2005 – TOUTES LES VIES QUE J’AI VECUES


Publié aux éditions Edilivre en mai 2011 (http://www.edilivre.com/toutes-vies-que-j-ai-vecues-tistounet-eric.html)

Toutes les vies que j’ai vécues achevé durant l’hiver
2005/2006 est certainement l’un des ouvrages qui aura été le plus rapidement rédigé. L’idée m’en est venue en lisant un texte de Martin Rees, éminent astrophysicien britannique, intitulé Our last century, dans lequel Rees décrit
les différentes menaces pesant sur l’humain en ce XXIème siècle. Abordant
celles-ci il décrypte parfois des théories mathématiques compliquées notamment
celles concernant les dimensions envisageables ou les mondes parallèles. Je ne
pense pas avoir compris ces thèses au-delà du seuil minimum mais en est saisi
certains aspects dans une perspective purement onirique.

De là j’ai bâti un concept assez simple dans lequel un
homme vit sa vie dans la peau de tous ses possibles. Il se réveille chaque
matin le même homme mais dans une réalité qui a glissé, un environnement
sensiblement différent. Aujourd’hui mari et père, demain célibataire,
après-demain veuf. Aujourd’hui un monde extrêmement développé, demain en
guerre, après-demain en crise économique profonde. Des milliers d’humanités
cohabitent dans des univers façon mille-feuille et le narrateur de se trouve
dans la situation ‘privilégiée’ de passer d’un monde à l’autre. Il décrit au
jour le jour ses expériences, ses anxiétés, ses interrogations. Il s’adapte
comme il peut à des réalités qui le dépassent.

Lire un tel ouvrage est je l’espère intéressant mais
l’écrire est passionnant. L’imagination n’a plus de limites et les excès
habituels de certains de mes livres ne sont pas hors sujet dans un tel cadre.
Il fallait bien que cela s’arrête et l’ouvrage a une fin, assez évidente d’ailleurs,
mais cela aurait pu tout aussi bien continuer. Des milliers de monde
demandaient à être décrits je n’ai pu concrètement en décrire que quelques uns.

La partie la plus intéressante au final aura été celle
où le narrateur se trouve dans la peau d’un autre lui-même superbe d’arrogance
et méchanceté, une ordure. Le choc est terrible pour lui qui n’est pourtant pas
exempt de reproches. Cela lui fait explorer l’ombre qui est la sienne. Pas
exempt non plus de connotations assez sombres et profondes sur l’humain en
général.

L’élément présent dans chaque vie est bien sur la
surprise mêlée à l’incompréhension provoquant certainement une forte anxiété
reproduite chaque jour. Il vit un jour de la vie d’un homme qui n’est pas tout
à fait lui-même, pas dans tous ses contours en tout cas. Il est obligé d’être
prudent sinon il pourrait compromettre le devenir de cette personne, mais
comment faire quand on ne sait presque rien de celle-ci ? En outre, pourquoi
déployer des efforts dantesques pour un effort à la Sisyphe, chaque jour
renouvelé et chaque jour annulé ?

Premier Chapitre :

Je dois avoir à peu près 64 ou 65 ans. Je sens que les
convulsions de ma vie, de mes vies excusez-moi, sont progressivement moins
marquées, moins vives, moins animées de cette trépidation qui étaient les leurs
jusqu’à présent. Peut-être également l’âge et l’expérience aidant je m’habitue
progressivement à un destin qui je le pense a été peu ordinaire.

Après tout je réalise combien cette dernière assertion
peut avoir beaucoup de grandiloquence et de vanité puisque, pour autant que je
puisse le savoir, rien n’exclue que d’autres, beaucoup d’autres, ont traversé,
traversent ou traverseront les mêmes soubresauts que moi, que mes moi
devraient-je dire.

Néanmoins la seule statistique parle en ma faveur et
j’imagine que pour des millions de destins linéaires et chronologiques il doit
y en avoir peut-être quelques uns qui ont eu la chance ou le désespoir de
voguer sur le champs du possible tel que je l’ai fait durant toutes ces années.

Bien entendu on pourra me rétorquer que mêmes ces
probabilités sont sujettes à caution, car finalement lorsque l’on parle
d’infini il n’y a plus d’ordre de grandeur. S’il y a des millions qui n’ont pas
vu leur horizon changer à chaque aube ou crépuscule, à chacune de leur journée,
et bien il y en a probablement des milliers ui partagent mon destin.

