2006 – LE VIEIL HOMME, LE BOURDON ET LE CHAT QUI SE SUICIDE


https://www.amazon.fr/dp/B00584HGUK

Le vieil homme, le bourdon et le chat qui se suicide’ est un roman achevé en décembre 2006. Il suit les chemins de trois protagonistes marqués par le destin. Le personnage en titre se réveille chaque matin sans se souvenir qui il est et reconstruit durant les heures qui suivent son passé pour tenter de survivre au présent. Artiste reconnu mais/et provocateur il n’a que faire du monde extérieur et se contente de titiller les fils de sa mémoire. Il est accompagné dans sa quête par deux autres personnes, dont le narrateur, eux-mêmes affrontant les douleurs d’un passé plus ou moins proche. Comme d’autres romans que j’ai pu écrire, à cette trame très lourde et répétitive s’ajoutent des personnages féminins lumineux qui transfigurent chacun des protagonistes.

Chaque chapitre s’articule autour d’un personnage dans une logique que j’ai voulu proche de certaines céramiques ou partitions musicales (1.2.3.2.1.3.2.1.2.3.1.2.3 etc.). Ceci qui n’est guère perceptible au lecteur et probablement assez maladroit était censé donné l’idée du destin tout tracé et quasi géométrique, une résonnance antique en quelque sorte.

Voici le premier chapitre (assez long mais il donne le souffle au reste du livre et s’entend comme un prélude musical chargé d’allégorie et références animales).

….

1. Alexandre Kaufman

Il regarde par la fenêtre de son appartement sis au rez-de-chaussée d’un hôtel particulier qu’il occupe depuis des années. Son regard trahit une marque de stupeur assez rare sur son visage, ou peut-être s’agit-il d’une marque d’étonnement teintée d’incompréhension. Il est seul et l’atmosphère autour de lui est austère. Quelqu’un, lui probablement, a choisi le requiem de Verdi comme arrière-fond sonore. L’ensemble résonne lourdement dans la pièce insuffisamment chauffée en ce début du mois d’octobre.

Il regarde une tâche sombre sur le sol de la petite cour s’ouvrant devant lui. Un peu plus bas, on distingue la rue, des méfaits desquels il est protégé par une clôture lourde et massive. Eux ne voient rient, lui tout. C’est ainsi et depuis longtemps.

Son regard alterne entre la gouttière et le sol. Il est perplexe, inquiet. Il est ainsi depuis plusieurs minutes, depuis qu’il a rejoint cet endroit familier duquel il observe d’habitude les alentours, notamment la sortie de l’école opposée et du cortège des mères de famille, notables et bourgeoises, aux jambes finement sculptées dans leurs bas de soie, dont les traits du visage trahissent malheureusement déjà l’avancée inexorable du temps. Il aime les observer.

Le chat s’est aventuré sur la gouttière comme il le fait depuis des lustres. Pourquoi ? La réponse à cette question n’a aucune importance car qui peut comprendre ce qui passe dans la tête d’un animal, qui plus est un chat. Il s’est arrêté et a patienté. Il a regardé dans la même direction que son maître, pour autant que l’on puisse prétendre qu’un chat n’ait jamais eu affaire à une personne de ce genre. A-t-il lui aussi regardé les jambes des femmes ? Probablement pas ou pour des raisons différentes, certainement. Puis, il s’est redressé et curieusement s’est précipité dans le vide avec la grâce et l’élégance des félins. Son saut s’est achevé sur les dalles de la cour. Il n’a pas esquissé de geste souple pour amortir sa chute, bien au contraire. Sa tête a heurté lourdement la pierre tandis que ses pattes, flasques, sont restées en retrait. Une grosse tâche de sang a bientôt entouré le corps dont quelques spasmes ont laissé pensé que la vie ne s’est pas échappée instantanément. Les membres ont pris une position bizarre, étrangement contorsionnées, rendant l’ensemble assez désagréable à observer. Puis, le corps s’est rigidifié et, hormis quelques lancinants dessins provoqués par le vent sur le pelage, plus aucun mouvement n’a pu être perçu.

L’homme regarde la forme bêtement allongée dans la cour. Un chat qui se suicide cela n’est pas fréquent. Car, et de cela il est sur, il s’agit bien d’un suicide. Une bien étrange situation que celle d’un chat qui se suicide. L’homme songe que d’habitude on attribue à l’humain seulement ce type de comportement puisque par définition il dénote une réflexion sur la futilité de toute chose. Outrecuidance habituelle mais en l’occurrence justifiée, semble-t-il. Pourquoi une bête mettrait elle fin à ses jours ? Il faudrait qu’elle est conscience de la futilité de la vie, de son caractère ridicule au regard des forces du temps et de l’espace. Un animal s’est-il jamais interrogé en observant les étoiles sur la voûte céleste sur les raisons de son existence, lui, un quantième infinitésimalement minuscule, perdu au sein d’infinis évoluant placidement dans des directions incompréhensibles ? Non, bien évidemment non ! S’il a observé la voûte céleste, c’est probablement par curiosité ou pour identifier le temps ou s’imprégner de la luminosité des astres ou plus prosaïquement déterminer s’il y a un danger provenant de cette dimension insondable et menaçante.

La perplexité l’envahit. Il est songeur et essaie de se réapproprier les scènes précédentes, puisque indubitablement il s’est trompé. Il le fait un peu comme on le ferait en visionnant des images sur un magnétoscope pour mieux les cerner et le analyser. Il se demande s’il n’a pas interprété à sa manière le comportement félin, s’il ne s’est pas réapproprié la conduite du mammifère court sur pattes. Vraisemblablement a-t-il introduit des éléments tout à fait personnels dans une conduite animale qu’il conviendrait de percevoir différemment, forcément. Après tout, il ne faut pas nier que le suicide est une chose qui le tente énormément mais sans avoir jamais dépassé le cadre strict de l’intention. Virtualité grotesque et pitoyable pour un homme de son âge. S’il avait eu la moindre once d’intelligence, il aurait fait cela il y a des années déjà, mais il n’en a jamais eu le courage. En plus, cela aurait nécessairement fini dans le ridicule le plus accompli, un raté évident, un flop aux conséquences regrettables. Il imagine et sourit en envisageant les conséquences possibles de tels gestes : Accroché à un volet au trentième étage d’une tour attendant que des pompiers hilares viennent à sa rescousse, vomissant des quintaux de biles au dessus de toilettes infectes après avoir absorbé une boisson indigeste teintée de mort-aux-rats, allongé dans la salle de bain avec un sèche-cheveux en main et des marques de brûlure au visage, empalé sur une grille en fer forgé et gloussant comme un cochon qu’on égorge. Le ridicule ne tue pas, chacun le sait et le vieil homme aussi.

Vouloir mettre fin à ses jours pour se délivrer de la futilité de toute chose et tout être et terminer dans le ridicule, cette simple pensée a toujours été suffisante pour l’éloigner de la zone dangereuse.

Le chat s’est donc avancé sur la gouttière. Il a marché avec cette élégance féline que beaucoup admirent. Puis il s’est arrêté. Il a regardé dans la même direction que lui, pas par mimétisme – assurément pas – mais simplement parce que c’est de cette direction que provient l’agitation, le bruit, la vie. De l’autre côté, c’est le silence. Il n’y a rien.

Puis il a sauté. Le reste est connu. Il n’y a pas d’autres explications. Il s’est suicidé. Ou plutôt, il n’a esquissé aucun mouvement pour ne pas tomber la tête la première sur les dalles. Il y a donc eu un ordre provenant de la sphère cervicale instruisant les membres à ne pas réagir. C’est tellement vrai que les pattes sont demeurées flasques et se sont même légèrement repliées vers l’arrière.

Le chat était maître de ses mouvements mais n’en a effectué aucun. Il a donc souhaité heurter la pierre et ce de manière définitive. Savait-il qu’il allait ainsi mourir ? Mystère ! La conclusion est donc claire, le chat s’est jeté dans le vide et a réprimé volontairement tout réflexe de survie. Souhaitait-il mourir ? Peut-être pas ! Mais ce qui est clair c’est qu’il ne souhaitait pas continuer de vivre. De plus, s’il est difficile d’imaginer un animal se suicidant, il l’est encore plus d’imaginer un animal hanté par des tendances sado-masochistes. Il ne s’est quand même pas jeté pour souffrir. ‘Ce serait’, songe l’homme, ‘très étonnant’.

L’homme contemple la scène et est incrédule.

*

Le temps s’écoule lentement et le regard du vieil homme est toujours posé sur la silhouette grotesque et pitoyable de l’anomal écrasé au sol. Des insectes volants s’approchent de lui, se posent sur sa chair meurtrie et effectuent leur sinistre mais nécessaire ouvrage. « Rien ne se perd, rien ne se créé », disait un professeur de physique à ses étudiants dont peut-être le vieil homme faisait partie mais il est difficile de le dire avec certitude. Des images passent dans son esprit en permanence et alternent entre ce qui semble être la réalité, ce qui pourrait ressortir du rêve éveillé et ce qui manifestement se réfère à un souvenir.

Il songe souvent à un individu assez grand, faisant face à des musiciens et les dirigeant dans un concerto de Ravel. Il est précis et entraîne ses musiciens dans de lointaines dérives que le compositeur avait envisagé. Un public probablement nombreux écoute contemplatif. L’image est extérieure au chef d’orchestre. Peut-être est-ce le vieil homme voici quelques années. Peut-être pas car après tout on ne se voit jamais soi même. Alors, qui est cet homme ? Et qui est celui qui regarde ? Pourquoi cette scène revient-elle toujours dans sa tête ?

