De l’étrange confusion de nos sentiments et de la possible défection de plusieurs de nos amis


De l’étrange confusion de nos sentiments et de la possible défection de plusieurs de nos amis

Je vous ai raconté en détails, peut-être un peu trop j’en conviens, les circonstances ayant conduit à la découverte du cadavre de notre ami grille-pain existentialiste.

J’ai décrit de manière assez réaliste l’état psychique qui était le nôtre lorsque l’autruche volante, flottante et trébuchante et moi-même avons retrouvé le pauvre être balançant au gré du vent maudit de ce pays de misère, dont le nom nous échappe toujours, suspendu à un arbre piteux et dérisoire dans un environnement des plus banals et des circonstances ordinaires.

Une fin triste et médiocre.

Ce que je ne vous ai pas décrit ce sont les réactions de nos amis lorsque la nouvelle de la mort du grille-pain leur avait été annoncée.

Maria dont le regard est si profond que souvent je m’y noie a fermé ses paupières, laissé une larme perler sur sa joue droite, passé une main dans ses cheveux et a demandé à voir le cadavre de notre pauvre ami.

Nous l’avons accompagné jusqu’au bureau du propriétaire de la pension de famille dans laquelle nous séjournons et qui n’est pas présent en ce moment en raison de son arrestation récente pour appartenance à un parti réactionnaire et par trop impliqué dans les évènements pré- ou postrévolutionnaires. C’est en cet endroit que j’avais installé le corps meurtri de notre cher disparu. Elle a souhaité rester seule dans cette pièce au parfum de naphtaline et cirage pour s’y recueillir un moment.

Le Yéti anarchiste s’est quant à lui emporté et à accusé le Comité de salut, salubrité, sobriété, santé et souhait publics d’avoir commandité le meurtre de notre ami et, sans même aller se recueillir auprès du pauvre petit corps de l’humble et triste grille-pain existentialiste, s’est précipité au foyer des travailleurs levantins et florentins du sixième district gauche après la porte de Neufchâtel, version sud, pour appeler à une manifestation monstre de dix à quinze mille personnes ce soir sur la place des libertés retrouvées et de l’ordre annoncé.

La machine à gaz rondouillarde à tendance politicienne, s’est émue de la disparition de notre ami, s’est enquis de la présence ou non du livre de Kierkegaard en son sein et notant ma réponse embarrassée a conclu que « ces maudits vandales ne faisaient que sombrer jour après jour d’avantage dans la criminalité ordinaire au titre des grands principes, des libertés, de la joie retrouvée et du fric à gogo dont ils ont toujours besoin. Ces parasites ne souhaitent qu’une chose, kidnapper notre révolution, celle de notre jeunesse, de nos victimes, de nos familles. Je comprends leur petit jeu et leurs desseins évidents. Après nous le bonheur, après eux le chaos. Soyons forts, il faut que la révolution subsiste et que la jeunesse se forme. Il faut qu’une nouvelle classe de citoyens se mette en place mais d’évidence en voyant la violence dont certains font preuve ce ne sera pas une tâche aisée. Il faut laisser le temps au temps, il faut travailler sur le long terme, former, éduquer, consolider les fondations. Nous ne sombrerons pas dans le piège qui consiste à accélérer la vitesse dans le seul but de permettre l’appropriation des richesses par certains et d’assouvir les pulsions les moins nobles des êtres vivants ».

Terminant ses propos depuis le dessus de la télévision où il s’était accroché il s’est précipité au siège du comité dont il exerce, je vous le rappelle, la fonction de porte-parole. Curieusement, il n’a pas demandé à voir notre ami martyrisé.

L’extincteur fort sage, d’habitude tout au moins, a commenté le comportement de nos amis et les conditions de la disparition du grille-pain en disant « ceci n’est pas chose incompréhensible. Les premières phases de toute révolution consistent en un faisceau de convergences conduisant à un point de rupture. Lorsque celui-ci est dépassé on entre dans une phase chaotique durant laquelle tout peut arriver, chacun essayant de s’approprier un levier de commande et des pièces du puzzle gigantesque du pouvoir absolu venant de se détruire. Ce faisant, nombreux sont les grains de sable qui profitent de cette situation et parfois interrompent le processus qui les faisait vivre. Le vandalisme, la petite criminalité, provoqués ou subis, sont des facteurs indissociables de ces périodes. Notre ami a succombé face à ces dérisoires excès ».