Le fait que je n’en ai rencontré aucun ne signifie
nullement que je sois seul dans mon univers. Bien au contraire. Je ne suis
qu’une goutte dans un océan mais simplement, étant donnée la densité de ce qui
m’entoure, la possibilité de rencontrer une autre goutte similaire est assez
rare. Cela n’implique pas pour autant que cela ne puisse se produire.

Je m’égare, c’est mon triste lot et une désagréable
habitude.

*

J’ai donc approximativement 64 ans, et je sens qu’est
venu le temps pour moi de préparer ce qui devra venir.

Et cette préparation je crois qu’elle devrait être non
seulement introvertie mais également ouverte vers ces mondes que j’ai frôlés
sans les vivre. Je ne sais pas dans quel univers ce que je dis sera éventuellement
entendu, s’il l’est jamais, et je ne sais même pas si je parviendrais à le
terminer puisque le risque est grand que je ne me réveille un matin et que ces
paroles sur le dictaphone que j’utilise se soient envolées, ou plus encore que
le dictaphone lui-même ne soit plus là puisque dans cette réalité il pourrait
n’avoir jamais existé.

Cependant j’ose espérer que ce moyen archaïque de
transmission d’information aura été partagé par tous et que je n’irai plus
fureter dans des mondes avilis qui ne partagent pas un minimum de savoir.

Pour autant, cela ne saurait être exclu et il me faut
donc faire vite.

Mais qu’importe, s’il le faut je recommencerai jusqu’à
être en mesure de laisser des traces sur ce que j’ai été ou plutôt parce que
ceci n’a guère d’importance, sur ce qu’il m’a été donné de vivre.

Venons-en donc au fait, le temps presse qu’au moins je
laisse ici quelques signes immédiats de ce qui a été.

Le plus simple pour concevoir ce que je voudrais
partager avec vous c’est d’imaginer un mille-feuille. Ceci au moins existe
depuis les temps anciens, peu importe comment on nomme cette succulente
pâtisserie. Dans plusieurs des réalités que j’ai vécues on a évoqué des
théories aux noms les plus hermétiques, celle des quantum, d’Alyrgus, de
factualités divergentes, de dimensions multiples et j’en passe. Mais il ne
servirait à rien d’évoquer un mathématicien néerlandais ou une théorie bien
connue ici mais parfaitement ignorée ailleurs.

J’en reviens donc au mille-feuille. Imaginez que vous
vous appeliez Charles le Grand et que vous étiez le dixième des rois portant ce
nom en France, en terre franque ou ailleurs. Et bien vous aurez été un soir en
train de préparer une bataille, celle d’Angoulême pour ceux qui la connaissent,
et vous aurez malheureusement passé tant de temps à envisager l’attaque
évidente des bourguignons sur votre aile droite et les moyens de la freiner ou
de la contrer que vous n’aurez pas envisagé la trahison des picards sur voter
flanc gauche. Vous serez défaits le lendemain, emprisonné et mourrez de la
peste alors même que la rançon sera bloquée par un hiver particulièrement
rigoureux quelque part vers Annecy.

Et bien songez que ce même vous, Charles le dixième, a
également envisagé mais dans une autre réalité cette fourberie typique de votre
beau-frère et que le lendemain vous l’anticiperez tant et si bien et que vous
triompherez de la manière la plus extraordinaire ouvrant ainsi la voie vers le
règne le plus grandiose de cette fin de Moyen-Âge.

Mais, vous toujours, passerez peut-être une nuit
sordide, troublée par une digestion difficile, la peur probablement, et le
lendemain, sans vous donner la peine de songer à l’humiliation, vous ferez
sonner la retraite sans combattre. Certes cela ne sera pas très honorifique
mais au moins retournerez-vous vivant dans votre capitale sans savoir pourtant
que vos ennemis vous y cantonneront des mois durant jusqu’à vous forcer à
signer la vile paix de Rocamadour.

A partir de là, Charles le grand, vous trouverez à
l’issue de ce siège les ressources pour mener une attaque surprise au
printemps, refouler les ennemis et reprendre ainsi l’avantage sur les
bourguignons. Pas forcément dans toutes les réalités, car dans certaines vous
mourrez avant dans les bras d’une courtisane atteinte par la peste.

Je pourrais multiplier les exemples à l’infini car il
y a un nombre infini de Charles dans un univers qui comprend une infinité de
situations ou de réalités.

Pour parachever le tout, disons que ce qui est vrai
pour Charles l’est pour vous aussi. Chaque action que chacun d’entre vous fait
est non seulement possible mais a été accomplie. Ce qui fait que chacun est
démultiplié non pas à l’infini puisque je jongle avec ce concept un peu trop
souvent mais un nombre très élevé.