Le chat est piteusement allongé de l’autre côté de la fenêtre. Le visage de l’homme qui le contemple est froid et lisse. Il ne trahit plus d’émotions. Son âge ? Qu’importe, peut-être quatre-vingt ans, peut-être plus, voire beaucoup moins. En réalité soixante, mais il fait largement plus que son âge. En tout cas, lui ne sait plus quel est son âge, il ne sait même pas s’il se reconnaîtrait dans l’apparence chétive que refléterait un miroir. Il a cherché la veille ou un autre jour dans ses papiers s’il y avait une date de naissance le concernant mais il n’a pas trouvé ces documents ou plutôt, a oublié ce qu’il cherchait en cours de route. Curieux ! Puis il s’est ravisé se disant que d’habitude la vieillesse laisse de grands blancs dans la mémoire récente mais pas l’ancienne. On devrait pouvoir se rappeler les temps jadis, mais pas lui.

Il voit également des flammes et des combats, une guerre, une femme qui s’enfuit mais ce peut être le reflet d’un film ou d’une photo, voire un rêve. Probablement, puisque les images défilent au ralenti, ce qui n’est pas le cas de la réalité, enfin pas toujours. Il est vrai que lorsque le vieil homme est tombé l’autre jour en se prenant les pieds dans un tapis il s’est senti chuter interminablement avant de heurter le canapé. Il lui reste de nombreuses ecchymoses mais il a eu bien de la chance. Pas de fracture. Donc, il s’est senti tomber au ralenti en contradiction totale avec les lois de la physique. La physique est une science relative, comme le temps, la vitesse, la réalité. Tout ne peut être qu’illusion.

Ainsi, les images qu’il voit peuvent être tout autant celles d’une réalité ancienne que celles d’un vieux film ou peut-être les deux. Qu’importe.

Il soupire. Il porte son verre à la bouche et boit. Il s’agit d’une boisson âpre, alcoolisée. Ce doit être un whisky, ancien. Il ne devrait pas, mais doit on vraiment se préoccuper de ce que l’on doit ou ne doit pas faire lorsque l’on est un vieil homme qui regarde par la fenêtre un chat se suicider ? La liberté n’existe plus, pour autant qu’elle ait jamais existé dans les subterfuges que la vie a plantés autour de lui durant toutes ces années.

Basta !

Il boit. Il avait donc un verre en main. Mais il ne se rappelle plus ni quand ni où il s’en est saisi. Se concentrer. Voici la solution, oublier ce qui est connexe et accessoire, ne pas rechercher ce qui complique inutilement les termes de l’équation. Se focaliser sur l’essentiel. Une pensée à la fois. Une interprétation à la fois, sinon les méandres du passé se projettent sur le présent et le rendent impossible à comprendre.

Par exemple : les jambes des femmes qu’il a regardées. Etait-ce hier ? Aujourd’hui ? Il y a un mois ? Un an ? Il n’en sait rien. D’ailleurs, il n’entend plus de cris venant de l’extérieur. L’école doit être finie pour la journée ? Où peut-être n’a-t-elle pas encore commencée ? D’ailleurs, y a-t-il une école en face de chez-lui ? Est-ce chez lui ?

Tout est sujet à caution. Il faut se concentrer sur l’essentiel. Tout le reste constitue un océan de doutes, de questions de frayeurs. Car le présent est un vertige permanent pour lui. Ne pas avoir de repères est plus irritant et bouleversant qu’on l’imagine.

Le cadavre ne doit plus être chaud mais simplement tiède. L’air semble frais, peut-être est-on en automne, en son tout début alors, car les feuilles ont cette couleur foncée qui précède leur changement en parures dorées. De cela il est sur. Enfin une certitude.

Il se retourne et va dans sa chambre dont il est sur qu’elle s’ouvre au-delà du grand hall, derrière lui. Il enfile un gilet. Il revient vers le salon puis vers la porte vitrée et tente de l’ouvrir. Mais elle est lourde. Elle semble bloquée. Il essaie une autre porte mais elle est aussi verrouillée. Il revient donc vers le hall et appelle : ‘Y a-t-il quelqu’un ?’

Une voix répond : ‘Je suis là !’

‘Où êtes-vous ?’

‘Ici’ répond la voix qui soudain se matérialise derrière une forme masculine assez volumineuse et ample. ‘Puis-je vous aider ?’

‘Oui, je voudrais sortir.’

‘Ce n’est pas possible.’

‘Pourquoi ?’

‘Ce n’est pas possible.’

‘Mais, je voudrais sortir pour voir le chat.’

‘Il n’y a pas de chat ici.’

‘Peu importe, il y en a un qui vient de se suicider sur la terrasse. Venez voir.’

L’homme est intrigué et se rapproche de la fenêtre. Le vieillard revient à son lieu d’observation, tend la main et dit : ‘Et cela c’est quoi ?’

Son interlocuteur regarde lentement dans la direction pointée par la main droite du vieil homme. Il observe attentif pendant une vingtaine de secondes puis il dit : ‘Je ne vois rien.’

‘Ne me racontez pas de bobards. Ne me dîtes pas que vous ne voyez pas le cadavre là, juste devant nous…’

‘Que suis-je censé voir ?’

‘Un chat qui s’est écrasé sur la terrasse. Il a marché sur la gouttière puis s’est arrêté là bas au bout du toit et s’est jeté en bas. Il n’a pas esquissé l’ombre d’une hésitation ni le moindre réflexe de survie. Et le voilà. Plus rien qu’un amas de chair et poils.’

‘Je comprends. Mais il n’y a rien. Votre imagination vous joue des tours, professeur.’

‘Mais vous ne voyez rien ?’

‘Non ! Vous devriez cesser de boire de l’alcool si tôt le matin.’

‘Mais je vous dis qu’il y a un cadavre de chat devant nous, là.’

‘Je regrette mais je ne vois rien. Si vous le souhaitez, je peux vous rassurer et vous dire qu’il y en a un mais ce serait un mensonge. Voulez-vous que nous y allions ensemble ?’

‘Oui, allons-y.’

L’homme, certainement un infirmier ou un homme de compagnie ou quelque assistant, cherche dans sa poche une clef, s’en saisit et ouvre le battant gauche de la porte-fenêtre. Il laisse l’air entrer. Il fait plus frais et d’évidence il s’agit d’une journée fraîche de septembre. Le vieil homme n’avait pas tout à fait tort. Il le laisse passer devant lui puis le suit, doucement, deux pas derrière.

Le vieil homme est sur la terrasse. Il regarde. Il n’y a pas de cadavre. Il n’y a rien. Si ce n’est peut-être un vieux jouet, une balle rouge et bleue abandonnée sous une table en fer forgé blanche.

‘Il n’y a rien’ dit le vieil homme.

‘Je vous l’avais dit’.

‘Mais je vous assure avoir vu l’animal longer la gouttière et bondir sur la terrasse pour s’y écraser. J’en suis sur.’

‘Je vous crois mais c’est impossible. Regarder vous-même, il n’y a rien.’

‘Vous l’avez enlevé ou fait enlever !’

‘Allons, je ne suis pas un mauvais sbire tel qu’on les découvre dans les romans policiers que vous aimez lire. Vous devriez d’ailleurs lire plus souvent, cela vous entretiendrait la mémoire. Le médecin l’a dit. Restez des heures à contempler une terrasse n’est pas très sain.’

‘Alors, il n’y a pas de chat ?’

‘Peut-être y a-t-il bel et bien eu un chat ici, peut-être s’est-il même avancé sur la gouttière pour se jeter sur la terrasse mais il a du s’enfuir. Le reste est probablement une association d’idées.’

‘Probablement… Rentrons maintenant.’

‘C’est plus sage. Souhaiteriez-vous prendre votre petit-déjeuner ? J’ai acheté un excellent café, des grains éthiopiens.’

‘Avec plaisir…’

*

L’infirmier a prononcé le mot ‘professeur’. Il n’est donc pas musicien, peut-être professeur de musique ce qui expliquerait l’association d’idées. Peut-être également professeur de cinéma, car il aime cet art, de cela il en est sur. Ou alors est-ce une simple formule de politesse utilisée à défaut d’autre chose. Les japonais qui ont un sens précis du respect, de la hiérarchie et de la déférence envers l’âge, l’expérience et le statut social utilisent souvent ce genre de subterfuge. Chez les germains, on est souvent docteur voir docteur docteur sans forcément avoir autre chose qu’un doublon de diplômes sans grande valeur.

Mais le vieil homme n’est ni japonais, ni allemand. De cela également il semble être sur. Il parle français et son assistant également quoique avec un accent. La tradition prévalant dans la sphère francophone n’est pas de nommer quelqu’un professeur s’il n’a un lien particulier avec le corps professoral. Donc, il doit être quelque chose de ce type.

Le vieil homme regarde à nouveau par la fenêtre. Il voit un cadavre de chat, ses boyaux dardant en dehors de la cavité abdominale. La réalité est mouvante et se plisse en fonction des évènements.

L’important lui paraît être de déterminer qui il est. Il sait par instinct que si tant de choses lui échappent cela doit être la conséquence d’une maladie des personnes de son âge. Il doit être grabataire. Il cherche autour de lui un miroir et en voit un au dessus d’une cheminée. Il s’en approche et s’apprête à contempler l’image. Il sait qu’il va sursauter, forcément.