Lui aussi est parti, également sans se recueillir un instant auprès du grille-pain impatient de consulter ses livres et déterminer dans quelle phase, sous-phase et sous-sous-phase historique ou proto-historique nous nous trouvions.

Les trois pingouins ont fait de même mais cela je m’en doutais. Ils se sont précipité sur la place de la révolution magistrale et secondaire par les côtés ouest et réfrigérés pour examiner de plus près les dessins découverts la veille et dont ils ont conclu qu’ils pouvaient s’agir des travaux inconnus de Piero mais dont tous les autres observateurs ont déterminé qu’il s‘agissait de graffitis exécutés par des vandales de 5 à 7 ans au plus, de sexe masculin, et de conditions indéterminées.

Ne restent donc que nous trois, Maria, l’autruche et moi, assis maintenant en rond triangulaire inversé et songeant paisiblement au temps passé.

Nous nous remémorons les propos de notre grille-pain existentialiste, ses visions prémonitoires et ses paroles sobres et émues, ses sourires entendus, ses regards timides et fatalistes, ses craintes et frayeurs.

Il nous manque mais au fond de nous il y a, insidieuse, cette crainte que nos autres amis, ceux qui se sont enfuis, n’aient été rattrapés par le cours de l’histoire et ne soient en train d’être en voie d’intégration dans cette société que nous aimons mais pas tant que cela, ses lois, ses règles, sa dérisoire propension à flatter les égos pour aveugler les esprits et le cœur.

Peut-être avons-nous perdu ces derniers jours plus d’un ami.
sol348

De la faculté d’adaptation aux circonstances, de Purcell, et d’un débat télévisé à venir


De la faculté d’adaptation aux circonstances, de Purcell, et d’un débat télévisé à venir

Nous sommes ballotés par les circonstances et les évènements. Nous sommes sur un bateau ivre. Je ne cesse de le dire et je sais que ceci finit par vous gêner, et vous lasser. Je le comprends mais vivant au premier rang ces circonvolutions du temps, des émotions, des souffrances et de la vie, en général ou particulier, je ne peux m’empêcher de relever ce fait.

Notre petit groupe parfaitement improbable et parfois ridicule erre dans un pays rejoint par le tumulte mondial, le chaos et les excès de toutes sortes. Pas une journée ne passe sans que la révolution amorcée il y a quelques jours à peine ne plonge dans de nouvelles vicissitudes et nous avec.

Je me retrouve la plus grande partie du temps avec l’autruche volante, flottante et trébuchante, à la recherche non pas du temps perdu mais d’un ami disparu, ce cher grille-pain existentialiste réincarné en radiateur jaune artiste multiforme. Nous formons un équipage bien surprenant mais dans ces mouvances profondes du quotidien que traversent ce pays c’est à peine si l’on se retourne lorsque nous passons de notre pas lent au milieu des avenues désertes, des rocades sillonnées par des véhicules militaires ou des places arpentées par des milliers d’âme en quête de rédemption ou de liberté.

Nous ne demandons plus où se trouve notre ami par peur de nous heurter à des facteurs de violence ou les exacerber à nos corps et âme défendant. Nous progressons en cercles concentriques centrés sur la demeure où nous avons trouvé refuge, et où je me réjouis de retrouver Maria au regard si profond que je m’y perds souvent et qui est devenue, depuis nos retrouvailles, ma maîtresse, ou peut-être devrais-je dire l’inverse ? Je ne sais plus très bien, à dire vrai, ce qui est politiquement correct, peut-être devrais-je me contenter de dire que nous sommes amants et aimants, enfin ceci n’a qu’une importance secondaire pour vous et je le comprends bien.

Tandis que nous cherchons notre ami disparu, nos autres amis rencontrent des fortunes diverses dans leurs activités post ou prérévolutionnaires ce qui est parfaitement conforme à ce que l’on attend des vivants faisant face à des situations imprévues ou imprévisibles. Certains s’y révèlent d’autres s’y perdent. Vous aurez compris que je fais partie de cette dernière catégorie avec il est vrai ma chère autruche qui depuis hier s’est pris d’inspiration et d’amour pour Purcell et écoute avec un plaisir non dissimulé les fantaisies pour violes de 1680, en boucle, je crois, sur sa machine musical portable, ce qui ne mériterait pas d’être rapporté si cela ne la conduisait à danser et chanter de manière impromptue et, avouons-le, fort comique. Elle y transcrit ses propres paroles ce qui donne un résultat magistral dont beaucoup de surréalistes se serait plu à l’incorporer dans leurs œuvres. Un exemple ? En voici un, c’était vers 15 heures je pense, près d’un magasin de machines à laver récemment vidé de ses machines et pas encore lavé : « violes, joie, danse et candélabres, chantent et sapins, sur fond bleu, de dieu, et meuh, dit la vache, et moi pas, car je suis autruche, enfin je crois, sollicitude, et paresse, sont les mamelles de la France, et vive le vent. »