Et toutes ces réalités individuelles se chevauchent et
existent dans des couches ou plans ou dimensions parallèles.

Ces milliers de vous-mêmes coexistent avec des
millions de proches possibles. Qui plus est, ce qui est vrai maintenant l’a été
dans le passé et le sera dans le futur. Donc vos parents eux-mêmes ont un
nombre considérable de vies possibles qui existent dans des réalités
distinctes. Et il en est de même des générations précédentes…

La chose est complexe, n’est-ce pas ?

*

Prenons un autre exemple.

Vous vous levez pour votre première journée de
travail. Vous êtes anxieux. Vous prenez le métro et vous rendez là où vous
devez aller. Avant de franchir le pas de la porte vous hésitez car vous n’êtes
pas sur si c’est bien cela votre vocation. Avocat ? Et pourquoi pas ? Fort de
cette réponse ambiguë vous franchissez la porte. Votre destin est scellé. Vous
venez de franchir une frontière invisible et dans cinq ans serez marié, dans
sept aurez votre premier enfant et dans dix le second. Dans quarante ans, vous
serez grand-père et dans soixante, vous mourrez.

Et bien, dans une autre réalité, vous hésitez. Avocat
? Pourquoi ? Et vous reculez. Vous allez dans un bar réfléchir à la situation
et finalement claquez la porte à votre petit monde trop bien réglé et partez à
l’aéroport le plus proche pour visiter d’autres endroits, profiter d’autre
chose. Votre destin est là aussi scellé. Vous serez représentant d’une agence
de voyage à Zanzibar ou instituteur à la Réunion. Le reste suivra.

Ces deux réalités existent toutes les deux. Elles
coexistent de surcroît avec un nombre incalculable d’autres réalités
correspondant à des choix que vous êtes amenés à faire durant voter vie. Vous
pensez avoir toujours choisi a, b ou c mais en fait, si vous preniez du recul
comme je peux le faire vous constateriez que tous les champs du possible ont
été réalisé par d’autres vous-mêmes, mais avec ce petit détail que ces mondes
distincts ne se rencontrent – normalement – jamais.

Tout est possible figurez-vous. Tout existe en fait
mais dans des mondes parallèles.

Et c’est cela le mot magique, ‘parallèle’,
c’est-à-dire sans possibilité de convergence, de rencontre ou de choc. Cela
pour la plupart d’entre vous. Vous vivez une vie unique marquée par l’enfance,
l’adolescence, l’âge adulte, l’âge mur et le grand âge, pour autant qu’un
faucheur de tête ne nous ait pas assassiné auparavant. Cet empilement de
réalités différentes, mon fameux mille-feuille si vous me pardonnez cette image
un peu infantile, a toutes les chances de ne jamais être perçu par qui que ce
soit si ce n’est peut-être un physicien un brin original.

Pourtant, dans des cas tels que le mien, rares je le
pense, il y a des individus qui au lieu de vivre leur vie linéaire ont vécu
l’ensemble de toutes leurs vies possibles, par morceaux et sans cesser d’être
eux-mêmes. Des bribes de vies, jours après jours, en long empilement
transversal. Un mardi qui suit un lundi mais sans être tout à fait le même,
sans être dans la même réalité. Et ainsi de suite jusqu’à ce que mort s’en
suive.

Ils se réveillent chaque matin dans la peau d’un autre
eux-mêmes, tout aussi réel que celui de la veille mais ô combien différent.

Ils sont des vagabonds de l’infini.

C’est étrange n’est-ce pas ?

*

Je me suis souvent demandé pourquoi moi ? Mais il n’y
a probablement pas de réponse car il fallait simplement qu’il y ait des
exceptions pour confirmer la règle. Ces mondes sont parallèles puisque des
individus tels que moi se rendent compte que ces mondes jamais ne se croisent.
Et c’est bien mieux ainsi, croyez-moi.

Je dis cela mais je n’ai pas vraiment à me plaindre.
Même si j’aurais aimé souvent rester dans telle ou telle de mes vies, le
changement n’a pas toujours été pour me déplaire. C’est une caractéristique de
ma personnalité changeante et contradictoire. Parfois j’ai apprécié les
changements, d’autres fois, au contraire, cela a été très difficile – par
exemple lorsque celui que j’ai été a vu à six ans ses parents fauchés par un
véhicule qui ne s’est même pas arrêté et s’est trouvé ensuite au bord de la
route hivernale comme un imbécile pendant des heures. Le reste je ne le sais
pas puisque je me suis retrouvé le lendemain dans des draps douillets d’une
maison bien agréable avec les mêmes parents bien en vie de l’autre côté de la
paroi.