Il se concentre sur le visage. Il détaille chaque parcelle de celui-ci. Les yeux sont petits et surmontés de part et d’autre de paupières lourdes et marquées. Il y a une ride amusante sur l’œil gauche, enfin le droit puisque l’on parle d’une image réfléchie par un miroir, qui recouvre la partie extrême de la paupière supérieure et file vers le milieu de la joue. Cela n’est pas fréquent. Il doit avoir souvent froncé les sourcils. Ce qu’il fait maintenant, par amusement ou confirmation de ses pensées fluctuantes.

Entre temps, l’homme de tout à l’heure est entré dans le salon et a posé sur une table basse une tasse fumante exhalant un parfum profond. Il ferme les yeux et respire. ‘Il fut un temps’, se dit-il, ‘où Esther m’amenait les meilleurs cafés et se délectait avec moi de la mousse légère flottant à leur surface’.

Il revient à ses yeux puis à son front qui se prolonge indéfiniment car il n’a plus de cheveux. Puis il aperçoit les oreilles. Qu’y a-t-il de plus ridicule qu’une oreille, pense-t-il ? Si des extraterrestres devaient un jour se poser sur notre planète – pourquoi ne l’ont-ils pas encore fait puisque par définition le nombre de mondes orbitant aux alentours du nôtre est quasiment illimité ? – ils seraient effrayés par ces formes tarabiscotées desquelles émanent des traces, des traces seulement, d’intelligence. Ils regarderaient, le vieil homme en est sur, ces étranges artifices de chair pendouillant de chaque côté du visage. Flasques, molles, élastiques, elles provoqueraient des grimaces de dégoût chez ces êtres qu’il imagine filiformes.

Il s’interrompt. Il vient de mentionner Esther. Il y a donc une femme qui s’appelle Esther qui a vécu près de lui. Il n’a donc pas toujours été seul dans ce monde. Pourquoi le serait-il actuellement d’ailleurs ?

Il veut en être sur et appelle : ‘Jeune homme, pourriez-vous venir un instant ?’

La porte dont un des battants a été mal fermée s’ouvre et laisse passer le jeune homme au visage imperturbable. ‘Bien sur professeur. En quoi puis-je vous être utile ?’

‘Pourriez-vous me parler d’Esther ?’

‘Je ne saurais vous en dire beaucoup. Lorsque vous m’avez engagé elle avait quitté cette maison. J’en sais ce que les journaux en disent.’

‘A savoir ?’

‘Une grande musicienne, un caractère exécrable, une beauté remarquable, un ascendant sur tous ceux qui l’approchent, des yeux dont on dit qu’ils sont bouleversants.’

‘Et ?’

‘Rien de plus. J’ai feuilleté les livres que vous avez dans votre bureau et dont certains parlent d’elle, de manière remarquable compte tenu des circonstances. Beaucoup d’élégance et de dignité dans vos propos.’

‘Je ne me souviens que de peu de choses, vous ne l’ignorez pas. De quelles circonstances parlez-vous ?’

‘Cela ne vous dérange pas si je m’assied ? Vous devriez boire votre café tant qu’il est chaud. Vous avez vécu avec cette jeune femme, de vingt ans votre cadette, jusqu’à son départ il y a huit ans. Je suis arrivé ici avec mon bagage peu de temps après, vous veniez de souffrir d’une attaque cérébrale, heureusement sans gravité, mais dont vous subissez encore les séquelles. Je ne sais pas exactement combien de temps vous êtes restés ensemble mais il me semble que cette relation a duré environ sept ou huit ans. Relation scandaleuse, si vous me permettez de rappeler qu’Esther a été votre maîtresse durant deux de ses mariages, forts brefs au demeurant, et que ni l’un ni l’autre ne vous en êtes jamais vraiment cachés. La virtuose du piano et l’artiste contestataire. Voilà, le reste est dans vos livres ou dans les biographies vous concernant. Je dois vous laisser pour continuer la correspondance dont vous m’avez confié la responsabilité… Au fait, toujours sèches vos réponses ?’

‘… Je n’en sais rien, faites comme bon vous semblera. Où se trouvent mes livres ?’

‘Dans votre bureau. Le manuscrit sur lequel vous travaillez est dans votre atelier. Je ne l’ai pas lu. Je me contente de copier les pages chaque soir, ce qui est assez éprouvant pour moi, et de les rangez dans le coffre. Chaque chapitre est ensuite envoyé à votre éditeur. Tout cela au cas où vous vous en débarrassiez involontairement. Je suis votre ange gardien, ne l’oubliez pas.’

‘Mais de quel droit faites-vous cela ?’

‘C’est vous qui me l’avez demandé !’

‘Quand ?’

‘Il y a huit ans, lorsque vous m’avez engagé. Et bien souvent depuis lors. Je trouve cela très prudent. Je vous écoute lorsque vous êtes lucide. Je ne retiens aucune des paroles absurdes que vous prononcez sous l’effet des substances que vous absorbez.’

‘Je suis toxicomane ?’

‘Vous êtes Kauffman, Alexandre Kauffman, cela veut tout dire. A tout à l’heure, j’ai du travail, et vous aussi je crois.’

Il repart sans prêter la moindre attention aux paroles du vieil homme qui tente de le retenir.

Ce dernier est abasourdi. Il ne se rappelle de rien, ou presque. Esther … ce nom lui est venu en tête mais sans visage à y associer. Il y a des pans entiers de l’histoire de ce vieillard qui ont disparu dans un océan sans fond. Il s’assied à son tour sur le canapé et sirote son café, déjà un peu froid mais qu’importe.

Il est las. Il ferme les yeux et laisse son imagination s’envoler. Il est un oiseau blanc qui vole dans les cieux au dessus d’une falaise et face à la mer. Les vagues s’écrasent plusieurs dizaines de mètres en dessous de lui. Il plane et s’insinue dans le vent et entre les couches d’air. L’iode entoure son corps et pénètre son esprit. Il profère des cris comme d’autres chantent ou parlent à leurs enfants. Il est seul au monde et rien ne peut l’affecter. L’oiseau est libre.

Le vieil homme reste ainsi durant de longues minutes. Il ne cherche pas à savoir qui il est ni où il est. Cela lui importe peu. Il a vu un chat s’élancer dans le vide et heurter le sol avant de laisser la vie s’enfuir de sa coque de chair. Il a rêvé d’un oiseau et d’un musicien. Il a pensé à une femme dont il est sur d’avoir gardé en lui des souvenirs intenses. Il ne cherche même pas à les retrouver car il est certain qu’ils sont là. Le fait que son assistant n’a pas mentionné le mot ‘maladie’ l’a rassuré. Tout doit être dans son crâne même s’il ne sait pas exactement où.

Il rouvre les yeux. Il n’est plus oiseau mais vieillard. Pourquoi cet imbécile l’appelle-t-il professeur ? Pourquoi pas Kauffman ? Alexandre ? Maître – n’est-ce pas ainsi qu’on parle d’un peintre ? Monsieur ? Professeur… Peut-être parce qu’il s’est embourgeoisé, notabilisé ? Il était peintre rebelle et est devenu comme tout le monde d’ailleurs un riche bouffon s’incrustant dans un hôtel particulier et regardant par la fenêtre les chats qui crèvent et les jambes des jeunes femmes qui passent. Professeur…

Il se lève et marche vers l’autre porte du salon qu’il emprunte pour se retrouver dans un local très vaste sentant la peinture : Une vaste pièce avec un amalgame invraisemblable de meubles, d’objets hétéroclites, de saleté. Des pièces métalliques côtoient des morceaux de bois, des cadavres de bicyclettes, des pots de peintures, des manches à balais de couleurs, des câbles divers, des récipients contenant des liquides de substance variées, des bidons et boites emplies de poudre et matière indéfinissable, un vieux four, des instruments de musique, un piano cassé, des livres, des disques et ordinateurs empilés les uns sur les autres, le tout dans une indéfinissable saleté. Les murs sont recouverts de traces de peintures ou de quelque chose qui ressemble à du bitume.

Le vieil homme observe la scène. Il se saisit d’un livre qui traîne sur un bidon de peinture rouge. Il s’agit d’un texte imprimé signé A. Kaufman sur ‘l’art et le vent’ dont il ouvre les pages avec réticence et lit au hasard. Il ne comprend pas grand-chose.

