Pour celles et ceux qui souhaitent reprendre la lecture des aventures du grille-pain existentialiste et de ses amis…


erranceUn grille-pain existentialiste, une autruche volante et trébuchante, un narrateur perplexe, une femme dans le regard de laquelle il se perd constamment, une autre femme, ou peut-être la même, aux manteaux ou cheveux rouges, une machine rondouillarde politicienne, des pingouins aux lunettes roses admirateurs de Piero della Francesca en quête de la Chapelle d’Arezzo pour proclamer son indépendance et beaucoup d’autres personnages encore, errent dans un monde inconnu entre des temples bouddhistes d’un pseudo Copenhague, des chalets alpins d’une possible Bangkok ou d’une improbable Mer d’Autriche liquéfiée.

Commencez ou reprenez la lecture ici: Une errance improbable

D’un entretien qui ne se déroule pas exactement comme on s’y attendait…


D’un entretien qui ne se déroule pas exactement comme on s’y attendait…

 

Les trois humains se trouvent dans une pièce quadrilatère blanche meublée d’une table carrée et de chaises, blanches elles aussi, il n’y a rien d’autre, la lumière est diffusée de manière indirecte par la phosphorescence des murs et des objets.

 

Une femme est assise en face d’eux et leur précise qu’elle ne dispose que de quelques minutes tout au plus pour les entendre. Elle leur rappelle que toutes les propositions faites doivent répondre aux critères définis dans une circulaire de type xwc/4 mais dans ses versions impaires seulement. Elle ajoute que la compagnie dont elle est l’une des dirigeantes subalternes de catégorie trois est prête à envisager toutes les formes de coopération imaginable pour autant qu’une relation inversement proportionnelle puisse être établie entre les gains potentiels et les frais envisagés. Des développements novateurs sont possibles tels que jeux à haute valeur ajoutée et forte impression médiatique, conflits localisés en milieux densément urbanisés ou large distribution de produits porteurs et diversifiés parmi les éléments les plus jeunes de la société.

 

Elle se tait. Le silence s’installe. Elle ne les regarde pas.

 

Ses yeux fixent un écran placé très exactement devant elle, ce qui empêche les trois humains de distinguer son visage avec précision. Des listes chiffrées, des références de matériels divers, des cartes géographiques coloriées se succèdent tandis que le silence se diffuse.

 

Maria au regard naturellement fort perçant est circonspecte, plus que perplexe. Elle se racle la gorge puis demande avec une timidité qui ne lui est pas habituelle plus de précisions sur le potentiel de croissance qu’elle discerne et sur la contribution envisagée de la part du groupe qu’elle représente.

 

La dirigeante subalterne ne détourne pas son regard de l’écran et précise d’une voix monotone et d’un ton saccadé: conflits internes de toute catégorie, guerres civiles à fort potentiel de dégénérescence, conflits larvés entre deux ou plusieurs nations pour autant que la possibilité de transformation en conflit ouvert est tangible, conflits ouverts mais croissants en intensité, conflits régionaux avec implications externes fortes sans recours à des moyens de règlements pacifiques des différends.

 

Maria ne sait que dire, ni que proposer. Le silence devient intense et gênant.

 

La dirigeante subalterne lève son regard vers elle et lui demande ce qu’il en est, elle rappelle ne pas avoir beaucoup de temps à leur consacrer et que des conglomérats chimiques, sidérurgiques, pétroliers, agroalimentaires, miniers ou autres sont légions et attendent parfois des mois avant d’obtenir un entretien de cette nature et que lorsque celui-ci est enfin organisé elles font preuve d’innovation dans la gestion des dérivés conflictuels de toutes natures.

 

La jeune fille au manteau rouge prend la parole, elle parle des populations locales du pays d’où elle provient, elle souligne leur labeur et les soubresauts calamiteux dont ils ont été les témoins, sujets et victimes au cours des dernières décennies et indique qu’il est plus que temps que les soutiens extérieurs aillent non plus là où les ressources se trouvent et la puissance se cache mais dans les projets durables, les infrastructures pouvant assurer un niveau de vie suffisant à la majorité de ses concitoyens, des hôpitaux, des écoles, des marchés, des routes, des gares, des entrepôts, des hospices et tout autre équipement permettant de soutenir ensuite la production de biens et d’équipements et l’enrichissement de la société dans son ensemble.