Je suis totalement dépassé par les évènements, je vous l’ai dit et redit, ne me demandez pas ce que je ne saurais offrir, le magasin n’a plus de stock.

Pourtant, et à l’autre extrême, certains parmi mes amis s’en sortent à la perfection. La machine à gaz rondouillarde à tendances politiciennes, vient d’intégrer le comité de salut public en tant que « porte-parole du gouvernement provisoire et vice-ministre en charge des relations avec le parlement, récemment dissous, la société publique, les autorités locales, régionales, transnationales, périphériques et philanthropiques pour la mise en place de conditions stables et prospères dans la défense des droits, des libertés, de l’ordre, de la santé, de la salubrité et de la notoriété publique et ailleurs ». Elle est présente dans les médias nationaux et internationaux et sa posture affable et quelle que peu opportuniste lui a d’emblée conféré un statut incontournable dans les conditions actuelles. Pas un journaliste qui ne lui demande ce qu’elle pense de ceci ou cela et à chacun elle réserve une de ses phrases favorites commençant inlassablement par un tonitruant « Je vous ai compris ! » quelle que puisse être la question ou le commentaire ce qui l’a propulsée au rang de monument national et symbole de la reprise en main du pays par une administration efficace et professionnelle.

Dommage, je dois l’ajouter immédiatement, que cette chère machine ne se soit pas préoccupée de chercher plus avant des détails sur le pays où elle se trouvait, sur une carte ou un dictionnaire et commette à chaque interview un impair monstrueux à cet égard qui en fait le chou gras et mauve de la presse internationale.

Ainsi, à chaque heure qui passe son rectificatif nécessaire et discret le porte-parole dans sa déclaration de tantôt ne souhaitait heurter en aucune manière les tribuns et populations du pays ami x, y, ou z mais souhaitait simplement faire une corrélation entre le comportement criminel de nos autorités prérévolutionnaires, leur corruption endémique, leur dédain des impératifs nationaux, et celui beaucoup plus respectueux et responsables de nos amis…

Je lui prédis un grand mais pas forcément long avenir.

Le plus anecdotique est naturellement le duel télévisé annoncé entre la machine à gaz porte-parole des nouvelles autorités et le leader de l’opposition opportuniste, utopique et contemplative, à savoir le Yéti anarchiste, qui devrait être diffusé dans les jours à venir.

Ceci fait les gorges chaudes et humides de beaucoup de commentateurs nationaux et internationaux et force est d’admettre que ceci constituera certainement un moment particulièrement intéressant et clef de l’évolution de ce pays dont j’aimerais que quelqu’un partage avec moi, ou nous, le nom. Je suis sûr que son nom est doux et aimable comme le sont ses habitants et les paysages désertiques que je contemple par-delà les maisons écroulées et les bidonvilles de tôles et planches vermoulues.

Je vous laisse, mon devoir m’appelle, tant l’un que l’autre des protagonistes du débat précédemment mentionné me demandent pour assister à la préparation de cet évènement.

L’avenir appartient à l’un comme à l’autre même s’ils ne se lèvent pas si tôt, contrairement à moi qui me perd dans les dédales des bouleversements de cet étrange parenthèse de l’histoire, du temps et des lieux.
story175

Des retrouvailles des uns, de la disparition des autres et d’Hollywood


Des retrouvailles des uns, de la disparition des autres et d’Hollywood

Nous sommes ballotés par les circonstances, les évènements, la vie en général, nous sommes des bateaux ivres, nous errons de par le monde et au gré des vents, du hasard et des conséquences de nos propres choix ou omissions, nous sommes jetés sur des cotes hostiles ou plaisantes.