Le disque est flasque et ne cesse d’envoyer des rayons de couleurs tristes sur un monde uniformément glauque tandis que la soierie de sa peau reflète la perfection de ce qui n’est plus je ne sais pas pourquoi je parle de cela car vous ignorez qui elle est ou même si vous croyez le savoir en lisant ces banalités repoussantes et affligeantes dans des tabloïds sans intérêt particulier vous ne saurez jamais qui elle est et ce qu’elle est car au-delà de la douceur de sa peau, de la finesse de ses traits et de l’énergie qu’elle recèle dans chaque parcelle de ses cellules au tréfonds de ce qui constitue son être, il y a ce sourire qu’elle ne réserve qu’à moi enfin c’est ce que je pense et crois car de cela nous ne sommes jamais sur quoique en y réfléchissant bien il n’y a guère d’importance à ce qui se passe lorsque nous ne sommes pas là n’est-ce pas ? un jour de toutes les manières et par définition et parce que l’homme est homme ou plutôt l’humain est humain nous repartirons de là où nous sommes venus alors pourquoi gaspiller ces précieuses poussières de secondes à se demander ce qu’elle pense lorsque je ne suis pas là ce qui compte c’est ce que je vois en elle ce que je lis en ses yeux ce sourire qui est plus grand que le nez de Cléopâtre et ce nez plus subtil que le sourire de Mona Lisa ma pureté, ma beauté, mon indéfinissable autre que moi, ma superbe et diaphane luminescence

Je perçois chacune de ses sensations et je crains bien qu’elle ne perçoive jamais les miennes, j’utilise à dessein le mot craindre car on n’aime jamais être démasqué alors même que l’on ne souhaite qu’une chose c’est se glisser dans les profondeurs de l’autre pour y respirer, ressentir, apprécier, ce que l’autre est j’aime son corps plus que l’on ne le dit et pourtant on dit déjà tant de choses mais là n’est pas l’importance car ceux qui profèrent ces choses ne devraient pas échapper à un tueur sadique et odieux qui leur ferait baver toute la salive qu’ils ont avant de les assassiner à petit feu lentement et minutieusement et en n’épargnant pas non plus les connards qui les lisent et les regardent et les écoutent comme la nouvelle Babylone alors même qu’il ne peut s’agir que d’une hypnose de masse destinée à fabuler sur l’accessoire pour mieux dépouiller toutes et tous des richesses sans fins qu’ils regorgent en leur être le plus profond désormais aussi peu usité qu’un grenier laissé à l’abandon mais là également cela n’à que peu d’importance puisque sur l’échelle du temps et des êtres tout cela n’est qu’un rôt sans intérêt et instantané, l’histoire de l’humanité depuis la bêtasse de Lucy jusqu’au rictus de l’autre con de journaliste du vingt heures n’est contenue que dans un renvoi dégueulasse et saumâtre qui pue le décrépi et la morgue.’

Il repose le texte à l’intérieur du bidon de peinture rouge sur le couvercle duquel il reposait auparavant et le trempe jusqu’à ne plus laisser hors du pot que la partie coincée entre ses index. Il attend quelques secondes et ressort le tout dégoulinant et l’emporte vers un des pans de mur entre deux fenêtres hautes et étroites au pied duquel une toile de deux ou trois mètres carrés repose de biais. Il y a de longues traces noires à la Hartung ou Soulages ainsi que des dépôts terreux. Il manque de s’étaler dessus mais se récupère en s’aidant de sa main libre. Il bouscule l’objet et le jette à terre puis laisse le livre rouge s’écraser dessus en émettant un drôle de son grave et ridicule à la fois.

Il pousse tout ce qui est autour puis, saisit d’une sorte de frénésie, il s’empare de ce qu’il trouve, y compris le verre qu’il avait dans la main sans qu’il ne se rappelle où il s’en était emparé ni s’il a bu ce qu’il y avait dedans ni ce que cela pouvait être, et les fracasse les uns après les autres sur l’étrange montage, y compris des photos qui traînaient par là et qui représentent une femme, probablement ladite Esther mais cela ne lui rappelle pas grand-chose simplement peut-être l’évocation d’un paysage de collines se précipitant dans l’océan et un parfum de bain moussant à la banane, allez savoir pourquoi.

Une peluche traînant sur un coussin se retrouve avec le coussin sur le fatras indéfinissable qui bientôt se retrouve à son tour sous un déluge de peinture bleu roi synthétique. Le vieil homme s’arrête essoufflé. Il regarde, bouge les objets, ce qui naturellement a pour effet de répandre ladite peinture sur lui-même mais de cela il n’a d’évidence aucun regret. Finalement, se rendant compte que l’ensemble ne tient pas, que tout est déséquilibré, il se saisit d’un marteau et cloue le cadre, les objets qui sont pêle-mêle dessus, en particulier la peluche et ce simplement par le ventre, sur un vieux fauteuil en cuir bordeaux, jusqu’à être satisfait de l’effet obtenu.

Enfin, après avoir pris du recul, il s’empare d’un ventilateur et le met en marche après accroche des bas de femmes sur le haut de la composition. Il sourit.

‘Vous êtes satisfait, professeur ?’

L’assistant est derrière lui et regarde l’ensemble sans marquer aucun étonnement ou montrer le moins du monde un jugement particulier.

‘En quoi cela vous regarde-t-il ?’

‘Cela me regarde et vous aussi puisque si c’est terminé j’irai le mettre à l’abri. Sinon je le laisserai ici jusqu’à ce que vous en ailliez fini avec lui.’

‘Et pourquoi aurais-je besoin de vous pour mettre cette chose à l’abri ?’

‘Vous le savez bien, professeur, vous êtes quelque peu distrait et parfois vous oubliez ce que vous vouliez faire. C’est vous qui m’avez demandé de protéger vos œuvres lorsque vous m’avez engagé.’

Le vieil homme trouve que cela a un sens mais s’il ne perçoit pas vraiment si tout cela le concerne vraiment. Finalement, il remarque qu’il a une cigarette en bouche mais qu’elle n’est pas allumée. Il se saisit d’un briquet en forme de raquette de tennis, l’allume, puis jette le tout sur l’œuvre dont une partie se met immédiatement à se consumer d’une petite et vaillante flamme bleue. Après quelques secondes, il se retourne vers son assistant qui ne réagit pas et lui dit : ‘j’ai faim, allons dîner. Pourriez-vous éteindre cela avant que les bas ne brûlent ?’

‘Bien sur… Au fait professeur, j’ai préparer des paupiettes de veau, je sais que vous les aimez … et il s’agit du déjeuner, pas du dîner.’ Au moment où l’un des bas qui voltigent au dessus de la composition est prêt de se consumer à son tour, le vieil homme enclenche un petit extincteur et une mousse blanche en jaillit s’étalant sur l’ensemble avec crissement et suintement. Satisfait du résultat de son intervention, il pose l’objet et se dirige vers la cuisine non sans avoir noté que de l’amas qui demeure, noirci et fumant de manière désagréable, il ne reste de réellement discernables que deux des pattes de la peluche repliées en arrière et un visage de femme rayonnant dans la cendre.

*

Le vieil homme est attablé à la cuisine et savoure le plat que son assistant lui a préparé. Son regard se dirige vers l’extérieur. Il n’a pas cherché à dénombrer ou identifier les objets autour de lui soit parce qu’ils ne l’intéressent pas soit parce qu’il a déjà eu fort à faire en termes de recherche sur lui-même et que les circonvolutions et la délinéation d’une pièce telle qu’une cuisine ne figurent pas dans ses priorités – pour autant qu’il en ait. Au-delà de la fenêtre sans rideaux, son regard se porte sur une série de bâtiments de couleur légèrement rose et, dans la lignée de leur troisième étage sur les sommets d’une montagne au caractère assez apaisant.

Il mâche sans surprise la pièce de veau qu’on a aimablement préparé pour lui. Il songe naturellement à la madeleine de ce vieux Proust qui n’est plus vraiment à ce stade proustienne mais une poussière fine que l’on a laissé s’abattre sur un cortège sans fin de lycéens ainsi heureux de pouvoir se référer en y comprenant quelque chose à l’écriture complexe et hermétique qui est la sienne. En l’occurrence. Le vieil homme sait de quelle évocation les paupiettes sont le paravent. Il s’agit d’une lointaine image de son adolescence avec le sourire de sa mère qui lui sert son plat préféré tandis que sa sœur – il a donc une sœur – peste tant et plus à cette idée sordide, elle qui s’est fait vocation d’être à tout jamais végétarienne sauf par exception lorsque sa mère lui prépare à son tour son plat préféré soit des cannellonis. Et tout ce beau monde de ressasser les propos convenus et de finir par se réconcilier au dessert sur un morceau de tarte aux pommes légèrement caramélisée. Une image peut-être, le sourire de sa mère et le clin d’œil de Rachel – sa sœur s’appelait donc Rachel.

Le jeune homme revient essoufflé et se lave les mains. Le liquide qui éclabousse ses mains est noir. D’évidence il a transporté les objets à l’abri des actions du vieillard. Peut-être à l’étage parce que tout à l’heure, au moment où la deuxième paupiette disparaissait dans l’œsophage du professeur ce dernier a entendu des bruits significatifs et poussifs au dessus de lui. On traînait quelque chose et sauf à considérer ce qui est peu probable qu’on ait charrié un cadavre dans l’immeuble il doit y avoir une pièce, bouclée à double tour, où l’assistant protège les oeuvres d’Alexandre Kaufman.

‘Comment vous les trouvez ?’ demande l’assistant au vieil homme.

‘Très bonnes, merci.’

‘Vous auriez peut-être pu les déguster avec le verre de vin que je vous avais préparé. Il s’agissait d’un Merlot. Le scotch n’est peut-être pas la meilleure des boissons pour accompagner les paupiettes. De surcroît vous en avez déjà consommé plusieurs. Mais bon, je sais ce que vous allez me dire…’

‘Vous êtes sur de ne pas avoir vu de cadavre de chat sur la terrasse ?’

‘Je vous l’ai déjà dit et il me semble que ceci démontre cela…’

‘Démontre quoi ?’

‘Je parlais des boissons …’

‘Parlez donc d’autre chose, cela vous irait mieux.’

‘Cet après-midi, l’équipe de télévision viendra vers quinze heures et votre fille passera vers six heures. J’en profiterai pour faire quelques courses. Avez-vous besoin de quelque chose ?’

