D’un étrange pays, d’un profond accablement, de Bosch, de Bruegel et des traces dérisoires de vies évanouies


Chronique – 56

D’un étrange pays, d’un profond accablement, de Bosch, de Bruegel et des traces dérisoires de vies évanouies 

Je dois avouer que le pays que nous traversons est bien étrange. S’agit-il d’un pays d’ailleurs ?

Depuis hier nous avançons sur un territoire qui semble avoir été abandonné par ses habitants, vidé de ses vivants, tout entier recouvert de poussière et des relents d’odeur fétide et nauséabonde que nous préférons ne pas essayer d’identifier, des débris partout, des restes de quelque combat ou agression ou manifestation ou fuite désorganisée, les murs sont écroulés, des objets dérisoires renversés ou abandonnés, allez savoir, jonchent le sol dans des positions que dans d’autres circonstances on pourrait trouver amusante ou ridicules mais qui en l’état sont pathétiques et sinistres, laissant plus sous-entendre que bien des tableaux de Bosch ou Bruegel, il y a un sentiment de désastre non évité, de chute ou d’accident, d’un mauvais tour de destin, à l’encontre d’une population infortunée, d’un groupement d’humains, de vivants, de joyeux représentants de notre espèce à nous, Maria et moi, qui ont été pris à un moment ou un autre dans des tourments qu’ils n’ont visiblement pas eu le temps d’analyser ou même de fuir.

Il n’y pas de trace de leur présence, ils sont absents, ils ont quitté les lieux, mais ceci ne ressemble pas à une fuite organisée ou un déplacement pacifique, il y a ces mémoires étranges qui parsèment le sol, les arbustes que l’on trouve dans les pays arides, les rochers et les bords de la route que nous longeons, il y a ce morceau de chiffon qui a peut-être été foulard, mouchoir ou essuie-main, qu’un humain utilisait pour nettoyer son visage, embellir son cou ou essuyer une écuelle, et qui n’est plus qu’un tissus sans vie, d’un mélange de fibres et des nœuds, de terre, de sueur, de larmes et de sang, il y a ce peigne qui a probablement lissé les cheveux d’une petite fille ou d’un garçonnet au sourire enjoué et parfumé de joie et d’optimisme mais qui maintenant n’est plus qu’un morceau de corne à moitié détruit et laissé au milieu d’un fatras comprenant un bout de chaise, une règle d’écolier, une manche de chemisier à carreau rouge et probablement ocre, une casquette jaune et blanche sur laquelle les lettres S et T sont encore visibles les autres ayant disparues, et une fourchette dont une dent seulement demeure, il y a cette chose presque ronde et généralement informe qui a peut-être été un ballon créé à partir de couches de tissus enroulée à la hâte ou une éponge asséchée laissée sur une gazière séparée de ses tuyaux et socle couchée sur le côté tel un gladiateur que l’on aurait assommé dans une arène depuis longtemps abandonnée, et tant d’autres choses, qui rappellent le vivant, l’humain, son rire, sa banalité, son ordinaire, ses cris, ses larmes, ses joies, ses efforts dérisoires et ses jeux.

Nous sommes silencieux, nous arpentons une terre oubliée, vidée de ses habitants, délaissée de son contenu, une coquille vide et désabusée, poussiéreuse, n’abritant même pas de voraces charognards, des hyènes traîtres, des rats résilients, des insectes fouineurs, non, c’était avant, il y a longtemps, nous traversons des ruines, mais des ruines sans saveur, sans élégance, sans attrait, des restes de vie qui nous effraient et nous acculent, nous bouleversent et nous laissent sans voix, sans réaction, sans émotion, sans sentiment clairement déterminés.

Le Yéti anarchiste qui d’habitude rit de tout marche le dos voûté et grommelle sans cesse des mots qui s’achèvent dans sa bouche à mi-parcours, des phrases avec sujets et verbes mais sans complément, ou des verbes sans rien d’autre, ou des interjections ou rien. Il est hébété la plupart du temps, sans éclair rieur dans les yeux, une ombre d’accablement sur une silhouette léthargique et épuisée.

L’extincteur fort sage qui est par essence et définition l’image de l’assistance et du secours, le Saint-Bernard des objets de notre quotidien, a cessé de commenter quoi que ce soit, ne se précipite pas avec son tuyau qui lui sert de propulseur pour éteindre quelque feu que ce soit car nous sommes arrivés bien trop tard, les vivants sont absents, même les sac à puces, ces braves bêtes rieuses et sales qui suivent tous les promeneurs du monde dans leur voyage ne sont pas là pour manifester leur présence.

La machine à gaz politicienne sur les bords n’essaie plus de convaincre qui que ce soit de quoi que ce soit, elle ne commence plus ses phrases lassantes par un fracassant « je vous ai compris » car d’évidence elle ne comprend rien.

Les trois pingouins amateurs de Piero Della Francesca qui d’habitude se précipitent sur tout objet qui les intéresse pour se l’approprier et s’en attitrer la jouissance exclusive au titre de je ne sais quel droit ou pratique ancienne, ne font qu’errer avec une attitude vaguement nonchalante en laissant traîner des bâtons démantibulés trouvés aux abords du chemin.

L’autruche volante, flottante et trébuchante ne chante plus, ne parle plus, ne scande plus, et se contente simplement de répéter en murmures quasiment inaudibles le mot « pourquoi » par intervalles réguliers de 4 ou 5 minutes avant de se murer dans une attitude de contemplation face à chaque esquisse de jouet d’enfant qu’elle croise.

