2008 – UN LENT GLISSEMENT


Publié aux éditions Petits Tirages en février 2011:

www.petits-tirages.com/crbst_8.html

http://www.amazon.fr/lent-glissement-TISTOUNET-Eric/dp/2916644202/ref=sr_1_1?ie=UTF8&qid=1320856088&sr=8-1

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Ce texte a été drôle à écrire même si ce n’est pas forcément ce qu’il dégage en première lecture. Le glissement c’est naturellement celui vers la folie ou la mort mais décrit de manière assez légère. Nous en sommes après tous là, rien de neuf sous les tropiques. Les protagonistes sont rangés et utilisés en bon ordre. Des grands-parents attachants mais progressivement embarqués dans un parcours surprenant vers la folie. Des parents absents et irresponsables. Et les deux jeunes gens pris dans le cours des évènements.

Le narrateur est le jeune homme qui lui aussi glisse vers le départ dans sa chambre qui rétrécit, au milieu d’animaux qui apparaissent chaque jour d’avantage ou à l’extérieur dans un monde duquel il se sent étranger, ne parvenant pas à y pénétrer. Il est amoureux mais ne sais pas quoi faire, ni comment, ni pourquoi. Il est perdu dans les affres de l’adolescence ou post-adolescence.

La sœur, un personnage récurant dans mes romans, d’apparence punk, excentrique, extrême, se révélera comme la plus attachante, forte et raisonnable de tous les personnages.

Le grand-père est un fou généreux mais outré par l’évolution du monde dans lequel il a joué un rôle mais qu’il voit se défaire trop rapidement. Il ne comprend pas l’ivresse des gens de pouvoir, leur vulgarité, leur obscénité. Alors il réagit, comme il peut, mal.

La grand-mère parle en utilisant des formes proches des haïkus japonais, et démonte des radiateurs…

Assez amusant à écrire je dois dire, la douce folie ordinaire, le surréalisme permanent et quotidien…

Premier chapitre

Tout a commencé me semble-t-il lorsque grand-père a découvert une photographie parue dans la presse montrant le Président apostrophant des journalistes et leur faisant un doigt d’honneur. Il a longuement contemplé la photographie puis a déposé le journal sur l’accoudoir du fauteuil rouge dans lequel il était toujours installé et est resté longuement songeur. Je lui ai demandé en passant s’il avait besoin de quelque chose. Il m’a souri de manière très lointaine mais ne m’a pas répondu. Ses yeux quelques peu vitreux et bilieux regardaient ailleurs, dans quelque interstice de l’univers environnant.

Lorsque ma sœur est revenue de son cours de piano et s’est installée derrière l’instrument de sa prédilection il ne l’a pas encouragée comme il l’aurait fait en temps habituel. Il ne s’est pas non plus laissé aller à quelque geste considéré inapproprié par le corpus familial tel que par exemple l’interrompre en ’applaudissant discrètement au beau milieu d’un morceau de Chopin ou en lui passant la main dans les cheveux et lui disant qu’elle avait du génie. Il s’est simplement éloigné et s’est assis sur la terrasse face au parc, songeur.

Grand-mère a finalement réagi se demandant naturellement pour quelle raison son époux d’habitude consciencieux et frileux s’asseyait sur le vieux fauteuil en rotin alors que la température extérieure avoisinait à peine les treize ou quatorze degrés. Elle a froncé les sourcils, balancé la tête légèrement de droite à gauche, s’est essuyée les mains au torchon vichy rouge et blanc qui était accroché près de la fenêtre, a quitté la pièce un bref instant puis est revenue vers nous avec un pull-over bleu marine dans ses mains. Elle s’est approchée de la terrasse, a entrouvert les battants et a rejoint son mari avec discrétion et précaution.