‘Quelle équipe de télévision ? Quelle fille ?’

L’assistant s’assied aux côtés du vieil homme avec un verre d’eau et une mandarine qu’il épluche délicatement. ‘Vous avez accepté ce reportage il y a plusieurs semaines déjà et je vous ai demandé au moins cinq fois depuis si cela ne vous poserait pas de problème – je connais vos réticences s’agissant de la gente journalistique. Mais vous m’avez répondu que cela vous changerait les idées. En plus, il s’agit de la préparation de votre rétrospective au Musée d’Art Moderne… Quant à votre fille, vous n’en n’avez qu’une, c’est toujours la même, essayez de ne pas faire comme la dernière fois.’

‘Qu’est-ce que j’avais fait, la dernière fois ?’

‘Vous n’avez cessé de l’appeler Esther ce qui dans son cas particulier n’est jamais un souvenir ou une évocation ragoûtante. Essayez cette fois-ci de l’appeler par son prénom, ou éviter de mentionner celui-ci… Voudriez-vous que je vous écrive son nom sur un bout de papier, au cas où’’

‘Allez donc faire vos courses et fichez moi la paix.’

‘D’accord. Mais je partirai lorsque l’équipe sera partie … au cas où vous les jetteriez par la fenêtre, on ne sait jamais.’

Le vieil homme regarde le monde à l’extérieur. Il croit avoir discerné un héron planant entre lui et les maisons d’en face. Peu crédible en ville mais pourquoi pas. Son regard vogue de gauche à droite alors même que son visage reste centré vers l’ouverture en face de lui. Puis l’orbite de ses yeux décline et finit par intercepter quelques petits pois oubliés dans l’assiette et il se demande si lorsqu’il était enfant c’était le type de légumes qu’il aurait mangé avec les paupiettes mais rapidement convient que ce n’est pas d’une très grande importance. Il se demande alors si les petits pois sont masculins ou féminins mais conclut également que cela n’est pas bouleversant du point de vue de l’équilibre des astres ou de la mécanique quantique, autant de sciences qu’il aurait aimé connaître. Il se dit alors qu’il lui faudrait acheter impérativement des ouvrages sur ces sujets pour peut-être les consulter ou alors les déchirer méticuleusement pour les incorporer dans une composition dont il a vaguement idée de la structure générale.

Il doit donc être artiste et écrivain de surcroît. Il a vu un chat se suicider. Il est assisté d’un jeune homme servile mais non point dénué de caractère. Des verres viennent dans ses mains sans qu’il ne les ait saisit. Il se rappelle de choses et d’êtres mais par tranches et fragments sans discerner la moindre configuration d’ensemble. Celui que son infirmier, pour autant qu’il s’agisse profession véritable et pas celle de plombier, flûtiste à bec ou éleveur de porc en batterie, appelle professeur a eu une existence sulfureuse et visiblement est entouré de femmes, ou l’a été, une fille, une maîtresse, une mère, une sœur, pas d’hommes, enfin pas qu’il s’en souvienne.

Il demande : ‘Pourquoi ma fille n’aime-t-elle pas Esther ?’

‘Mettez vous à sa place. Son père s’entiche d’une femme excentrique dont l’âge est à peine supérieur à celui de sa fille et, du jour au lendemain oublie tout, y compris l’existence de ses proches, dont elle. Il ne donne plus signe de vie si ce n’est pas l’intermédiaire de la chronique people de certains magazines de deuxième ordre. On serait perturbé pour un peu moins que cela.’

‘Et cette Esther, où est-elle ?’

‘Et vous me demandez cela à moi ? Je n’en sais rien. Je ne lis pas les magazines qui la ou vous concernent. D’ailleurs, il me semble que l’on ne parle plus d’elle depuis un certain temps. J’imagine qu’elle vit quelque part avec un architecte, un armateur, un joaillier ou un banquier à Buenos-Aires, Gstaad, Singapour… qui sait. Je n’ai plus rien lu à son propos depuis des années’

Le vieil homme se lève et retourne au salon. Il entend la voix de son geôlier lui demander s’il ne serait pas approprié de se raser et se préparer pour l’interview. Il s’entend répondre qu’il n’en a absolument rien à faire, ceci dit de manière un peu moins polie.

*

‘Alexandre Kaufman, c’est un grand honneur de nous recevoir chez vous, nous vous en sommes très reconnaissant. Cela fait des années que vous n’avez accordé la moindre interview à quelque chaîne de télévision ou radio que ce soit. Pourquoi ce si long silence ?’

‘Pourquoi pas ?’

‘Parce que vous êtes un de ces jalons de la culture contemporaine, un artiste culte dont beaucoup ne jurent que par lui. Votre rétrospective à la Biennale n’a pas encore débuté et déjà on ne parle que d’elle. Voilà pourquoi on aimerait vous avoir plus souvent avec nous.’

‘Je n’aime pas les journalistes. Ce sont des cloportes qui ne se satisfont que lorsqu’ils sont dans la fange… Ce que je dis n’a de toutes manières aucune importance particulière quant à ceux qui pensent que je suis leur gourou ou un personnage culte, ils n’ont qu’à changer d’idole, ils sont de toutes façons perdus.’

‘Vous êtes bien sévère. Alors pourquoi organiser une exposition ? Pourquoi éditer des livres ? Vendre des tableaux ? N’est-il pas un peu contradictoire d’afficher en permanence ce rejet de la société dite de consommation et vivre dans un hôtel particulier dans le quartier le plus chic d’une des villes les plus chères au monde ? Parlez-nous de cette rétrospective que …’

‘Je n’organise rien du tout, je n’édite rien, je ne sais même pas qui je suis quant à savoir où j’habite ? Je pensais que j’étais dans un sanatorium ou quelque chose de ce type…’

Le vieil homme regarde autour de lui comme s’il s’agissait de la première fois qu’il était dans cette pièce sise au cœur de l’hôtel particulier qui est le sien. Il fait face à un journaliste assis les jambes croisées sur un siège contemporain et deux techniciens qui prennent image et son. Un projecteur éclaire les deux hommes qui se font face à face.

Il poursuit

Le journaliste est déstabilisé, pour la première fois. Il fait un signe brusque à ses assistants, probablement pour indiquer que tout cela disparaîtra au montage. Puis il se redresse, regarde brièvement dehors puis se rassied. ‘Non, je ne vois rien. Mais, je ne pensais pas qu’un animal pouvait se suicider.’

‘Je ne pensais pas non plus mais c’est parfois ainsi. Alors, allez-y, posez vos questions, qu’on en finisse.’

‘Alexandre Kaufman, parlez nous de cette exposition. Un accrochage dont on dit qu’il surpasse tout ce que vous avez fait jusqu’à présent et pourtant ce n’est pas que vous ayez été timide en termes de provocation.’

‘Vous savez, je ne sais même pas ce que l’on va présenter dans cette exposition. Je me contente de travailler ici et quand j’ai fini quelque chose l’autre là, celui qui vous a ouvert, le met ‘à l’abri’ comme il dit. En fait, il a peur, et il a raison, que j’oublie avoir terminé telle ou telle composition et que je continue éternellement à travailler sur la même pièce. J’imagine que ce faisant cela diminuerait d’autant les revenus que toutes les sangsues qui vivent sur mon dos pourront prélever.’

‘Votre atelier se trouve dans cette maison ? C’est surprenant…’ il regarde autour de lui avec un large sourire signifiant la surprise qu’un intérieur aussi luxueux puisse abriter un atelier d’artiste. Il poursuit : ‘Vous travaillez donc ici… Pourrions-nous visiter ultérieurement cet endroit, je suis sur que les spectateurs qui …’

‘‘Vous travaillez ici ?’ quelle question stupide ! Où voudriez-vous que je travaille ? Je suis enfermé ici et ne sors jamais. Les seuls endroits que je reconnaisse c’est cette fenêtre par laquelle je regarde les chats se suicider et la pièce à côté que l’on me laisse gérer comme bon me semble. Vermeer avait son atelier dans le grenier de la maison de sa belle-mère où il vivait avec sa femme et ses douze mille gosses. Moi, je travaille ici et je n’ai pas dix mille gosses.’

‘On vous sent déprimé, découragé, las peut-être. D’où cela vient-il, si vous me permettez de poser cette question très personnelle.’

‘Je ne vous permets pas mais j’imagine que vous en foutez. Je suis vieux, seul et con… cela vous suffit ? Vivement qu’on crève et qu’on puisse lire dans les journaux les annonces mortuaires qui me concernent. Et vous, vous avez peur de crever ?’

‘Naturellement… La mort est un sujet qui nous fascine et nous effraie tous.’

‘Jamais dit que cela me fascinait ou m’effrayait. Je m’en contrefiche. Je n’ai plus d’intérêt pour quoi que ce soit c’est tout. J’écris simplement parce que j’aime taper sur un clavier et me parler par écran interposé. Ce que les autres trouvent dedans je m’en fous. Pareil pour mes créations. Je les fais simplement pour les faire. J’ai imité Dieu mais de manière un peu plus élégante et raffinée. J’ai créé des monstruosités mais pas au niveau de ce que l’autre couillon là haut a fait… Alors, vous n’avez pas vu de chat crevé ?’

‘Non, je vous assure.’

