Des chemins divergents, de l’ermite dans le désert, de la révolution dans les montagnes, de la villa dans la campagne, et de notre anxiété naissante


Des chemins divergents, de l’ermite dans le désert, de la révolution dans les montagnes, de la villa dans la campagne, et de notre anxiété naissante

Nous étions unis et amis.

Nous étions un groupe compact d’amis, de divers genres, espèces ou natures, inséparables par la force des choses et des circonstances.

Nous avons traversé différents cycles, certains exaltants, d’autres dramatiques, enthousiasmants ou déprimants, la vie est ainsi faite, nous partions d’alpha et nous rendions vers oméga et entre les deux nous glissions le long d’une sinusoïdale biscornue.

Notre groupe était solide mais peut-être moins qu’il ne le paraissait.

L’unité provenait d’un lien qui nous soudait, très fort, l’incompréhension du monde et inversement.

Maintenant, tout a changé. Ce liant était soluble dans l’eau de la révolution.

Les amitiés d’hier disparaissent. Celles de demain ne sont pas encore formées. Tout est sujet à caution et aléa. Plus tard nous dirons peut-être c’était prévisible, inscrit dans notre destin, il ne pouvait pas en être autrement mais pour l’heure ceci n’est pas clairement lisible. Il y a des croisements ou giratoires que nous empruntons les uns après les autres, comme si nous nous rapprochions d’une grande ville, et nous essayons d’aller à droite, gauche ou tout droit en fonction des choix que nous faisons sur le moment, sans avoir la possibilité de réfléchir, sans avoir le luxe de l’approximation, ou de la marche arrière, et ces choix qui s’accumulent, ces lignes de l’ombre que nous traversons les unes après les autres, nous rapprochent ou nous éloignent d’une certaine forme d’évolution, de nos vies je veux dire. Cette direction générale semble être celle de la séparation, je crois pouvoir le dire sans me tromper. Nous étions toujours ensembles mais tel n’est plus le cas.

Je me préoccupe de mon ami grille-pain existentialiste mort au combat, torturé et suspendu à un arbre avant d’être dépecé et brûlé. C’est atroce. Je l’ai ramené avec nous, nous c’était l’autruche volante, flottante et trébuchante et moi-même, errant dans la périphérie d’une agglomération géante sans nom dans un pays de misère et de disette, triste auparavant, gai maintenant, et demain je ne sais pas.

Nous avons retrouvé Maria et celle-ci a sombré dans une forme de tristesse teintée de nostalgie et remords. Elle est toujours aussi belle, son regard est bien entendu aussi profond qu’auparavant et je vous assure que je m’y noie tout aussi souvent, mais il y manque un zeste d’espièglerie et en lieu et place s’y trouve une once de mélancolie qui la transforme en profondeu.

L’autruche ne sait pas, ne comprend pas, ne réalise pas, mais son cerveau en perplexité permanente renvoie des ondes de sourde tristesse. Elle a recommencé à chanter ses chants ineptes et ridicules, prononcer des sonnets ou poèmes indigestes au possible mais il y manque cette folie douce qui parfois leur conférait un cachet surréaliste. Ce matin, au petit-déjeuner, dans la pension où nous logeons au milieu de rescapés des derniers évènements, protégés par une charmante dame et sa fille, une jeune femme enthousiaste et délicieusement cynique portant toujours un vêtement rouge, notre amie autruchienne volante a ainsi dit à peu près ceci « la rivière longe et se prolonge, le chemin se ratatine, les gens se perdent se retrouvent et se perdent, forcément, la forêt se referme, la pluie se forme et s’abat, le soleil est rouge, pas jaune, pas orange, rouge, le pont traverse mais personne ne l’emprunte, tout le monde marche mais personne ne s’arrête pourtant il faudrait mais cela nul ne le sait, et tous se perdent car il y a trop de monde, trop de circonstances, trop de tout, et moi je ne comprends rien, mais je marche aussi, je crois que je ne saurais même plus voler, tant pis ». Maria et moi nous sommes regardés mais n’avons pas commenté, cela n’était pas nécessaire, nous nous comprenons sans avoir besoin de parler.