Elle a regardé vers le lointain, comme si le ciel de ce jour était aussi poétique qu’un horizon méditerranéen au couchant, puis a prononcé quelques paroles typiques, en quelque sorte des haïkus grand maternels, ‘le ciel est bien gris n’est-ce pas ?/ les tuiles semblent luire sans pâlir / les toits de la ville la rendent belle en automne’. Puis elle est revenue sur ses pas et subrepticement, presque au ralenti, a déposé le chandail sur les épaules de son conjoint.

Rien n’est venu en retour. Le conjoint, mon grand-père, Maxime pour les intimes, Monsieur Duvernois pour les autres, est resté impassible. Il n’a pas réagi. C’est à ce moment-là je crois que nous avons commencé à soupçonner que quelque n’allait pas.

En temps habituel, il aurait probablement soupiré puis aurait regardé grand-mère d’abord et le lointain ensuite. ‘Il ne fait pas si frais que cela’ aurait-il dit ‘J’avais de toutes manières l’intention de chercher un chandail un peu plus tard. Je dois vraiment être au bord de la mort pour que l’on se préoccupe de moi de cette manière. Il me semblait disposer d’un peu plus de force que cela mais il me faudra visiblement prendre rendez-vous avec Grangier et lui faire part de mes intentions. Probablement est-il trop tard pour prévenir le cardiologue mais un coup de téléphone serait utile pour qu’il annule les rendez-vous des trois mois à venir, inutile de remplir son agenda pour rien, je n’aurais vraisemblablement plus besoin de son attention. Naturellement, il faudra en faire de même avec Chazut. S’agissant de mes amis avec qui j’avais arrangé un déjeuner sympathique au bord du fleuve je vais les appeler pour leur signifier mon départ prochain, qu’ils se trouvent un autre partenaire…’ Grand-mère aurait alors levé les yeux au ciel et souri de manière complice en direction des petits-enfants.

Peut-être aurait-elle proféré un autre haïku grand-maternel ‘la tendresse est dans les petites choses / la terrasse est ouverte aux quatre vents / le vent est caressant en été mais agressif le restant du temps.’


Mais, les choses ne se sont pas passées ainsi. Grand-père, digne septuagénaire un brin hypocondriaque et farouchement jaloux de son indépendance et sa liberté ne s’est pas rebellé, en tout cas pas de cette manière là ni à ce moment précis. Il a laissé le pullover lui recouvrir maladroitement les épaules et est resté contemplatif, sagement assis sur la terrasse, le regard dirigé vers le lointain, là-bas, ailleurs.

Nous n’avons pas réagi non plus. Il ne s’agissait que d’un simple détail, une de ces petites choses qui n’attirent nullement l’attention mais que si l’on y prêtait d’avantage attention révélerait des maelstroms en gestation, des tremblements de terre à venir, des révolutions souterraines.

Sarah, ma sœur a continué de jouer au piano puis est partie dans sa chambre probablement pour s’immerger dans un roman surréaliste et perdre pied avec notre monde. Quant à moi, j’ai quitté l’appartement peu après.

Sans que nous le sachions ou ne le pressentions, le sol venait de se dérober sous nos pas.

*

Le soir, à mon retour de ma partie de squash, j’ai trouvé grand-mère passablement préoccupée.

Elle était affairée à la préparation de quelques plats. Contrairement au quotidien de citadins pressés et constamment portés par des vents contraires, il lui paraissait naturel de préparer en toutes circonstances une salade, trois légumes au moins, une viande ou un poisson, des fromages et un dessert à chaque repas, le tout dans autant de casseroles, poêles ou saladiers, ce qui entraînait évidemment un amoncellement de casseroles, cuillères, louches, pots, et autres instruments divers dans l’évier, ses alentours voire jusqu’à la table voisine et en conséquence des regards catastrophés de notre part et plus encore de notre mère lorsqu’elle était là.

Mais, ce soir-là grand-mère paraissait absente, inquiète, soucieuse.