‘En fait, je dois avoir peur de la mort, comme tout le monde, peut-être même plus que tout le monde. Parce que je ne laisse rien. Je ne me souviens de rien. Peut-être que je laisse quelque chose mais si je ne m’en souviens pas quelle importance cela peut-il avoir ? Vous êtes d’accord sur ce point ? Pensez ce que voulez je m’en contrefiche. Mais il est un fait que ne se rappeler de rien est un sacré calvaire…’

‘L’alcool est-il pour quelque chose dans cette situation ?’

‘Est-ce que vous avez baisé votre mère lorsque vous étiez gosse pour poser des questions aussi connes ? L’alcool… J’en bois comme tout le monde. Lorsque vous participer à vos coucheries grotesques après vos émissions ne me dites pas que vous buvez des infusions de tilleul ou de verveine sauvage. Et lorsqu’une pétasse blonde vous fait sauter la culasse est-ce que vous goûter un verre de sirop de mandarines? Oui, je bois, ça, ce qui est dans ce verre. Je ne sais même plus ce que sait. La couleur est belle ça me suffit. A mon âge, crever de cela ou autre chose… Bon, je pense que j’en ai fait assez pour aujourd’hui.’

‘Certes… Une dernière question, Alexandre Kaufman. Votre dernier roman, ‘Le testament du bourdon’, est sorti depuis peu. Il est assez aride et difficile d’accès mais d’aucuns ont indiqué qu’il y avait en filigrane l’histoire de votre relation avec Esther Lizier. Qu’en dites-vous ?’

‘Je devais être tellement bourré en l’écrivant que je ne me rappelle plus ce qu’il y a dedans. Et d’ailleurs, ce qui est le plus drôle, c’est que cela fait jaser les cons comme vous. Il suffit d’écrire hermétiquement et si on est connu ou si on est le copain des copines on se fait lire et il y a des tonnes de critiques de mes deux qui vont trouver cela sublime. Pitoyable. Le livre est, autant que j’en puisse me rappeler, le testament d’un bourdon, un insecte particulièrement chatoyant et sympathique que j’ai toujours aimé voir voler en été et dont ma mère disait qu’il n’était pas dangereux mais fort utile et qu’il ne fallait surtout pas tuer. Une bonne grosse bête besogneuse et joliette qui se balade sur les champs de coquelicots. Un truc bedonnant qui fait rire les gosses. Sympathiques non. Alors pourquoi ne pas imaginer la vie d’un tel animal. C’est ce que j’ai fait. Trouvez ce que vous voulez dedans. Moi j’écris, je laisse aux autres le soin de faire absolument ce qu’ils veulent avec le résultat de mes efforts. J’écris pour moi, pour mon écran, pour mon clavier, pour le chat crevé sur la terrasse, pour le bourdon abruti qui s’est fait aplatir sur la vitre du salon, pour les autres, mes frères et sœurs humains, dont les desideratas m’indiffèrent profondément comme vous vous en rendez compte. Voilà’

‘Alexandre Kaufman, merci.’

‘C’est cela, merci à vous aussi. Bon vous pouvez dégager maintenant, je fatigue.’

Le vieil homme s’est levé et regarde par la fenêtre. Il est enfermé dans la prison de son crâne. Il ne se rend plus compte depuis longtemps de ce qui l’entoure et de ceux qui maintenant s’éclipsent vers la porte de son logement heureux d’avoir fait un bon coup médiatique, l’interview du vieil ivrogne solitaire et misanthrope.

Le temps passe. Les visiteurs sont partis. Il n’entend pas son assistant qui commente l’interview d’un ‘chapeau bas pour l’excellence de vos propos, professeur, toujours aussi digne et élégant’ avant de s’éclipser en fermant la porte à clef derrière lui.

Il n’entend rien car il pense à un bourdon qui vole. Les souvenirs lui reviennent par grandes bouffées, en boucle. Ce dont il se rappelle soudain et vivement aujourd’hui, il l’aura oublié demain. Le bourdon s’est posé. C’était il y a longtemps. Alexandre était allongé dans un pré, quelque part, nul part. Esther était contre lui, la tête posée sur sa poitrine. Il faisait chaud. Un bourdon s’est posé sur le ventre nu de sa maîtresse. Elle a eu peur mais il l’a rassurée. Il a regardé le gros insecte qui est resté quelques secondes sur la peau lisse et caramélisée avant de s’en aller sans rien dire d’autre. ‘La nature te rend hommage’ avait-il dit. Et il en était parfaitement convaincu. C’était avant, il y a longtemps.

Il ne se rappelle même plus le visage de l’aimée.

Le visage qui est reflété sur la porte fenêtre est un peu plus humide qu’auparavant. Mais cela pourrait n’être qu’une illusion.

*

Le vieil homme regarde par la fenêtre. Depuis quand ? Éternellement, lui semble-t-il. A-t-il jamais fait autre chose ? Qu’attend-il ? Il a perdu le sens de la mémoire, des souvenirs. Tout se bouscule dans son cerveau, les millions de nerfs qui prolifèrent dans son être charrient des messages différents qu’il n’essaie plus de déchiffrer.

A cet égard, une image lui vient en tête, ou plutôt une intention. Il ne sait plus quand c’était mais il associe l’image d’un appartement en Espagne à ceci, ce devait être à Séville. Qu’a-t-il bien pu faire à Séville ? Il se voit ou semble se reconnaître regardant par une fenêtre donnant sur ce qui devait être le quartier juif avec ses petites rues serrées, ses maisons claires et ses patios. Il se voit observant le monde extérieur et se souvient : il regardait et songeait au temps et aux illusions que celui-ci donne. Il se souvient s’être dit que dans la mesure où tout n’était que relatif pourquoi n’écrirait-il pas une histoire d’une humanité qui n’a été mais qui aurait pu être. Il aurait pu la débuter avec l’effondrement des romains contre Carthage et la domination de cette dernière sur la Méditerranée. Il aurait ainsi chevauché le temps d’une évolution virtuelle mais sympathique.

Il s’était alors rendu à sa table de travail – donc il était déjà écrivain, c’est un indice utile pour le vieil homme – et avait commencé à taper quelques pages mais s’était rapidement perdu lui-même face à l’immensité de la tâche. N’étant pas historien ou plutôt étant un dilettante de l’histoire il aurait du chercher partout à chaque instant les détails de ce qu’il ne possédait qu’en grossières approximations. Le degré d’implication de son imagination aurait ainsi été plus que limité. S’en était donc resté à la simple intention.

Et maintenant, bien des années plus tard, un ou deux siècles au moins, regardant par la fenêtre et songeant aux millions de nerfs parcourant notre corps sans qu’il soit possible de comprendre la démarche qui les sous-tend, la complexité de ce qui nous permet de réfléchir, il réalise qu’il y a des liens qui sont parfois incompréhensibles sur le moment mais le deviennent plus tard. Cette intention qu’il avait eue à Séville il l’avait réalisée des années plus tard lorsqu’il avait écrit ‘toutes les vies que j’aie vécues’ – ce roman dans lequel il avait crée un humain perdu dans des vies parallèles, se réveillant chaque jour dans la peau d’un individu semblable en apparence mais entièrement différent, vivant une réalité et une histoire différente. C’était ce qu’il avait appelé la théorie des mille feuilles, c’est-à-dire l’existence parallèle de millions de vies possibles qui toutes existent, d’une certaine manière.

Cela avait plu, enfin d’une certaine manière. Lui n’avait pas compris le fond de ce qu’il avait écrit, comme il ne comprend jamais vraiment ce qu’il peint ou créé. Et ensuite des imbéciles viennent commenter tout cela pour lui et d’autres lui posent des questions à mille francs. Mais franchement comment peut-il répondre. Il ne sait plus qui il est, ni où il est, ni ce qu’il fait, il ne sait plus rien.

Il ne se rappelle plus qui est cette femme qui visiblement l’a tant marqué, il ne se rappelle plus de sa fille, du monde, de ce qui l’entoure. Il ne se rappelle plus de rien. Tout lui revient par bribes incompréhensibles. Il peut parfois évoquer un souvenir et s’en rappeler comme si c’était maintenant, cette histoire du bourdon où il se rappelle jusqu’au parfum des herbes sèches mêlé à celui beaucoup plus charnel d’Esther. Pourtant, il ne sait plus où cela s’est passé, ni quant. Il n’arriverait même pas à dessiner même approximativement son visage.

Cela le fait rire. Il aime parfois le soir allumer son téléviseur pour voir un téléfilm stupide racontant telle ou telle intrigue policière et il s’amuse en imaginant la douleur d’un détective qui viendrait lui demander de dresser un portrait robot de qui que ce soit. Il rigole à haute voix et en profite pour boire l’express qui traîne sur le manteau de la cheminée. Était-ce le sien où celui de cet imbécile de journaliste ? Peu d’importance. Il le boit. Le liquide est froid mais il ri quand même.

Puis, il tente une expérience. Il s’assied. Prend une feuille de papier de l’imprimante qu’il découvre à sa gauche et un stylo qu’il a dans la poche de sa chemise. Il se détache de la pièce où il est et il essaie de marquer sur cette feuille les éléments de son physique. Après quelques secondes il inscrit : ‘chemise blanche avec poche extérieure gauche, pantalon gris anthracite, bras longs et décharnés aux veines proéminentes, mal rasé, bouton sur la joue droite, grand et maigre.’ Il s’arrête là. Il n’en sait pas plus. Il ri nerveusement parce que d’évidence les seuls indices qu’il a pu regrouper sur cette feuille sont le produit de son observation immédiate. Il ne sait même pas qui il est, où plutôt, à quoi son apparence ressemble.