 

La responsable subalterne hausse les épaules et demande de quel pays il s’agit, puis se reprenant avec une forme d’impatience légèrement retenue, rappelle que ce qui compte c’est l’épanouissement des désirs et plaisirs humains, que toute vie se terminant au même endroit, dans un vide absolue et sans fin, le chemin y conduisant devait être aménagé pour satisfaire aux souhaits des gouvernants des premières catégories, que l’humain ne cherchait jamais autre chose que le plaisir ou la survie par peur de la mort et que si l’on ne pouvait lui donner l’un ou l’autre, le dernier suffisait et qu’il serait hypocrite de laisser la souffrance se perpétuer lorsque la possibilité existait d’assurer à chacune et chacun un plaisir même éphémère, que l’essentiel était d’assurer une telle ivresse passagère à tous, chacun selon ses capacités, une heure, une journée, un mois, une année ou une vie, que la durée n’avait en fait qu’un importance limitée dans la mesure où au bout du compte toutes et tous finiraient par se décomposer en compost salvateur pour la gente végétale, et que si ces explications étaient jugées utiles il serait opportun de décrire (i) le pays en question, (ii) les ressources disponibles, (iii) la propension des autochtones à sombrer dans la violence, les revendications sociales ou similaires, la capacité de résistance et le niveau d’obéissance aux ordres des élites (iv) la composition ethnique de la société, (v) la nature des conglomérats industrio-humanitaires présents, (v) le degré d’épanouissement, corruptibilité, et éducation des élites, (v) les ressources présentement distribuées auxdites élites et la marge de progression disponible en rapport avec la proportion des sommes détournées mises à la disposition des individus de catégories dix ou supérieure.

 

Le silence reprend, s’étend, se prolonge et se propage.

 

Elle regarde à nouveau son écran.

 

La jeune fille est choquée mais ne dit plus rien. Maria au regard habituellement si intense se terre dans une apathie atypique.

 

L’homme hagard se lève, arrange les différents objets hétéroclites dans sa charrette que pour une raison ou une autre il continue de tirer derrière lui et annonce à la responsable subalterne que l’entretien était terminée, qu’ils étaient désolés d’avoir abusé de son temps, que le pays d’où ils provenaient se trouvaient dans les profondeurs de la Mer d’Autriche et que la ressource principale disponible était une eau vaguement salée et inexploitable, que la population locale était composée en majorité de poissons et crustacés et que les rares humains qui s’y aventuraient appartenaient à la race des pêcheurs étrangers, qu’en conséquence de quoi même s’il était envisageable de corrompre les oursins ceci ne pouvait qu’être un projet à long terme peu conciliable avec les intérêts de l’entreprise dont il s’agissait.

 

Le silence s’établit à nouveau, cristallin et léger.

 

La femme consulte son écran puis se lève, les salue brièvement, et ferme la porte derrière elle.

 

Ils se retrouvent seuls. Il n’y a plus d’autre son que celui de leur respiration.

 

Les regards des uns et des autres sont rougis par la honte, la peur, l’épuisement mais ceci ne laisse pas de trace autre que morale et intérieure.

 

Les objets autour d’eux sont blancs, immaculés, purs, l’image de la perfection dans un monde sans aspérité aucune.

§533

D’un parallépipède blanc, d’unités de production et des couloirs sans fin…


D’un parallépipède blanc, d’unités de production et des couloirs sans fin…

 

Les trois humains se trouvent face à un immense parallélépipède blanc de 1789 mètres de long sur 1792 de large avec une hauteur approximative de 89 mètres.

 

La structure brille intensément, reflétant les rayons du soleil réverbérés par les tuiles de céramique la recouvrant. Il n’y a pas de fenêtre, pas d’aspérité, pas de détail extérieur si ce n’est au centre de la façade leur faisant face une porte double de la taille habituelle c’est-à-dire totalement inadaptée à un bâtiment de cette nature et taille.

 

Il n’y a qu’une seule indication écrite en caractères noirs sur fond blanc sur une plaque de format A4 – paysage fixée aux deux-tiers de la hauteur de la porte : Périmètre productif automatisé du Conglomérat industrio-militaire Jacobson, Miller et Fred II. Interdiction d’entrer. Ne pas sonner.

 

Les trois humains regardent la façade luisant au soleil, notent qu’aucun passage, route ou chemin ne permet de contourner ce volume impressionnant et entendent les vociférations du parvis des religions derrière eux. Ils craignent que tôt ou tard les empoignades qui la caractérisaient ne débordent sur le parking, ou équivalent, un énorme carré noir sans voiture ou camion mais avec lignes jaunes et blanches caractéristiques d’un tel lieu.

 

Ils sonnent et, en l’absence de toute réponse, ouvre la porte qui saisit cette occasion pour ne pas grincer et obtempérer sans autre forme de procès ou louange. A l’intérieur, pas de réception ni d’accueil, pas d’individus violents, insolents ou menaçants pour leur enjoindre de faire demi-tour, personne, des couloirs blancs et brillants, une lumière ne provenant d’aucun plafonnier ou éclairage mural mais d’un sol quasiment transparent émettant une lueur mate, pas de signes aux murs, pas de bruit si ce n’est un vague ronronnement qui pourrait être celui d’un climatiseur, pas de musique mièvre façon salle d’attente d’un cabinet musical pro-zen.