Je l’ai interrogée indirectement, hésitant comme souvent dans pareil cas à la brusquer sachant quelle était sa sensibilité, me contentant de lui demander si tout allait bien, si elle avait eu l’occasion de se promener, si ses genoux la faisaient encore souffrir et enfin comment allait grand-père.

A toutes les questions usuelles elle m’a répondu de manière alambiquée, compatissante, douce : ‘la douceur de l’air était frappante / cet après-midi j’ai songé à ce que devait être Amalfi en cette saison / le parc était accueillant et d’une grande paisibilité’.


Par contre, s’agissant de ma dernière interrogation, elle a interrompu sa gestuelle de cuisinière douée et ingénieuse et s’est muée dans un profond silence lourd de sens. Son visage qui était soyeux et délicat, légèrement rose, s’est soudain figé.

J’ai insisté, lui demandant ce qu’il en était et elle m’a répondu, après avoir essuyé ses mains au torchon brodé qu’elle aimait accrocher à l’un des crochets délicieusement kitsch de la cuisine, ‘je suis inquiète’.


Pas de haïku, pas de sourire, pas de regard cajolant.

Un simple et bref ‘je suis inquiète’.


Puis elle s’est retournée vers l’évier et s’est lancée dans un farouche combat inégal avec quelque tâche de graisse qui aurait fait la joie la plus pure des publicitaires d’Ajax, Mir ou Achille Vaisselle.

Comprenant que je n’obtiendrai rien de plus, je suis revenu sur mes pas, et ai rejoint Sarah qui regardait la télévision en se plaisant à son jeu le plus curieux mais prodigieusement contemporain, passer d’une chaîne à l’autre, le long d’un circuit sinueux de 125 chaînes plus ou moins une, et ne s’arrêter que lorsque des images grotesques ou rédhibitoires envahissaient l’écran.

Je me suis assis à côté d’elle et lui ai posé la même question qu’à grand-mère mais sans passer par les préliminaires d’usage. Sa réponse a été pour le moins brutale : ‘il a pété les plombs. Il est sorti il y a une heure et m’a jeté comme une demeurée lorsque je lui ai proposé de l’accompagner. Complètement barge.’

‘C’est-à-dire ?’

‘C’est-à-dire qu’il a pété les plombs puis il s’est barré.’

‘Tu pourrais parler normalement, on n’est pas au collège. Mais qu’est-ce qu’il a fait au juste ? C’est vrai qu’il avait l’air un peu bizarre ce matin avant que je ne parte… Tu aurais du l’accompagner même s’il ne le souhaitait pas.’

‘Si tu avais pressenti que quelque chose n’allait pas pourquoi es-tu parti à ton foutu squash? De toutes les manières, dans l’état où il est parti il est clair qu’il ne peut rien lui arriver. Plutôt à moi qu’il aurait pu arriver quelque chose. J’espère qu’il se sera calmé.’

‘Il a fait quoi au juste ?’

‘Tu verras bien à son retour. Bon, maintenant tu me fiches la paix je voudrais regarder cette émission.’

Elle a littéralement jeté ses pieds sur la table basse du salon, a soupiré quelques mots pour le moins abrupts et a frénétiquement agité son appareil jusqu’à se plonger avec délectation dans un film télévisé serbo-croate ou équivalent en version originale sans sous-titre.

Je n’ai jamais compris si ce divertissement représentait une forme de concentration ou délectation au premier, second ou troisième degré.

Je soupçonne qu’il y avait un peu des trois et que mon cruel statut d’observateur passif de la vie, surtout celle des autres, ne me permette jamais de partager le plaisir consistant à frôler le délire sans jamais m’y jeter la tête la première.

Je n’en ai donc pas appris plus sur le comportement outrageux ou inquiétant de mon grand-père et me suis rabattu en chien aimable mais las vers ma chambre.

www.thebookedition.com/un-lent-glissement-de-eric-tistounet-p-43121.html

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