J’ai rencontré bien des phases heureuses mais
tellement de moments tristes et misérables.

Je me souviens de ces moments extrêmement difficiles
vers les trente-cinq ans où j’ai passé quelques journées dans une cave sous des
bombardements soviétiques ou américains je ne sais pas vraiment avec deux
enfants qui devaient être les miens je pense pleurant avant finalement de
s’évanouir de frayeur lorsqu’une explosion ratissa l’immeuble et écrasa la
femme qui était leur mère et donc par extrapolation mon épouse.

Je m’égare et fais exactement ce que je souhaitais ne
pas faire, à savoir me perdre dans les détails et rendre mon récit parfaitement
incohérent et donc peu crédible.

Je dois procéder consciencieusement, telle est la
règle que je me suis fixée. C’est ce que j’essaierai de faire, si vous n’y
voyez pas d’inconvénients et si vous en avez la patience. Si je souhaite
procéder ainsi c’est parce qu’il me semble que ce que j’ai à dire pourrait être
d’une certaine utilité.

Prétentieux n’est-ce pas ? Pourtant, cela ne me paraît
pas entièrement dépourvu de raison. Naturellement, comme la plupart d’entre
nous les humains je partage ce travers consistant à penser que je suis unique
et que ce que j’ai à dire est d’intérêt. Cela s’appelle la vanité et est bien
ridicule mais laissez-moi cette petite consolation. De manière bien plus
importante, les mondes que j’ai côtoyés ont connu, connaissent et connaîtront
encore tant de drames, d’immenses malheurs et d’incongruités extrêmes qu’il
convient de tenter autant que faire se peut d’ouvrir les yeux de celles et ceux
qui le pourront et de leur montrer combien tout est relatif et de peu de
conséquences. Tout est interchangeable, tout évolue, tout est multiple et rien,
absolument rien, n’est unique, figé ou achevé. C’est cela le miracle de notre
univers multiforme. Le drame c’est que nul ne s’en rend compte.

*

J’ai donc environ 64 ans, je ne le sais pas exactement
car ma date de naissance a varié suivant les circonstances et les dimensions
dans lesquelles j’ai vécu. Je me suis entendu prénommé Léon, Jean, Michel, Luc,
Charles, Edouard, Hervé et de multiples autres prénoms fort classique dénotant
par la même l’attrait de mes parents pour les choses simples. Face à cette
fluctuation et variation désagréable pour mes oreilles dès ma plus tendre
enfance, j’ai apprécié et préféré la douce continuité et stabilité de mon nom
de famille, Tysserman. Imaginez je vous prie vous endormir André et vous
réveiller le lendemain au son d’une voix inconnue depuis le couloir appeler
‘Pierre, dépêche toi, c’est l’heure, nous allons être en retard…’ et vous,
André encore, quelque part dans des limbes si chaleureuses angoissés quant à
l’idée de savoir si Pierre est votre nom ou celui d’un frère, d’un cousin, d’un
père ou de qui que ce soit d’autre.

Aussi bien ai-je pris l’habitude de me réveiller très
tôt et d’être le premier levé dans la maison, l’appartement ou, en général,
l’endroit où il m’a été donné de me réveiller. De telle manière que voyant
arriver des personnes que je parvenais au bout d’un temps relativement bref,
question d’habitude, à reconnaître, il m’était loisible de les étudier
rapidement, les jauger, les évaluer et imaginer leurs premières paroles,
généralement un prénom, le mien, suivi d’un signe de reconnaissance quelconque
‘bonjour mon poussin’ : il s’agissait de ma mère ou mon père, ‘salut’ : c’était
un frère ou une sœur, ‘bien dormi mon chéri’, ‘mon amour’, ‘mhhh !’ ou rien du
tout : naturellement il s’agissait de ma compagne.

Tout cela n’a pas été une mince affaire. Je décris
cette habitude de lève-tôt comme si elle avait été prise quasiment
instinctivement depuis ma plus tendre enfance. Et bien cela est faux. Il a
fallu un nombre important de mutations et incompréhensions pour en arriver là.
Peut-être devrai-je décrire les plus importantes, cela pourrait vous éclairer
sur les différents traits de ma personnalité.