L’extincteur fort sage n’a pas entendu car il a dorénavant la charge d’un site internet qu’il a établi et qui compile tous les faits révolutionnaires de ces temps-ci et les met en rapport avec ceux des temps précédents. Il y a beaucoup de va et vient dans son bureau car certains ont considéré qu’il y avait là une forme d’anticipation des évènements qui était utile, ou remarquable, ou intéressante. Je ne sais pas. Lui-même ne le sait pas et a avoué que plus il lisait ces phénomènes et plus il était évident que la volatilité de telles situations les rendait très difficilement lisibles et que ceci était inversement proportionnelle au nombre de penseurs et sages de toutes sortes qui prétendent avoir tout compris. « Ce qui est évident » a-t-il dit en dévorant un plateau en inox « c’est que tout peut basculer à tout moment dans un sens comme dans un autre, que nous vivrons des extrêmes de bonheur et malheur mais plus beaucoup de situations neutres, que nous serons souvent très heureux et souvent très malheureux et qu’entre-temps nos oreilles résonneront de façon insupportable en entendant les cris d’une part des gens qui souffrent et d’autre part des gens qui savent. Méfiez-vous de ces derniers, car, par définition, ils ne savent rien ». Puis, très affairé, il est reparti dans son bureau avec ses proches élèves et nous ne l’avons plus vu depuis. Nous le reverrons peut-être ce soir, peut-être demain, peut-être pas.

Les trois pingouins aux lunettes roses amateurs de Piero della Francesca sont partis hier suivant un bonimenteur portant cape rose lui aussi disant qu’il désirait s’exiler dans le désert pendant quarante jours et quarante nuits, comme le Christ, et que ses adeptes et apôtres étaient la bienvenue. Nous avons essayé de les dissuader mais ils n’ont pas écouté, ledit homme saint les ayant prévenus par avance que leurs plus proches amis les trahiraient et tenteraient de les écarter de la voie sainte et la voix sacrée. Comme en plus il a eu l’intelligence de leur parler de Piero, du songe de Constantin et de la possibilité de trouver Arezzo dans le désert, notre degré de conviction a diminué fortement. Avant de partir j’ai juste eu le temps de dire au prophète à la cape rose : « s’il arrive quoi que ce soit à ces pingouins timbrés je t’arracherai les yeux et les ferai bouffer par l’autruche, compris ? » Je ne sais pas s’il a compris mais il s’est touché les paupières avec ses doigts noircis ce qui m’a fait déduire que peut-être tel avait été le cas.

Le Yéti anarchiste est plus impliqué que jamais dans son groupe d’anarchistes opportunistes, contemplatifs et opportunistes et aux dernières nouvelles il aurait l’intention de rejoindre une autre révolution de l’autre côté des montagnes. Il aime les montagnes vous le savez bien. Quant à savoir où ces montagnes sont, je n’en sais rien. Je lui ai d’ailleurs demandé où elles étaient et il m’a simplement affirmé : « l’important n’est pas là. Il faut que la révolution enflamme toutes les villes et pays. Peu importe lesquels. Bientôt elle embrasera le monde du désert puis celui des villes, nul ne sera épargné, pas plus le sud que le nord, l’ouest que l’est, car tous souffrent sous une chape de béton corrompue, d’information contrôlée, d’argent usurpé, et nous ferons exploser tout cela ».

Puis il est parti, avec un groupe d’amis à lui nous disant qu’il reviendrait bientôt, qu’il serait avec nous en pensées, qu’il n’oublierait jamais le regard de Maria.