J’ai retrouvé Maria debout sur un char, haranguant la foule, la dirigeant vers une prison où elle pensait que nous, ses amis, nous trouvions encore, sans savoir que ladite prison avait été abandonnée et que nous étions libres, errant de notre côté, craignant son sort.

Nous nous sommes retrouvés tels des amants séparés de films hollywoodien, peu avant le générique de fin, larmes sur les joues, sanglots dans la salle, reniflements et soupirs, soulagements en prime de savoir que les images vont bientôt se figer et que la lumière reviendra, que tout va bientôt rentrer dans l’ordre des choses, qu’ils vont se marier et auront une pléthore d’enfants, de bonheur, de joie et tout et tout…

Nous nous sommes embrassés et avons réalisés qu’il y avait entre nous autre chose que de l’amitié. C’est une situation très réjouissante, surtout pour moi, car après tout s’il était évident de longue date que mes sentiments pour elle allaient largement au-delà de ceux liant deux amis ou connaissances l’inverse n’allait pas de soi. D’ailleurs, il restera à déterminer dans un avenir plus ou moins proche – disons lointain car après tout qui souhaite vraiment savoir cela ? – si le profond soulagement de nous retrouver en vie et en pleine santé n’a pas quelque peu masqué ou souligné la force de ces sentiments.

Plus tard, nous nous sommes installés dans la petite pension de famille choisie par Maria parce qu’elle accueillait généreusement un monde d’exilés, d’abandonnés ou de militants, et avons ensemble ri aux images du Yéti anarchiste appelant à la révolution permanente et celles de la machine à gaz rondouillarde à tendances politicienne interpellant la jeunesse, pour elle inconnue, d’un peuple, également inconnu, et lui enjoignant de cesser son tumulte pour se concentrer sur la reconstruction du pays, naturellement inconnu.

L’autruche volante, flottante et trébuchante, a regardé ce flots d’images bleues avec délice, sans les comprendre, sa tête posée sur les genoux de Maria et clignant fréquemment des paupières à force de regarder à la sauvette le visage radieux de celle-ci.

J’ai évoqué notre séjour dans ce charmant établissement pénitentiaire que nous venons de quitter et me suis gardé d’évoquer mes péripéties avec mon très charmant et gentil policier. Je n’ai fait que tracer à demi-mots nos épreuves et le sentiment de rétrécissement que nous avons ressenti dans notre cellule obscure.

Maria nous a décrit sa longue fuite, son errance avec les trois pingouins aux lunettes roses amateurs de Piero della Francesca et l’extincteur fort sage, qui les a conduits dans les faubourgs de la ville où nous nous trouvons actuellement, leur caches et camouflages successifs, puis leur implication dans les révoltes en cours, les premières manifestations devant la prison ayant résulté en une tentative manquée d’évasion, les nouvelles errances et enfin les manifestations décisives des jours précédents et le retournement de certains pans du pouvoir et la chute des autres.

J’ai été profondément soulagé de savoir que jamais, selon ses dires, Maria n’était tombée dans les crocs ou griffes des miliciens œuvrant dans les tréfonds et boyaux du système policier de ce pays.

J’ai été heureux d’apprendre le devenir des pingouins qui s’attelaient depuis quelques jours à la confection d’une grande bannière sur la place de la République et devant représenter à terme une partie de la bataille d’Héraclès telle que figurant sur les fresques d’Arezzo.

J’ai également été fort apaisé d’apprendre que l’extincteur fort sage consultait avec un groupe d’intellectuels les ouvrages d’historiens des différentes périodes révolutionnaires pour déterminer quelles devaient être les suites à donner à ce mouvement ainsi que les pièges à éviter.

Par contre, ni l’un ni l’autre n’a la moindre nouvelle du radiateur jaune, réincarnation du grille-pain existentialiste. Nous ne savons pas ce qui est advenu de lui. Maria pensait qu’il avait été enlevé par les miliciens en même temps que moi tandis que j’étais persuadé qu’il avait été sauvé par quelque heureux hasard et ce en même temps qu’elle.

Dans l’euphorie du moment, de nos retrouvailles si heureuses, nous n’avons pris garde à cette absence marquée et nous nous en voulons.

Il est évident que le tableau est incomplet, que le sort de notre ami fait ombrage à notre plaisir commun et que nous devrons incessamment arpenter à nouveau les artères de ce monde pour déterminer ce qu’il en est exactement.
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Des révolutions et de la Révolution…


Des révolutions et de la Révolution…

Nous sommes d’infimes parcelles de terre ballottées par un grand vent.