Ainsi et en toute logique, ce qui m’est arrivé a
d’abord été pour moi, parfaitement naturel. Evidemment. J’ai suivi un processus
purement chronologique, chaque jour étant le lendemain de la veille et la
veille du suivant, tout me semblait naturel car je n’ai jamais connu autre
chose. Le Léon enfant était à chaque fois légèrement différent et dans un
univers distinct de celui dans lequel il s’était endormi, mais cela lui
semblait normal.

Enfant au pyjama jaune et bleu avec une tignasse
châtain clair et bouclée le soir et cheveux noirs coupés à l’ancienne au réveil
dans un pyjama style cow-boy. Parfaitement normal… Parents souriants et aimants
la veille et se jetant des insultes au visage au petit matin. Normal… Frère
dans un lit à droite au coucher, et personne au réveil. Normal… Mère coquette
et riante contre maman sévère. Papa moustachu et cheveux en épi le soir, glabre
mais chevelu le lendemain. Normal, encore et toujours.

Donc, pour moi, pour le Léon de trois ou quatre ans,
tout changeait en permanence et c’était parfaitement naturel. Imaginez cet
enfant tendre du doigt vers l’autre bout du couloir et demander où est Paul ou
Pierre alors que dans cette vie là il n’a pas de frère. Encore pire, et cela
m’est arrivé à deux reprises, désigner une place à la table du petit-déjeuner
et demander où est maman et entendre son père affligé, triste, les yeux humides
et choqués dire qu’elle n’est plus là mais qu’elle nous regarde depuis là où
elle est.

Pour moi – ou lui, j’ai des problèmes de personnalités
ce qui est naturel, ne m’en veuillez pas – tout était normal, mais la réalité
était différente pour les autres. Et cela j’en ai eu bientôt conscience,
probablement à l’âge que l’on a coutume de nommer de raison.

On apprend très tôt et très vite. J’ai donc rapidement
compris que ce que voyais était une vérité pour moi mais pas pour les autres,
et inversement. Donc, il valait mieux laisser mes observations au vestiaire et
me contenter de sourire ou rester sérieux dans tous les cas de figure. D’autant
plus que mes camarades eux ne connaissaient pas la même variation des
personnalités. Ils avaient les mêmes caractéristiques quelque soit le jour, le
moi sou l’année. Pour moi, tout changeait quotidiennement. Le découvrir a été
un traumatisme qui a duré des années. J’ai beaucoup pleuré…

Je vous épargne l’adolescence qui est déjà en soi une
période critique mais qui pour moi a été un véritable calvaire, car comment
peut-on parvenir à développer une personnalité quand on en a des milliers de
possibles ? Néanmoins, les choses ont fini par s’assagir et je me suis habitué
à être chaque jour un autre. A partir de ce moment là, plus rien n’a vraiment
jamais pu me surprendre.

Voici donc mon premier trait de caractère. Je suis un
homme retenu, distant, souvent considéré comme timide ou froid, d’abord
difficile et que rien ne surprend.

*

Le second est presque évident et j’imagine que vous
l’aurez devinez immédiatement. Je suis généralement considéré comme un parfait
original, un poète, un pince-sans-rire, un bouffon, un excentrique. Comprenez
bien que le Léon qui à l’école conjugue le verbe ‘j’appelle, tu appelles, il
appelle, nous appelons etcetera’ dans une dimension où la structure de la
langue a évolué différemment et implique ‘j’apel, tu appel, il apel, nous apelon,
vous apelé, ils appel’ provoque des fous rires hystériques de chacun des
enfants et se fait envoyer chez le proviseur illico presto.

Le troisième est un peu l’opposé ou le corollaire des
précédents, c’est celui d’un Léon superbe, digne, imperturbable dans toutes les
circonstances. Tout lui paraît naturel, parfaitement naturel et rien ne peut le
surprendre. S’il voit trois enfants dans une salle de bain, et bien c’est
normal, ce sont, s’il est enfant, ses frères et sœurs, et s’il est adulte, ses enfants.
C’est aussi simple que cela. S’il se réveille près d’une jolie femme dénudée,
et bien c’est sa femme. S’il n’y a personne à ses côtés c’est qu’il est
célibataire ou divorcé. Si ses paupières se soulèvent et dévoilent un taudis,
et bien c’est chez lui et ce le sera pour quelques journées, c’est donc
regrettable mais pas bien grave. S’il s’agit au contraire d’un superbe palace,
c’est également chez lui et triste que cela ne le soit pas pour très longtemps.
C’est ainsi.