Le radiateur jaune artiste multiforme ne prend plus de photos, ne dessine plus rien, ne trace aucun signe sur le sol, n’écrit aucun texte, se contentant d’avancer en traînant le fil électrique qui lui sert de radar derrière lui avec une sorte de résignation débilitante en plissant ses rainures avec des soupirs semblant des essoufflements de marathoniens.

J’ai coupé les cheveux de Maria hier soir, l’ai badigeonnée d’une sorte de teinture sombre et brune, lui ai passée mon pull-over large avec slogan totalement indicible appelant à la paix et à l’amour, pour lui donner un air si ce n’est masculin à tout le moins asexué car le danger est autour de nous. Elle marche à mes côtés en me donnant la main et ne dit mot, observant chaque objet, examinant chacune de ses coutures pour y déterminer en songe qu’elle ne souhaite pas partager quelle histoire se cache dans ses coutures et laisse parfois échapper un soupir, sans savoir s’il est de souffrance, de tristesse, de dépit ou de colère, un soupir qui provient du tréfonds de son corps et de son âme, un accablement définitif et un regret que je partage d’avoir été un jour humain ou peut-être de ne pas avoir réagi quand il fallait, quand on pouvait, quand c’était possible, non pas pour ces absents-ci mais pour ces absents-là, ceux-là et celles-ci qui nous côtoyaient de près ou de loin et que nous avons vu souffrir et partir sans réaction.

Notre étrange équipage avance hagard et sans voix, son attirail surréel ayant fait place à une tristesse de tous les temps.

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Fragments d’épopée – 10


La disparition de Eux et Nostra

 

Le pays de Naos n’existait plus

Celui de Babel avait été détruit par le peuple de Naos

Celui de Naos l’avait été par les chevelus

Celui des chevelus n’avait jamais vraiment existé

Les enfants de Babel et de Naos vengèrent leurs pères et mères et assassinèrent les uns après les autres tous les chevelus qui demeuraient et usèrent de la même fureur et du même aveuglement que ceux déployés par es parents de leurs victimes

Le sang ne cessa de couler et la misère de se répandre

Les autres peuplades des contrées oubliées en profitèrent pour se rebeller à leur tour et s’aventurer dans le pays de Naos et y semer d’avantage de chaos encore

Dans un pays qui comptait près de sept cent trois territoires et autant de royaumes ou pays

Et Eus et Nostra ayant atteint un âge plus que respectable pour des géants qui d’habitude ne vivaient guère au-delà de quatre-vingt ans

Se désolaient du malheur frappant ceux qui avaient osé défier les Eléments et leurs alliés qui s’appelaient dieux, déesses, prophètes, saints, idoles, justes, héros, bienheureux, élus, augures ou croyants

Pleuraient la mort et la douleur, l’infamie et l’horreur des guerres qui ne semblaient jamais devoir finir

Et se demandaient s’il y avait un moyen de contrer les desseins de ces derniers

Ils s’isolèrent durant quinze ans dans une ville que l’on appelait Nessoriya

Et lorsqu’ils sentirent que la mort s’approchait d’eux

Conclurent que lutter contre les Eléments et leurs alliés

Ne conduisaient qu’à l’horreur de guerre sans fin

Et que se soumettre impliquait des horreurs et malheurs supplémentaires

Que les Eléments et leurs alliés souhaitaient nommer et compter

Pour affronter le Principe qui avant de sombrer dans la Grande Torpeur avait déclenché le Glissement à Rebours

Et le renverser puis le remplacer

Ils s’attristèrent du comportement des enfants de Babel et de ceux de Naos qui se comportaient dans le combat comme les enfants des Eléments et de leurs alliés et conclurent que le combat était voué à l’échec

Que la soumission l’était aussi

Que le malheur était le seul fait des vivants

Et que pour se soustraire aux méfaits des Eléments et leurs alliés

Il suffisait de se laisser aller dans le grand oubli

Dans la perte des sens et de la vie

Car les morts perdent leurs noms
Et ne peuvent plus compter pour ceux qui cherchent à inscrire comme vérité suprême leur domination sur les vivants et toute chose ou être nés de leur propre volition

Eus et Nostra cessèrent de s’alimenter

Se tinrent allongés la main dans la main

Face à l’océan qu’ils aimaient

Et partirent au bout de quelques jours au couchant d’un soleil qui brulait les ors du ciel mais qu’ils ne voyaient plus

Entourés de ceux qui subsistaient des géants de Babel et du peuple de Naos

Les enfants de Babel et de Naos, ceux des chevelus et des autres, pleurèrent le départ volontaire des seuls êtres n’ayant jamais voulu leur guider leur conduite

Et conclurent eux aussi que leur acte était juste et sage

Et les suivirent dans leur geste

Et les rejoignirent en quelques jours seulement

Laissant des Eléments régner sur des contrées sauvages et sans vivants

Sur un monde de chaos et ruines

Fumantes pour certaines encore

Pierre et métal fondus et entremêlés

Boue et sang mélangés et répandus en longs fleuves sombres

Sans ombre de quelque vivant que ce soit

Sans témoin des conflits passés

Rébellions vaincues mais finalement vainqueurs

Puisque si les vivants avaient disparu

Les Eléments et leurs alliés furent forcés d’en faire de même

Et le silence plus atone que la mort s’installa sur une terre dorénavant stérile

Marquant la victoire de vivants sur des Eléments et leurs alliés

Tandis que le Principe s’ébroua vaguement dans sa grande Torpeur

Soulagé de constater que quelque part, enfin, l’anarchie et le chaos semblaient devoir se combler et disparaitre

Et que le grand Glissement à Rebours était bel et bien engagé