante de la compagnie dans les viscères de laquelle ils se sont égarés mais ne savent comment faire pour réprimer cette vive impression de colère qui subsiste des heures après la fin prématurée de leur discussion.
Elles ressentent une sensation de malaise et mal-être qui ne fait que s’amplifier au fur et à mesure qu’elles progressent dans ces sociétés ou réalités au sein desquelles la notion d’humanité tend à disparaître. Que reste-t-il de tout cela ? se demandent-elles … un abandon à l’ivresse de la dépression pourrait les attirer si elles n’étaient de cette catégorie de femmes pour laquelle la vie est essentielle et la dignité et grandeur de l’humain intacte en dépit des atteintes répétées à son intégrité et son éthique.
Maria cependant ne réagit plus exactement comme elle le faisait jusqu’il y a peu. Durant cette errance sans but précis à la recherche d’un vague Nirvana, Walhalla, Olympe ou Arezzo, traversant des mondes grotesques en train de se démantibuler, se fracturer, se dissoudre sous ses yeux, elle n’a jamais eu peur, elle n’a jamais cessé d’être ce phare de béton fixée dans la mer rageuse pour l’éternité car elle savait que tout ceci n’était qu’illusion, rêve ou cauchemar.
Il en est autrement depuis son entrée dans ce pays de misère, de violence et d’inhumanité, cet endroit qui pourtant ressemble en tout point à celui qu’elle a quitté il y a si longtemps.
Les choses sont différentes.
Le décor est similaire à son point de départ, les gens qu’elle a quittés ressemblent à ceux qu’elle vient de retrouver, les sourires, cris ou chants sont étrangement proches, les démarches, les voix, les paroles tout se rapproche sur un fond de violence jamais égalée.
Et là pour la première fois, elle rejoint l’homme moribond qui l’accompagne, l’adore dans sa démence non feinte, et ne comprend pas. Elle cherche à saisir le sens de choses, des mots, de la succession d’évènements et des actes dont elle a été victime ou témoin mais n’y parvient pas. Elle voudrait évacuer cela d’un revers de la main ou de la pensée mais n’y parvient pas, car tout est étrange, irréel, à peine décalé par rapport à son monde, son humanité, sa logique, sa rationalité.
Et cela l’entraîne dans des mouvements qu’elle préfère ne pas percevoir, des relents de tristesse, nostalgie, colère et amertume, elle se laisse aller à sombrer dans la fatalité d’un déclin, d’une perte de valeurs et de sens, d’un vide sans contenant, sans frontières, sans limites, c’est-à-dire sans même l’espoir qu’ailleurs, au-delà de ces murs, les choses vont ou iront mieux, elle se désole de cette glissade légère, imperturbable, inéluctable, cette rupture de la logique qui est la sienne, ce franchissement de la ligne de l’ombre que maintenant elle distingue enfin.
Au-delà, il y a la mort, elle le sait, mais elle se met à songer que peut-être la mort est ici aussi. Quant l’espoir a disparu, qu’il n’y a plus rien que des traces d’une vie oubliée, que les valeurs positives de l’humain se sont éclipsées, alors, songe-t-elle, la fin est proche.
Elle regarde la jeune fille au manteau rouge qui l’a suivie jusqu’ici. Elle observe l’homme qui parle à une peluche en forme d’autruche des beautés de la Seine, de Saint-Pétersbourg, et qui la regarde avec une dose d’amour à tuer une armée de rats, et elle songe que son chemin est maintenant achevé. A partir de maintenant, il pourrait n’y avoir qu’une route circulaire, un chemin sans début ni fin, sans départ ni arrivée et elle se demande pourquoi et comment elle pourrait encore se convaincre à avancer.
Elle lève les yeux et regarde les murs.
Elle a noté un léger changement dans son environnement immédiat, un soufflement ou chuintement qui vient de se produire, et cherche son origine.
Ses amis n’ont rien vu, n’ont rien entendu, rien remarquer.
Elle se lève, fait le tour de la table regarde autour d’elle, scrute les murs et le sol et finit par comprendre : la pièce rétrécit, les murs se rapprochent les uns des autres, le plafond se rabat sur eux, insensiblement, lentement, délicatement.
Ils sont pris au piège. La porte qu’ils ont emprunté pour pénétrer dans cet endroit a disparu dans le mur. La table s’affaisse elle aussi lentement dans le sol. Les chaises ont disparu aussi rapidement et facilement qu’elles étaient apparues. Le piège se referme sur eux.
Elle regarde tout ceci. Elle a compris ce qui est en train de se produire et à ce moment précis et pour la première fois elle doute. Elle se demande si le combat vaut encore la peine, si les éléments vont laisser comme à chaque fois depuis le début de cette errance des décalages se produire et des issues s’ouvrir dans les ténèbres et cendres de leur espoir.
La réponse est en elle.
Elle a le choix… Se lever et se diriger vers cette sortie, pour autant qu’il y en ait une. Ou alors, s’arrêter, se poser, s’asseoir à côté de l’homme qui parle aux objets et la jeune fille qui la regarde avec circonspection.
Le choix est le sien.
Elle doit avoir encore ce sursaut d’énergie qui fait avancer l’humanité en dépit de tout ce qui lui est arrivée depuis qu’il y sept ou millions d’années Lucy s’est levée et est allée chasser dans une savane africaine oubliée.
Elle doit y croire.
Elle doit se persuader que demain pourrait ne pas être pire qu’aujourd’hui, que le tunnel quelque part là bas s’achève et la lumière y inonde le monde. Le choix est le sien. Les murs se rapprochent les uns des autres. Le souffle est profond.
L’homme et la jeune fille au manteau rouge la regardent. Elle les regarde. La table s’est complètement effacée dans le sol. Ne demeure qu’un quadrilatère blanc de plus en plus étroit.
Le choix est le sien.
C’est à elle que revient de pousser ou non la porte qui peut-être quelque part dans cet univers blanc s’ouvre sur un paysage de mer ou de montagne.
Le choix est le sien, il l’a toujours été …