Par extrapolation cela implique que rien ne peut
surprendre Léon. Qu’une voiture fasse irruption dans son salon et il pensera
que dans la réalité où il vit c’est là que les voitures doivent se garer.
J’exagère bien sur mais c’est pour vous donner une idée de la personne qui vous
parle.

Ce dernier trait de caractère a cependant des
inconvénients manifestes. Combien de fois à l’âge adulte me suis-je adressé à
ma femme avec un large sourire alors même qu’apparemment nous nous étions
endormis fâchés ou pire encore venions de décider de divorcer. Sans compter les
cas où je me suis assis au volant d’une voiture qui n’était pas la mienne, me
suis dirigé vers le bureau de mon patron ou de mon employé pour m’y installer.
Que sais-je encore. Heureusement, l’éclaircissement qui s’est suivi n’a bien souvent
provoqué autre chose qu’un simple sourire ou un haussement d’épaule puisque le
monde est souvent indifférent à ce que nous vivons.

Un autre trait de caractère très proche du précédent
et je vais m’en tenir là c’est celui d’une parfaite insensibilité, désinvolture
et indifférence. J’ai vécu tant de vies avec tous ces parents, femmes, enfants,
grands-parents, parfois pleins de vie, parfois déjà morts, souvent à mes côtés
et quelque fois très loin de moi, que l’annonce d’une tragédie, d’un accident, d’un
décès, d’une fracture, d’un échec scolaire, d’une trahison ou toute autre chose
que cela n’a été pour moi, pour ce brave Léon, rien d’autre qu’une nouvelle
farce ou un nouveau caprice du destin. Pas de larmes, cris ou colère. Non, de
la dignité, de l’élégance peut-être, mais pas de larmes. C’est ainsi.

*

Avec tout cela, cette normalité pour moi, je réalise
que dans les vies que j’aie traversées j’ai souvent du attirer sur les autres
moi, ceux vivant leur vie en long déroulé souple et linéaire, des problèmes à
n’en plus finir.

Soudain le brave Léon, si calme et sérieux,
travailleur, se met pendant quelques heures à agir bizarrement, se tromper de
vêtements, de direction, oublier les prénoms des proches, leurs numéros de
téléphone, l’adresse de son employeur, son emploi du temps.

Soudain, une explosion d’originalité et de bizarrerie
dans la vie bien rangée d’un Léon bien bourgeois. Qu’il ne m’en veuille pas,
j’ai toujours essayé de me comporter avec détachement et me suis efforcé de me
mouler dans leurs vêtements et suivre leurs traces, pas à pas, pour éviter des
drames inutiles.

Peut-être pourra-t-on me gratifier d’un accessit pour
avoir apporté un soupçon d’effervescence, de rire ou d’intrigue dans des vies
trop bien rangées.

Les repères les plus stables dans tout cela auront été
mes parents. Car pour qu’un Léon puisse exister dans une multiplicité de vie
encore faut-il qu’il y ait des parents similaires – je n’utilise pas le terme
identique à dessein – sinon par définition les Léon dont il s’agit ne
pourraient être les mêmes. Evident n’est-ce pas ? Les parents de Léon ont la
plupart du temps vécu dans des villages voisins, forcément allais-je dire, se
connaissaient depuis leur plus tendre enfance et provenaient de lignages
anciens établis dans les Pyrénées depuis des siècles. Pas de grands
bouleversements dans ces vallées reculées, que Napoléon ait gagné ou pas
Waterloo, peu importe, cela n’a eu qu’une influence modérée sur les nombreuses
générations empilées les unes après les autres à 800 mètres d’altitude et des
centaines de lieues de distance du théâtre des révolutions, des guerres, des
pestes ou des incendies, générant ainsi une multitude de possibilités pour mes
parents de se rencontrer et pour moi de prospérer dans toutes mes diversités.

J’imagine que des lignages différents conduiraient
également à la possibilité pour un individu de naître très exactement des mêmes
parents x et y avec le même patrimoine génétique mais dans un tel scénario les
possibilités d’initier des vies différentes seraient largement moins
nombreuses, pour le plus grand bonheur de l’itinérant des dimensions, mon frère
ou ma sœur de destinée.

J’espère ne pas vous saouler avec ces paroles pour le
moins hermétiques. Ce que je veux dire c’est que pour qu’il existe autant de
Léon différents encore faut-il qu’il y ait eu une stabilité dans leurs
ancêtres, sinon il y aurait eu peu de possibilités pour les différentes
ancêtres de se rencontrer et prospérer. Si par exemple mes lointains aïeuls
avaient été originaires d’Alsace ou de Pologne les circonstances auraient rendu
forcément difficile leur rencontre. Mieux valait des terres isolées.