Hier nous nous trouvions au fond d’une cellule d’isolement perdue au milieu de nulle part, entre un désert perdu et une terre de misère théâtre d’un carnage dont nous ne connaîtrons probablement jamais les tenants et aboutissants.

Aujourd’hui, nous sommes en marge, ou au centre, c’est selon, d’un immense chambardement embrasant un peuple entier, une jeunesse prise par un tourbillon d’espérance et de rêve.

Partout des rires, des cris, des rappels à l’ordre. Les miliciens d’hier sont les sauveurs d’aujourd’hui, les tyrans sont apparemment partis et d’autres ne sont pas encore là, chacun respire la joie et le soulagement, dicte ses ordres au destin qui pour l’heure fait mine de le ou la comprendre, en opinant du chef, sobrement et presque larmoyant, les télévisions du monde entier ont tourné leurs caméras vers cette terre longtemps oubliée, maintenant adulée, et demain oubliée, les dirigeants des autres pays saluent la victoire des bons et la défaite des méchants qui soit dit en passant étaient les vainqueurs adulés d’hier et réciproquement, bref tout le monde y retrouve ses petits, y compris mon gentil policier des jours sordides de mon isolement qui m’a torturé pour son plaisir et dorénavant sourit aux spectateurs du monde entier et s’est autoproclamé libérateur du centre pénitentiaire qu’il gérait et dans lequel j’ai erré.

Je l’ai vu plusieurs fois sur les écrans bleus de postes poussiéreux que l’on a sorti des caves et salons pour les brancher sur d’improbables tables faites de cageots ou cartons, mais j’ai également vu mon ami la machine à gaz rondouillarde à tendance politicienne qui s’exprime dorénavant au nom des héros de la lutte révolutionnaire et s’est adressée en toutes les langues, même celles qu’elle ne comprenait pas il y a deux jours, pour signifier à la population sur un ton jovial et paternaliste « je vous ai compris, nous vous avons compris, les despotes sont partis, il en reste encore, mais trêve de ces sordides luttes intestines, recomposons note société déliquescente, avançons vers la liberté toutes et tous, la main dans la main, unis face à l’éternel et face à nous-mêmes, soyons fiers de nos réalisations, chantons nos louanges et mettons-nous au travail, la tâche sera difficile mais pas insurmontable, nous construirons un avenir qui chante, des lendemains de poésie, mais aujourd’hui, après la danse, songeons au présent, refaisons de cette contrée oubliée et terreuse, les jardins de Babylone, et que grâce à vous, du désert fleurissent les plus belles des fleurs, humidifiées par la rosée du matin et les larmes de tristesse, de peur, de détresse, mais aussi de joie, la nôtre. Osons l’impossible. Je vous ai compris, nous vous avons compris ».

Je n’ai pas vraiment été surpris. Je m’attendais à ce que tôt ou tard les choses s’accomplissent ainsi. C’était écrit.

L’autruche volante, flottante, et trébuchante qui signe souvent des autographes imaginaires demandés par des enfants des rues en quête de dignité, de pain, et de vie, s’est exprimée en voyant notre ami ainsi haranguer les foules : « de l’abîme surgissent les fleurs d’automne, du sommet des montagnes s’élancent les aigles qui chutent, du vécu s’extirpe le rêve et des cauchemars s’évacuent la peur, les extrêmes se rejoignent, la vie et la mort, la tristesse et la joie, la triste solitude et la gaie réunion, nous sommes faits des extrêmes, il faut l’accepter, il n’y a plus d’amour à Saint-Pétersbourg mais il y en a encore un peu, en bas à droite, et aussi à gauche ».

Bien sûr, je n’ai rien compris à ce qu’elle disait même si le sens général n’était pas forcément aussi manifestement improbable qu’à l’accoutumée. Nous sommes restés sur nos sièges de fortune, avons marché de rue en rue, de razzias en aimables manifestations, avons vu les femmes qui riaient et demandaient que l’on chasse les vautours machistes, les jeunes qui s’interpellaient, fiers de leurs succès, avons salué des miliciens qui allumaient des cigarettes à d’anciens détenus, des policiers qui avaient échangé leur tenue saumâtre pour une autre plus ragoûtante, avec un bandeau rouge et blanc dans les cheveux sur lesquels ils avaient inscrits e viva la révoluchion.