Il revient à la fenêtre et regarde à l’extérieur. Des femmes passent avec nonchalance. On ne doit plus être très loin de la fin des classes. L’une d’entre elle marche avec souplesse, une autre avec un pas de danseuse. Il regarde celle au manteau bleu qu’il a déjà repéré plusieurs fois. Elle est à l’écart des autres. Ses jambes sont fines, son visage très agréable. Son regard est perçant. Il l’a trouve très belle. Peut-être lui rappelle-t-elle quelqu’un. Ou, peut-être, apprécie-t-il son indépendance.

Il aime les femmes, cela est évident. Mais il n’a plus la force ni le courage de parler à qui que ce soit. Son monde a depuis longtemps cessé d’être autre chose qu’un univers rétréci aux parois de son appartement. Son royaume, son univers, ce sont ces mètres carrés dans lesquels il se déplace mais laisse son imagination le quitter. Plus on est confiné dans un espace restreint et plus cette dernière peut voguer dans des mers lointaines.

Il retourne s’asseoir cette fois-ci face à un ordinateur et après avoir enduré les quelques minutes nécessaires et les bruits stupides proférés par cet instrument lorsqu’on le met en marche il ouvre un dossier judicieusement appelé ‘bruits’ et se met à écrire : ‘le vieil homme regarde par la fenêtre. Il discerne une tâche sombre sur le sol de la petite cour s’ouvrant devant lui. Un peu plus bas, on distingue la rue, des méfaits desquels il est protégé par une clôture lourde et massive. Eux ne voient rient, lui tout. C’est ainsi et depuis longtemps…

*

La jeune femme est assise en face du vieil homme qui ne l’a pas entendu entrer. Elle le regarde taper sur son ordinateur. Elle est habituée. Elle est là depuis une vingtaine de minutes. Elle ne veut pas le déranger. Elle s’est donnée jusqu’à la demie puis elle l’interrompra. Ou alors, espère-t-elle, il finira par lever son nez du clavier et la verra-t-il. Peut-être pour une fois sourira-t-il. Ce serait un changement agréable.

Le vieil homme est concentré sur son texte. Mais il n’en visiblement pas satisfait. Qu’importe, il poursuit son cheminement sans fin. Il a débuté son roman il y a plusieurs semaines déjà. Il a du noircir une bonne vingtaine de pages. Un infini s’ouvre devant lui mais il n’a pas encore rétréci suffisamment les contours de ce dernier. Il laisse son imagination aller où elle le souhaite. Il aimerait pourtant parler de deux ou trois sujets particuliers. Il voudrait évoquer le chat qui se suicide et le bourdon sur l’épaule de sa maîtresse. Mais comment les amener dans un texte où le narrateur est pris dans une logique meurtrière puisque c’est ainsi qu’il l’avait envisagé. Un narrateur dont on s’aperçoit à la fin qu’il est le meurtrier. Agatha Christie avait fait cela bien mieux que lui, mais lui ne veut pas écrire un policier, simplement un roman où le narrateur se balade et décrit ses phobies et passions jusqu’à ce que l’on se rende compte qu’il est un meurtrier. Sans rien d’autre, ni conclusion, ni jugement.

Alors voilà, il aimerait parler du chat et du bourdon mais il n’y a pas de contexte particulier. Il tape encore quelques lignes qui l’amènent vers un paysage d’automne mais un paysage urbain. Depuis longtemps, il n’est plus un écrivain qui dicte sa prose mais un réceptacle aux propos et intentions des autres. Vogue la galère. Il parle finalement d’un chat mais qui somnole sur le bas-côté d’une route tandis que le narrateur pèle une mandarine. Finalement, le chat esquisse un mouvement brusque d’une parfaite félinité pour se saisir avec ses mâchoires profilées d’un insecte qui est passé devant lui. Tant pis pour le bourdon. C’est ainsi. Il souhaitait évoquer un chat qui se suicide et un bourdon qui se repose et s’est finalement ce dernier qui a pris la route la proche de ce que l’on pourrait qualifier de suicide.

Il n’est ni satisfait ni déçu. Il a introduit une partie de ce qu’il souhaitait dans son texte. Un équilibre délicat résultat d’une intense négociation entre sa volonté et son imagination. C’est épuisant mais gratifiant. Il s’arrête et sauvegarde son texte sur le disque dur et sur un appareil Externe. Il est très méticuleux à cet égard.

Il redresse son corps voûté et regarde autour de lui. Il est encore très loin, perdu dans un monde qui n’existe pas encore. Son regard se dirige vers l’extérieur d’où un rayon de soleil reflété par une gouttière en face l’attire. Entre celui-ci et la paroi de ses yeux il discerne une forme. Il est intrigué. Il ne sait pas ce qu’est cette forme mais elle lui rappelle quelque chose. Il dit à tout hasard ‘bonjour’. L’ombre lui répond ‘enfin !’.

Un long silence suit durant lequel les yeux du vieil homme captent un regard et renvoient l’image de celui-ci à son esprit vacillant. Il émerge des lignes et des mondes qu’il a créés pour retrouver celui dans lequel il vit et pour lequel il n’a jamais demandé de vivre ou survivre. Ses yeux s’habituent à la réalité comme d’autres le faire pour l’obscurité. Il n’a pas d’emprise ou si peu sur le réel.

Il distingue enfin cette jeune femme, il voit ses longs cheveux châtain foncé, ses yeux verts, ses lèvres légèrement teintées en orange ce qui lui rappelle un Christ de Fra Angelico. C’est ce dernier détail qui le transporte immédiatement vers un passé enfoui.

Il se souvient d’une fille qui était la sienne et qu’il a laissée avec sa mère un soir d’été dans les Corbières. La suite est classique : un week-end sur deux et trois semaines pendant les vacances selon le juge qui se sont transformées au gré de son ex-épouse en une semaine par an et des week-ends au compte-goutte lorsqu’il n’y avait ni golf, ni Courchevel, ni Ramatuelle, ni Saint-Tropez, ni rien du tout, c’est-à-dire pas très souvent… mais il doit admettre que cela n’était pas pour lui déplaire dans ses pérégrinations de par le monde au bras de sa belle sauvageonne.

La mémoire, sélective, lui revient avec acuité. Tout aura disparu demain, ou ce soir, voire même tout à l’heure, et reviendra ensuite mais différemment, autrement, comme des pièces de puzzles que l’on pourrait contempler avant de devoir les retourner puis les oublier.

Il se remémore la première fois qu’il l’avait revue après l’abandon dans les Corbières, c’était un 12 mai, il se rappelle même la date, un beau matin de printemps. Sa fille était enfin venue passer le week-end chez lui après des mois d’absence, la première fois depuis la fuite des deux amants, suite à l’ordonnance du juge. Elle était venue avec ce soupçon de dédain qui ne pouvait pas ne pas être le sien, elle qui était sans le savoir domptée par sa mère, sa condition sociale et le lavage de cerveau qui s’en est suivi forcément, mais par delà tout ce vernis elle avait changé, elle n’était plus la même, elle était distante, naturellement… également, elle était une femme en devenir et ses lèvres étaient oranges. Il s’était approchée d’elle, l’avait embrassée sur le front et avait tenu ses joues avec les paumes de sa main. Il avait regardé son visage, ses yeux, ses cheveux et lui avait dit qu’elle était différente, une jeune femme maintenant, et s’était étonnée de la couleur de ses lèvres. Elle lui avait répondu qu’elles avaient toujours été ainsi et qu’elle ne faisait les que rehausser d’un ton leur couleur naturelle. Il lui avait répondu que c’était très beau et qu’elle ressemblait à certaines images de la Renaissance. Elle n’avait pas bronché pensant qu’il délirait comme sa mère le lui avait rappelé.

Cet orange, il l’avait vu peu de temps auparavant dans ce Christ de Fra Angelico lors d’une exposition quelque part dans une ville européenne. Il était resté planté devant le tableau fascinant pendant de longues minutes à tel point qu’on a fini par lui demander de se pousser. L’orange avait été utilisé par le peintre pour également recouvrir le blanc des yeux, sûrement pour donner l’impression d’une souffrance si aigue qu’elle avait provoquée une hémorragie.

Mais ce qu’il avait retenu c’était cette teinte pastelle si douce qui conférait une féminité paisible à cet homme mourant. Par suite, durant ce premier samedi avec sa fille, le premier depuis des mois, il s’était enfermé dans son atelier et il avait recherché pendant des heures la couleur qui l’avait tant hypnotisé et, au final, avait recouvert un canapé déchiré de nombreuses teintes approchantes pour enfin obtenir l’orange tant recherché. Il avait alors jeté dessus une chouette empaillée – dans les orbites de laquelle il avait planté des petites flèches-, une éponge et une bouteille de vinaigre et avait appelé le tout ‘Christ ressuscité’.

Lorsqu’il en est ressorti, il était heureux, mais sa fille avait disparu ayant appelé sa mère à la rescousse après plusieurs heures d’abandon dans un appartement désert.

L’œuvre allait naturellement provoquer une grande stupeur et des réactions nombreuses. Il s’en fichait mais avait regretté son comportement face à sa fille. Ce jour peut-être l’avait-il perdu pour toujours même si par la suite il devait la revoir par petites tranches de week-ends sans grand intérêt saucissonnés au gré de ses lubies, à lui, et ses disponibilités, à elle.