Avant d’entrer dans le détail de mes errances, je me
rends compte qu’il me faut donner des détails sur l’aspect le plus intrigant de
tout ceci ainsi que sur les caractéristiques physique de Léon, autrement, j’ai
peur de vous perdre trop tôt dans mon récit.

*

Tout d’abord, soyons clair sur un point au moins, il
ne s’agit pas d’une gesticulation science-fictionnelle et il n’y a pas
d’appareillage particulier, de mécanismes complexes, de lévitation ou
transportation télé-virtuelle qui rentrent dans cette composition. Remarquez
bien qu’adolescent j’aurais bien aimé disposer d’un tel mécanisme qui aurait
compensé les difficultés de mes adaptations aux forceps à des réalités qui me
dépassaient quelque peu, mais on ne maîtrise pas ces choses là.

Mes vies sont en fait une seule et même vie,
chronologique comme je l’ai indiqué auparavant, une journée succédant à la
précédente et ainsi de suite mais avec une très légère nuance à savoir que la
réalité du monde autour de moi est en constant changement, de manière
permanente, souvent indicible ou parfaitement invisible, parfois plus marquée
mais à peine.

Il m’est arrivé de me promener avec ma femme et mes
deux enfants le long d’une plage bretonne et revenir vers le parking sans y
trouver la Renault, Falcone, Trinette, Suspense ou que sais-je encore avec
laquelle nous étions arrivés et me perdant en conjectures sur ce qui était
arrivé, cherchant déjà le plus proche poste de police avant de constater, très
embarrassé, les regards gênés ou interloqués de mes proches attendant sagement
auprès d’une Peugeot que je ne leur ouvre les portes du véhicule. La réalité
avait glissé sans que je ne m’en rende compte. Quelque part quelque évènement
lointain avait bouleversé une des intersections menant au chemin compliqué
aboutissant à mon présent…

Heureusement, la plupart du temps les changements
s’opèrent la nuit car c’est par l’amoncellement des secondes, des minutes et
des heures, que les changements les plus marqués s’opèrent. Un sommeil trop
profond et le pauvre Léon change de femme, d’enfants, de profession de tout au
tout.

Le plus difficile, physiquement s’entend, c’est cette
sensation désagréable, presque nauséeuse au réveil, une oppression au niveau du
plexus traversant la cage thoracique et se dispersant ensuite au niveau des
lombaires et ensuite une névralgie insupportable. D’où des migraines
incessantes et des sentiments d’oppression marqués.

Rien à voir avec un effet particulier d’un voyage dans
le temps ou l’espace, simplement l’effet d’une anxiété mal ou partiellement
contenue. Une autre des conséquences de mon statut itinérant tout à fait lié à
ce qui précède est un manque chronique de sommeil et un état de fatigue
purement abyssal.

Mettez vous à ma place et imaginez ce que votre
sommeil serait si vous saviez qu’au réveil vous seriez dans la peau et l’esprit
d’un autre dans un contexte fondamentalement différent ! Si vous vivez
actuellement dans la peau d’une personne affligée des pires tourments ou maux
cela pourrait peut-être vous apparaître comme une solution salvatrice mais
autrement j’imagine que vous trouveriez cela fort désagréable.

Pour l’essentiel, je dois avouer avec une fierté qui
n’est ni feinte ni dissimulée que les Léon dont il s’agit ne se sont pas trop
mal débrouillés et que la plupart du temps leur destin est un juste assemblage
de cépages ni trop riches ni trop dépourvus d’attraits.

Cette dernière image n’est pas mauvaise. Disons que
les personnes vivant une seule vie sont un peu comme un vin – peu importe sa
qualité propre – unique par définition, issu d’un millésime donné, d’un cépage
spécifique. Moi par contre, le Léon qui vous parle, je suis un mélange de tous
les vins imaginables, entre le vinaigre et l’insipide.

Dont acte ! Les transferts d’un Léon vers l’autre sont
donc parfaitement progressifs sans à-coups particuliers ou brusques. Rien de
traumatisant physiquement parlant si ce ne sont les petits ennuis mentionnés
auparavant, qui je l’imagine, créeront à la longue des sciatiques chez tous les
Léon de ce monde et des autres.