Nous avons vu tout cela avec une certaine forme de plaisir et surtout un immense soulagement alimenté par un espoir naissant, celui de songer que peut-être, nos amis disparus reviendront un jour.

Une petite fille avec un tee-shirt rouge m’a pris par la main en me disant gauchement qu’elle voulait me montrer sa peluche et m’a amené vers un autre poste de télévision avant de rire affectueusement aux côtés de celle qui ensuite s’est présentée comme sa grand-mère en voyant notre ami le Yéti anarchiste s’égosiller face à une foule hilare en gesticulant et aboyant des mots insensés en dialecte serbo-portugais-patchoune qui je le savais car j’en avais l’habitude voulais dire « que la révolution revienne au peuple, qu’elle ne le quitte plus, qu’elle s’y accroche et que nul n’essaie plus jamais de s’en emparer car elle est à lui au-delà des vérités et des non-dits, des idéologies et des religions, que nous abattrons ensemble, que cette liberté nous la cultivions et l’arrachions des larmes de sable et de poussière… nous devons surveiller les despotes enfuis et leurs sbires demeurés ici au pays, nous devons constamment examiner et rechercher, cultiver et noter, rien ne doit nous échapper, nous sommes sur cette terrasse et y resterons, nous avons investi ce palais mais ne le rendrons plus, ce que nous avons pris nous ne le rendrons jamais, nous avons soif de liberté et faim de droits … ensemble nous sommes forts, nous resterons ici à tout jamais ».

J’ai souri et l’autruche volante, flottante et trébuchante en a fait de même, je ne suis pas sûr qu’elle ait compris mais elle voulait certainement signifier son plaisir d’être à mes côtés et de voir nos amis alterner sur les écrans ou les scènes. Mais tous deux nous conservons cette once de tristesse qui je crois nous marquera à jamais…

Je m’interromps.

Excusez-moi.

Je vais arrêter cette chronique.

Mais je ne résiste pas à cette tentation. Je ne peux pas résister.

Je viens de voir le spectacle le plus joyeux de toute ma vie.

Sur un char.

Sur un char ou un camion.

Il y a une femme qui agite ses bras.

Qui saute du camion ou du char.

Qui court vers nous.

Je la distingue à peine.

Mais son regard m’enveloppe déjà.

Je sais déjà mais je n’ose pas croire pourtant sa silhouette est celle de mes rêves et prières, Maria, ma Maria, la seule et unique Maria, celle dont le destin m’a hanté ces dernières semaines, celle que j’aime plus que tout, qui se précipite vers moi les larmes aux yeux, et moi aussi, je fais de même, nous sommes si proche l’un de l’autre, si heureux, nous venons de fouler le seuil du bonheur, je dois m’arrêter, ne m’en veuillez pas, je l’aime, et visiblement, peut-être, pourquoi pas, elle aussi…

A toutes et à tous : Vive la Révolution!

§961

D’un irrépressible sentiment de solitude 


D’un irrépressible sentiment de solitude

Je n’ai plus d’appétit.

Je suis las.

Je contemple mes amis qui partagent la solitude glacée de cette cellule d’isolement, loin de tous, loin de tout, l’espoir s’est éteint, nous sombrons dans un intense désespoir, il ne reste plus grand chose si ce n’est la lassitude des terres glacées, même si nous sommes dans lieu brûlant sous un soleil ardent.

Le Yéti anarchiste s’est blessé la main en frappant contre la porte et les murs et depuis s’est enfoncé dans son monde de montagnes et hauteurs oubliées.

La machine à gaz rondouillarde à tendance politicienne ne dit mot.

L’autruche volante, flottante et trébuchante récite l’alphabet, sans fin et dans le désordre.

Il nous arrive de pleurer.

Nous ne parlons plus.

Le sort de nos amis nous torture.

Nous avons perdu le sens des réalités, du temps, de l’espace et même de nous-mêmes.

Nous ne savons plus qui nous sommes.

Nous sombrons dans la folie.

Je n’ai plus d’envie, même plus celle d’écrire.

Je suis à bout.

J’essaie en vain de ne plus penser aux pingouins à lunettes roses, à l’extincteur fort sage et à Maria dont la destinée probable me glace le sang.

Que demain vienne avec ses songes, ses ombres et sa mort.

Pardonnez-moi ces paroles sombres. Je suis un autre.

A demain, peut-être
§533