Le vieil homme reprend place dans sa réalité face à sa fille aux lèvres orange. Celle-ci lui dit : ‘tu ne m’as jamais aimé, n’est-ce pas ?’

‘Pardon ? … J’étais en train de penser à l’orange de tes lèvres et ce fameux week-end où je me suis enfermé pour réaliser le ‘Christ ressuscité’. Je m’en suis voulu tu sais mais c’était plus fort que moi, un choc très fort, une coïncidence tellement invraisemblable.’

‘Tu ne réponds jamais à mes questions.’

‘Parce que je ne les comprends pas.’

‘Comment cela ne pas les comprendre ? Parce que si je te demande pourquoi tu ne m’as jamais aimé c’est difficile à comprendre ?’

‘Non, ce qui est difficile c’est comprendre pourquoi tu me poses cette question. Tu es ma fille, je n’en ai qu’une me semble-t-il, et tu me demandes si je t’aime. Ce n’est d’ailleurs même pas une question mais une affirmation.’

‘Peu importe, si je pose cette question c’est que j’ai des doutes certains, alors rassure moi…’

‘Un jour, je suis parti, dieu sait pourquoi. Je ne sais même plus très bien avec qui, ni où, ni pourquoi, ni comment. J’avais mes raisons même si mon état actuel m’empêche de clairement les percevoir. Tu avais quatorze ans. Je t’ai revu un ou deux ans plus tard, un 12 mai très exactement, c’est drôle, je me souviens parfaitement de la date. Tu avais tellement changé. Puis, après mon délire orangé tu n’es pas revenu pendant des mois. Je ne t’ai pas cherché. C’était peine perdue. Comment peut-on lutter dans de telles conditions. Ce qui est doit être c’est tout. Pas plus compliqué que cela. Les humains ne cessent de nager à contre courant sans que cela ne leur apporte quoi que ce soit. Moi, j’ai opté pour le courant qui m’amène où il veut. Je ne comprends rien à quoi que ce soit. Encore moins aux gens que je rencontre ou qui vivent autour de moi. Qu’aurais-je pu faire. T’appeler ? Te demander pardon ? Probablement mais cela n’aurait servi à rien. Je suis trop égoïste pour cela d’ailleurs. J’ai pensé que tu reviendrais et c’est ce que tu as fait sans vraiment le faire puisque j’avais ma fille avec moi pendant quelques week-ends mais sa tête était ailleurs. Tu n’es vraiment revenue qu’il y a quelques années, d’abord discrètement puis de plus en plus souvent, tout ceci après mon accident cérébral. On a besoin d’un père.’

Il poursuit : ‘Mais je n’ai pas agi par calcul ou par désintérêt, bien au contraire. Je savais que tu ferais un long chemin vers la haine et ensuite un autre, très long, pour retrouver ce monstre qui te sert de père à son corps défendant. Je pressentais que tu reviendrais ne serait-ce que pour poser la question qui te démange tant. C’est plus que naturel. Mais il faut du temps pour parvenir à articuler ce type d’interrogation et encore plus pour le faire face à celui qui en est le destinataire. J’attendais donc qu’un jour tu viennes me poser cette question et j’ai préparé ma réponse pour ne pas me tromper. Mon problème est, tu le sais, que je m’enfonce dans un monde de plus en plus loin de celui qui est le tien et celui des autres. Il me faut des trésors d’énergie pour me rappeler qui je suis et encore plus pour me souvenir des autres. J’ai oublié le prénom de ta mère, je ne sais même pas quelle est la date correspondant au jour d’aujourd’hui, je ne parle pas du jour ni du mois mais de l’année… Alors, je suis content que tu me poses la question maintenant, puisque aujourd’hui je me rappelle de tout cela, un autre jour les choses seront différentes… Attends un instant.’

Le vieil homme se lève et marche vers un coin de la pièce où trône un coffre-fort que l’on utilisait dans les années cinquante qu’il a peint voici des années en vert et argent. Sa fille le regarde avec circonspection. Il prend la clef qui repose au dessus du coffre et l’ouvre. Il enlève un fatras de papiers et documents de toutes sortes qu’il jette hors du coffre sans leur accorder le moindre intérêt et se saisit d’une boite de chaussure. Il referme la porte, s’approche de sa fille et lui tend l’objet. Il s’assied à côté d’elle et lui dit ‘tu peux ouvrir si tu veux’.

La jeune femme est particulièrement songeuse et inquiète. Elle était venue confronter son père, cet homme qui l’a toujours intrigué, qu’elle a longtemps haï et qu’elle a recherché pour lui demander un jour d’avouer qu’il ne l’aimait pas et lui dire pourquoi. C’est terrible pour une enfant de ne pas être aimé par son père, ce l’est encore plus d’en ignorer toutes les raisons.

Elle soulève délicatement le couvercle de la boite, le dépose sur la table basse, saisit un objet qui est protégé d’un tissus en soie. Elle le tâte, se demande de quoi il s’agit, le devine et est encore intriguée d’avantage. Elle délie la pochette blanche et en sort une figurine ancienne. Il s’agit d’une de ces poupées japonaises finement ciselée datant des années cinquante. Elle porte une robe blanche. L’objet est neuf si ce n’est sur les lèvres un vernis orangé que l’on a finement et délicatement ajouté.

Elle se tourne vers son père et lui dit : ‘je ne comprends pas …’

‘Lorsque tu es venue me voir ce fameux week-end, ce 12 mai, une année à peu près après ma fuite, je l’avais préparée pour toi et voulais te la donner. Une sorte de cadeau de pardon, un pacte, un calumet de la paix, quelque chose pour renouer les fils du dialogue. Je l’avais ramenée d’un voyage au Japon. Elle était semble-t-il précieuse. Je l’avais posée dans ta chambre. Sur le lit que tu étais censé occuper. Je me réjouissais de voir ton visage d’enfant s’éclairer en la voyant. Tu n’es pas allée dans ta chambre ce soir-là, ce que je comprends fort bien, et ne l’a donc pas vu. C’était un peu dérisoire car je n’avais pas compris que tu avais déjà tellement changé. Pour moi tu étais restée quelque part entre six et huit ans. Donc, tu n’as pas été dans ta chambre et n’a pas trouvé ce cadeau un peu futile et probablement ridicule. Après ta fuite je l’ai ramenée dans l’atelier où j’ai appliqué un peu de cette couleur qui m’avait tellement marqué. Après, j’ai laissé cette poupée pour toi dans ce coffre et ai attendu que tu me demandes un jour si je t’aimais. Je n’ai plus jamais utilisé d’orange dans mes compositions, plus jamais. Voilà.’

La jeune femme regarde son père. Ses yeux sont humides. Elle ne dit rien, se lève, embrasse son père sur le front et s’en va.

*

Le vieil homme observe les alentours. Il y a des nuages qui pour une fois s’amusent à faire des formes. Il a déjà repéré un fer à repasser, un cintre, un saxophone et un kangourou.

L’assistant entre dans la pièce et lui dit : ‘je suis là professeur. Le réfrigérateur est plein et j’ai acheté les deux ou trois choses que vous souhaitiez… Au fait, je viens de croiser votre fille, elle était apparemment bouleversée. J’espère que vous ne l’avez pas de nouveau confondu avec Esther ?’

‘Avec qui ?’ demande le vieil homme qui a de nouveau sombré dans l’oubli des temps et du monde.

‘Pour ce que j’en dit. Je vous appellerai lorsque le dîner sera prêt.’

‘Bien sur.’

Le vieil homme ne se retourne pas. Quelque part, dans son passé le plus plissé et coincé il y a une autre image, celle d’une jeune femme assise sur un siège et observant la mer. Il se rapproche d’elle, il y a l’océan en perspective lointaine, on est sur une île tropicale ou similaire. Il lui pose les mains sur les yeux et ne dit rien. Elle referme le livre qu’elle lisait, mets ses paumes sur ses mains et dit ‘lorsque la lumière est trop vive il vaut mieux parfois que l’obscurité recouvre l’horizon. Tout à l’heure j’ai regardé le ciel, il y avait plein de nuages cotonneux. D’habitude, je distingue des centaines de formes et cela me fait rire. Aujourd’hui je n’ai rien vu. Je crois que c’est un signe. Je vais partir. Je ne sais pas si et quand je reviendrais. Ne m’attends pas.’

Elle s’est levée et est parti vers la maison derrière eux. Il ne s’est pas retourné. Il a regardé le ciel et les nuages et a distingué une chouette et un bourdon. Il ne l’a pas retenu. Elle est partie. Elle est revenue parfois, même souvent, mais elle ne l’a plus jamais aimé comme avant. Lui, n’a plus jamais aimé qu’elle. Puis un jour elle n’est plus jamais revenue.

Il scrute l’horizon et se perd dans sa contemplation.

Des larmes coulent sur ses joues, trop de souvenirs tuent les souvenirs.

 

: ‘Si c’est à moi c’est bien. Mais, une chose est-elle réellement jamais à qui que ce soit ? Est-ce qu’on possède la terre, les pierres et les composants sur lesquels ont est assis ? Je me fiche de votre société de consommation, appelez là comme vous voudrez, je n’en fais pas partie, non pas par parti pris politique ou autre dogme mais simplement parce que j’ai oublié, tout oublié. Je ne sais même plus qui je suis. Un vieillard qui croit voir un chat se suicider… En parlant de cela, si vous regardez par la fenêtre est-ce que vous voyez un cadavre de chat sur lequel s’agite des mouches ?’

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