La machine à gaz rondouillarde à tendance politicienne s’est assagie et domine de mieux en mieux son sujet. Elle apparaît sur les écrans des chaînes de télévision populaires et démocratiques instaurées pour le bien de la révolution, son suivi et épanouissement pour le bonheur des peuples pour les siècles des siècles. Tout à l’heure, par exemple, nous l’avons entendu s’adresser à des syndicalistes et leur dire : « nous vous avons compris, la corruption des classes dirigeantes précédentes avait conduit à une expropriation de fait des richesses de notre pays. Aujourd’hui nous sommes tous remis au travail pour le bien du peuple, avec le peuple, et pour lui, il n’y a plus d’autre alternative. Sur un terrain desséché nous œuvrons à son irrigation et l’émergence de nouvelles cultures et de futures récoltes pour les générations à venir. Que chacun et chacune ait compris que dans de telles circonstances les revendications devaient prendre en compte un réalisme certain et s’inscrire dans la durée nous paraît d’une exceptionnelle sagesse et marque avec le sceau du sacré le choix de nos concitoyens… » Il s’est installé dans la villa de l’ancien secrétaire d’état au sport et à la jeunesse transformé en comité de salut populaire et public pour le bien-être des générations à venir. Il y réside seul puisque nous avons préféré rester dans notre pension de famille. Pour l’aider à remettre en état cette petite bâtisse d’à peine 500 mètre carrés entouré d’un parc d’essences tropicales, il a proposé à des étudiants au chômage d’y travailler chaque matin avant de se rendre à leurs manifestations quotidiennes.

Ne restent donc autour de cette table de laquelle je vous écris ces quelques lignes que nous trois, ainsi que la jeune fille au pull rouge, et nous devisons de chose et autre, conjecturons sur ce qui a été et anticipons ce qui viendra. Il y a beaucoup à dire et peu à commenter. Le temps s’est accéléré et les évènements aussi mais leur lecture et interprétation aussi.

Chacun et chacune choisit son chemin, c’est ce que l’on dit, mais c’est totalement faux, c’est la pression de nombreux facteurs intérieurs et extérieurs qui nous influence et le choix que nous opérons n’est jamais libre.

Nous sommes prisonniers de notre passé, de notre présent, du passé de tous nos contemporains et de leur présent, et tous ensemble nous essayons tant bien que mal de faire un futur qui lui ne nous attend jamais.

Je sirote une tasse de thé. Je n’aimais pas le thé auparavant. Je ne l’aime pas maintenant. Mais, c’est ainsi. Peut-être n’est-ce même plus du thé, allez savoir… peut-être cela n’a-t-il jamais été du thé, après tout qu’elle importance cela peut-il avoir.

Du dehors viennent des cris de joie. Ceci me ravit mais une sourde appréhension enfle dans ma poitrine.

Je crois qu’il en est de même pour Maria.

Je ne sais et ne comprends rien, mais cette anxiété me trouble.

wall20

Chronique – 51


Des conséquences de deux réincarnations, du syndrome de la poupée russe et de la corne d’abondance inversée, de Dumas, des squelettes de baleines, et d’une plage peu accueillante

Que dire?

Les choses ne fonctionnent jamais exactement comme on le souhaiterait.

Les mauvaises nouvelles alternent avec les bonnes et inversement. Les sujets d’anxiété s’incrustent les uns dans les autres de telle manière que lorsque, par chance ou suite à des efforts considérables, peu importe, une situation est surmontée au lieu d’en profiter et de jouir profondément de ce répit, le vivant focalise son attention sur l’angoisse ou le dépit suivant et ne profite que rarement de la parenthèse qui s’est ouverte dans son long combat avec la mort, l’ultime limite. Il y a là une juxtaposition similaire au syndrome de la poupée russe et du mythe de la corne d’abondance avec la toute petite nuance que cette dernière ne déverse pas de l’or mais un océan de perplexité, d’angoisse, de stress, de malignité et d’embarras.

Comme je vous l’ai dit hier, grâce aux efforts de Maria nos chers amis défunts, le grille-pain existentialiste et le réfrigérateur colérique, ont resurgi de leurs cendres et se sont réincarnés respectivement en un radiateur jaune et une machine à gaz ronde et trépidante.

Nos phénix ne se sont guère exprimés jusqu’à présent et nous n’avons pu encore saisir l’ampleur des changements que ceci a suscités et nous ne savons pas, par exemple, si la transmutation ou résurrection s’est accompagnée d’une altération de leur pensée ou caractère. Il est juste de les laisser se reposer mais nous sommes impatients, et ceci est compréhensible, d’appréhender ces différences éventuelles qui débordent assurément du simple changement physique et vont au-delà de la forme, de la voix ou des traits extérieurs.

