De nouveaux paysages d’apocalypse et des responsabilités qui en découlent telles que déterminées par un grille-pain existentialiste
Paysage étrange ce matin…
Un lever de soleil pourpre et sombre à l’est sur une masse bleutée, presque mauve, avançant vers nous avec ses chapelets de fumée et de cendres, en hautes et minces colonnes noires ; un coucher de soleil à l’ouest, rouge et orangé, comme on les aime lorsque l’arrière-plan est une jolie mer bien sympathique avec vaguelettes rigolotes et sourires au diapason, mais pas lorsque l’avant-plan est une lande déserte et morne avec sa cohorte de fuyards sur un sol, compression de mondes étouffés et ensevelis ; et au-dessus, au zénith, un troisième astre, laiteux celui-ci, qui projette ou essaie de le faire quelques vagues rayons, plus froid que chaud, dans des directions ambigües.
Trois soleils pour un monde qui se meurt, c’est un peu trop, merci, n’en jetez plus la cour est pleine. Nous n’avons plus besoin de cela. Trois astres au prix d’un ce serait pas mal, c’est vrai, si nous n’étions pas en train de geler dans un paradoxe affligeant et déprimant, les chaussures gainées de tissus retrouvé au petit malheur la chance, la démarche lente et fastidieuse après ces journées à ne faire que cela, avancer, avancer, avancer, car derrière le danger est là, toujours menaçant, un incendie géant qui barre l’horizon et lutte contre le vent pour désosser cette terre-ci de tout ce qui se trouve entre est et ouest. Heureusement pour nous les vents vont dans l’autre sens et la terre est humide et boueuse fournissant un bien mauvais conducteur même pour un incendie de cette magnitude.
Mais cet ‘heureusement’ est problématique car marcher dans ces gangues de boue et de putréfaction est presque impossible sauf peut-être pour un pingouin, Bob en l’occurrence, qui dispose de palmes et surtout d’ailes lui permettant lorsque la situation est trop délicate d’avancer de quelques dizaines de mètres et se poser sur un rocher sortant sa tête de granit de l’accumulation de mondes éteints. Mais il ne dit plus rien, mon pingouin, je crois qu’il a compris que bousculer toutes ces créatures qui avançaient en une longue file ininterrompue ne servait à rien et qu’en outre, il était peu probable que d’autres pingouins se promènent déguisés en miséreux, pourquoi le feraient-ils ? Il s’est donc assagi, ne bouscule plus personne, ne crie plus, ne hurle plus, se contente de me suivre ou me précéder, c’est selon, et se recroqueviller dans son silence de bipède outré et décontenancé.
Le grille-pain existentialiste, lui, n’est pas avare de mots. Il commente l’enfer que nous traversons et me harcèle à défaut d’autre récipiendaire de ses interrogations « pourquoi éprouvez-vous tout le temps le besoin de vous surpasser ? Les choses pourraient être simples mais vous vous épuisez à les rendre complexes. Ces trois soleils, cela ne rime à rien, absolument à rien, pourtant il faut les mettre là car un ne suffisait pas. Vous n’aviez pas assez d’énergie disiez-vous donc il fallait bien faire quelque chose pour contrebalancer le manque d’énergie et matières premières disponibles. Oui, mais, pourquoi ne pas avoir épuisé toutes les hypothèses ? Pourquoi ne pas avoir envisagez tous les scénarios ? Pourquoi avoir systématiquement écarté toutes celles et tous ceux qui ne pensaient pas comme vous en les inondant de ‘politiquement correct’, de la ‘nécessité de la croissance pour les générations à venir’ et des ‘vertus de la démocratie’ ? C’est facile de parler ainsi lorsque l’on a la mainmise sur les médias, que l’on peut tout dire et faire en s’appuyant sur des outils et mécanismes entièrement en vos mains. Et puis, ces pauvres générations à venir, c’est gentil de parler pour eux, vraiment, bravo, merci, sympathique au demeurant, peut-être pensiez-vous à vos rejetons bien fortunés dans vos jolies sociétés philanthropiques jetant des miettes aux misérables, miettes qui soit dit en passant ne vous appartenaient même pas, et riant avec cette bonhommie qui faisait de vous des formidables et des puissants, oui mais voilà, les générations à venir elles s’engluent dans des compressions de monde décomposés, des amoncellements de cadavres, des incendies partout, des bombes et centrales qui explosent, et même s’il vous reste des îles aux Seychelles profitez en car bientôt elles auront disparues sous les flots et à ce moment-là que ferez-vous ? »
Au début, j’ai répondu à ces propos en soupirant, haussant les épaules mais pas trop car le grille-pain rappelez-vous est posé sur mon épaule droite, et balbutiant quelques mots du style « d’accord ou pas d’accord, le problème n’est pas là, je ne fais pas partie de ces gens-là, les lecteurs de ma chronique, s’il en reste, savent que je ne soutiens pas tout cela, je ne suis pas un aimable philanthrope, je n’ai pas des tonnes d’or, des monticules de fonds, de l’arrogance en réserve de ma suffisance, certainement pas. Alors, pourquoi m’accuser de cela, pourquoi me mettre dans le même pot que ces ‘vous’ dont tu parles en permanence ? Je suis étranger à cela et pour l’heure je ne me promène pas en jet privé dans ce qui reste entier et propret, merci bien. »
Mais, ce cher et brave grille-pain ressuscité d’entre les morts ne m’a pas laissé tranquille et a continué à me harceler en disant que nous étions tous responsables, que le silence valait assentiment, que se taire était pire que crier, que marcher dans ces mondes déliquescents pour fuir des incendies qui avançaient était pénible mais que cela ne justifiait et n’exonérait rien.
« L’acceptation et la résignation sont les pires des syndromes » a-t-il ajouté. « Elles sont les manifestes de l’indifférence et de la bêtise ».
Je lui ai alors demandé ce qu’il fallait que je fasse, ce que je pouvais faire dans l’état où je… où nous nous trouvons, englués jusqu’aux mollets dans une mélasse sombre de consistance heureusement inconnue, recherchant des amis disparus, éclairés de soleils ridicules et triples, poursuivis par des incendies qui zèbrent le levant et nous dirigeant vers un futur inconnu.
Mais à cela il a simplement répondu que chacun devait prendre ses responsabilités. Puis il s’est tu et a repris sa lecture de romans qu’il a en mémoire, des textes de Kafka, Virgile, McCarthy, Auster, Huxley, Atwood et tant d’autres, en extraits bien choisis, pour mes oreilles qui n’entendent plus, pour autant qu’elles n’aient jamais entendues.
Mes yeux voient encore et scrutent l’horizon pour déterminer la direction approximative où mes pas devraient nous diriger.
Je distingue une plage, une mer ou un lac sombre ou noir, sur la droite et la lande qui s’achève en falaise sur la gauche.
Je crains que nous ne soyons pris au piège.