Passons de l’intellect au matériel, car il est
peut-être utile de se référer à celui que je suis extérieurement.

Mes physiques sont assez anodins. Je mesure
généralement 1 mètre 75 même si dans l’un ou l’autre cas j’ai pu être un peu
plus tassé ou allongé, des conséquences évidentes de l’alimentation et des
habitudes sportives du Léon du moment. Je suis souvent un peu trop sec et
aquilin – les insomniaques ne sont pas vraiment obèses –, et suis gratifié de
cheveux noirs avant qu’ils ne tournent sur le blanc très tôt au début de la
quarantaine et ce pour des raisons évidentes.

J’ai la chance d’avoir la plupart du temps une bonne
vue même s’il m’est arrivé d’être myope ce qui n’a pas manqué de provoquer des
incidents regrettables au lever – essayez de vous mouvoir dans un espace
inconnu et parfaitement flou avant qu’une voix provenant de nulle part ne vous
guide dans votre dérapage ‘tu éviterais probablement de tout renverser si tu
mettais tes lunettes, n’est-ce pas ?’.

Mes yeux sont souvent bleu océan, gris vert, ou
noisette ; ils sont rarement bleu ciel, vert émeraude, ou marron, pourquoi je
n’en sais rien. Comme indiqué précédemment, je porte rarement la barbe et
quelques fois des moustaches mais suis la plupart du temps glabre.

Les formes de mon corps et celles de mon visage sont
plutôt cubistes qu’abstraites. Mes mains sont longues et nerveuses. Mes
articulations ont tendance à craquer lorsque je me déplace. Souvent, je suis
sportif sans être de la race des seigneurs du sport. En définitive, je ne suis
pas franchement beau ni terriblement souriant mais je ne suis pas d’aspect
repoussant et la distance que j’introduis entre moi-même et le monde dans
lequel je me meus semble ne pas être dépourvu d’attrait.

Cela suffira.

Le reste n’a que peu d’importance et de toutes
manières mon but n’est pas de décrire le ou les Léon de ce temps ci et des
temps passés mais sur leur expérience originale.

Dans la mesure où je parle plutôt qu’écrire et que le
temps passe un peu trop vite, il me faut structurer mon récit. Je le ferais
suivant un canevas assez serré et j’espère pas trop répétitif. Ainsi, même si
les enregistrements restent en plan en telle ou telle dimension, il en
demeurera toujours quelque chose pour le Léon du moment, mon autre moi.

A cet égard, une question m’a toujours taraudé : je
crois avoir expliqué que ma vie est chronologique mais empreinte des parcelles
de milliers de Léon possibles et imaginables. Je me souviens de tout ce que
j’ai vécu et de beaucoup de ce qu’ils ont vu ou vécu. La réciproque est-elle
vraie ? Les Léon dont j’ai partagé le vécu pendant quelques minutes, heures ou
journées ont-ils eux également perçus un peu de moi-même, de ce Léon intemporel
qui parle à ce dictaphone ?

Je n’en sais rien et je vous laisse le soin en
décryptant les bribes ou parcelles de phrases sur cet enregistrement d’en tirer
les conséquences et de répondre par vous-mêmes – car vous êtes un des leurs,
n’est-ce pas ?- en prenant garde toutefois de ne pas sombrer dans une certaine
forme de paranoïa aigue du style ‘pourquoi moi ?’ ou de dérèglement
psychologique par trop important.

Ma conduite et mon propos d’aujourd’hui est autant que
faire se peu d’aider à une certaine forme de compréhension de ce qu’est le
monde qui nous entoure, qui vous entoure, et certainement pas de vous – ou les,
je m’y perd un peu – conduire directement dans des institutions spécialisées ou
en cure de sommeil profond.

Je sais par expérience que plusieurs des Léon dont
j’ai croisé la route avaient eu des précédents fâcheux et je ne tiens pas à les
déstabiliser davantage.

Donc, et je terminerai par là aujourd’hui, j’essaierai
dans les jours à venir d’aborder les mondes dans lesquels Léon vit, ses
parents, ses apprentissages de la vie, ses études et professions, ses vies
sentimentales, ses maladies et morts, et son avenir. Lourde tâche.

Par avance je vous prie de prendre en compte le fait
que je ne suis pas un brillant orateur et encore moins un philosophe,
sociologue ou penseur de valeur. Je n’ai jamais vraiment eu le temps
d’apprendre quoi que ce soit par moi-même, ne l’oubliez pas. J’espère bénéficier de circonstances
atténuantes.

A
demain donc.

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