Nous aurions dû nous réjouir, rire, chanter, danser, trinquer, virevolter tels des derviches tourneurs en phase avec leurs croyance et créateur.

Loin de là ! Absolument pas.

Nous nous sommes retrouvés assis dans notre cabine et nous sommes interrogés sur quantités de questions triviales ou substantielles, ce qui nous a plongés dans une atmosphère grise et humide, un brouillard mental ne nous permettant pas de balayer tout cela d’un revers de la main et nous dire que la vie était belle.

Les choses se sont ensuite dégradées lorsque le capitaine, un homme pourtant charmant et qui l’avant-veille nous avait guidé dans les entrailles de son navire et nous avait présenté les magnifiques objets qu’il amenait de par le monde pour des raisons de pure philanthropie, s’est enquis de manière fort sèche des circonstances ayant conduit à l’explosion du grille-pain et l’implosion du réfrigérateur. Il s’est en effet inquiété des cris des trois pingouins amateurs de Piero della Francesca et des chants insupportables de l’autruche volante, flottante et trébuchante et nous a demandé pour quelles raisons nous avions introduit de manière clandestine un radiateur et une machine à gaz sur un navire dérivant dans des eaux non point troubles mais tropicales.

J’ai essayé de le rassurer et lui ai expliqué les tenants et aboutissants de la métempsycose de nos deux amis mais cela n’a fait que le plonger d’abord dans un océan de béatitude puis dans une colère sombre. Après coup j’ai réalisé que la béatitude devait avoir été provoquée par sa plongée non pas dans le regard de Maria mais son décolleté qui pourtant demeure toujours très prude. La colère sombre était me semble-t-il directement liée à ce qu’il a nommé en passant ma folie douce. Il nous a donc enjoint sans une forme d’ambiguïté de quitter le navire à la première occasion, c’est-à-dire immédiatement, tout en précisant de manière fort amicale que Maria demeurait la bienvenue.

Il a ajouté que ces explosions et bruits inqualifiables le conduisait à nous identifier à des trafiquants de bas étage et qu’il souhaitait rester en dehors de tout cela lui qui œuvrait pour le bien commun, la félicité publique, le bonheur universel et la joie illustre des humains de toute condition et situation.

Nous avons fait corps et avons décidé de quitter ensemble, tels des personnages de Dumas, le navire lorsque les circonstances le permettraient. Le Yéti anarchiste s’est cependant senti obligé de ricaner et dire sur un ton parfaitement méprisant qu’au vu des contours des machines agricoles, des engrais, des armes de chasse et des autres objets truffant le navire, si trafic il y avait il devait être d’une autre origine que la nôtre et de niveau infiniment supérieur à celui qu’il avait eu la bonté d’évoquer auparavant.

La situation s’est envenimée et le capitaine a quitté la cabine sur le champ et ses hommes de camp, de main, de pied et de choix nous ont propulsés hors du navire à 100 mètres d’une plage grise sinistre avec squelettes de baleines et troncs pourris comme horizons et champs mélodieux.

Nous avons éprouvé les pires difficultés du monde à nager jusqu’à ladite côte, imaginez l’atroce douleur qui a été celle du Yéti, de l’autruche et de moi-même après avoir trainé un radiateur, une machine à gaz et un extincteur hors de cette eau qui avait perdu sa couleur émeraude depuis longtemps, probablement nettoyée par quelque autre philanthrope de haut étage titillé par l’appât du gain et des couleurs.

Les trois pingouins nous ont précédé sur l’île et se sont installés au milieu du squelette de baleine le plus proche qu’ils ont décrété être la porte d’entrée du parc d’attraction le plus proche.

Je ne les ai pas contredits étant pour ma part par trop perturbé par la difficulté de la nage en conditions difficiles.

Nous sommes à nouveau assis en rond et avons très froid. Les étoiles se sont levées sur une mer déchainée et la lune nous a vaguement salués mais avec suffisance. Il n’y a plus d’amour à Saint-Pétersbourg a conclu l’autruche a qui nous avons délicatement demandé de s’arrêter là dans sa chanson printanière pour nous laisser le soin de nous endormir ainsi, chichement et froidement.

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