 

Ils n’ont d’autre choix que d’avancer dans le couloir leur faisant face. L’homme d’évidence compte ses pas mais en catalan pour une raison qui n’est intelligible que par lui. Il tient de manière quasiment enfantine la machinerie posée sur son épaule droite avec son index gauche.

 

Les deux femmes marchent comme à leur habitude devant lui.

 

Le couloir fait à peine trois mètres de large et de haut mais ne semble jamais s’interrompre vers l’avant. Ils marchent et de temps à autres se trouvent dans une pièce de superficie double dans lequel vient se greffer un couloir perpendiculaire de même taille, complexion, forme et nature.

 

Maria dont le regard est à nouveau intense et profond explique à l’attention de la jeune femme au manteau rouge qu’ils prendront chaque fois le couloir de droite puisque ceci constitue la meilleure manière de sortir d’un labyrinthe. Ils procèdent de cette façon. Les couloirs s’ouvrent les uns après les autres, toujours de même longueur s’ouvrant sur des pièces un peu plus larges traversées par d’autres couloirs perpendiculaires, pas de meuble, pas de panneaux d’affichage, pas d’humain, pas de machine et encore moins d’animaux. Tout est blanc, d’un blanc parfaitement Spielbergien.

 

Finalement, après 1 heure et 23 minutes de marche ininterrompue, les trois humains et leur chargement dérisoire s’arrêtent dans une des petites salles précédemment mentionnées. Nul ne demande à Maria si par le plus grand des hasards elle aurait pu commettre une légère erreur dans son cheminement. Ils s’asseyent et grignotent quelques sablés achetés à l’extérieur, près des chutes et du jeu sidérant.

 

Puis, soudainement, aussi naturellement que la bruine dans un paysage atlantique, une femme vêtue de blanc surgit de nulle part et leur demande de les suivre. Elle se présente comme étant Ann Beatriz Clara. Elle n’attend pas de savoir leurs noms ou raisons de leur présence.

 

Elle marche rapidement puis arrivée à mi-chemin entre une salle et une autre elle s’arrête, fait face à un mur et appuie longuement sa paume droite, ce qui provoque un léger soufflement et l’apparition d’une porte coulissante. Le petit groupe franchit le seuil et se retrouve dans un immense hall, blanc naturellement, en perpétuel mouvement, des murs ou parois blanches bougeant, se frottant l’une contre l’autre, s’élevant ou s’abaissant, et, par moments, des sifflements secs et des objets chromés tombent lourdement sur des socles carrés blanc puis disparaissent dans des sortes de tiroirs longs, vibrants et se mouvant rapidement, des objets qu’ils ne parviennent à identifier, peut-être des armes, peut-être des écrans de télévision ou du matériel informatique, en tout cas des machineries neuves et lustrées, contrastant avec le blanc immatériel ambiant.

 

Tout est quasiment silencieux.

 

Il n’y a, à part eux, aucun individu, aucune forme organique, aucune couleur. Tout bouge perpétuellement mais sans apparente signification. La femme qui les guide leur demande sèchement mais poliment de les suivre ajoutant que le temps leur est compté et que la responsable de catégorie quatre désignée pour interagir avec eux les attends depuis 7 minutes et 44 secondes et ne disposera que de quelques minutes, vingt-trois pour être exact, pour les écouter.

 

Ils marchent le long de la salle qui selon le deuxième panneau qu’ils découvrent maintenant est une unité de production de niveau 7 et accessible aux seules catégories 5 à 8 ou aux non-identifiés invités. Les diagonales, perpendiculaires et parallèles bougent uniformément et les objets chromés apparaissent à intervalles réguliers puis disparaissent tout aussi rapidement.

 

La jeune fille au manteau rouge demande à la guide de quelle production il s’agit et celle-ci répond armes légères mécrobiotiques et servo-contrôleurs mixtes de régulation interne s-7 troisième génération.

 

La marche se fait un peu plus rapide et au bout de la salle, de la même manière que précédemment le groupe franchit un mur pour se retrouver dans un couloir parfaitement similaire aux précédents. Maria demande s’ils sont revenus au point de départ. Ann Béatriz Clara répond qu’il n’en n’est rien. Ils tournent sur la droite le long d’un couloir blanc, tournent à droite une fois puis tout droit et à gauche et franchissent une autre porte dissimulée dans le mur pour se retrouver dans une autre unité de production parfaitement similaire à la précédente mais avec l’ajout d’une lumière ocre diffuse et de tapis roulant blanc sur lesquels des objets cubiques, blancs sur quatre faces et chromés au sommet.

 

Sans attendre leur question la jeune femme leur indique qu’ils se trouvent dans l’unité de production de niveau 127 et que les objets produits sont des surrifleurs à recharge multiples pour usage prolongé en guerre civile larvée ou patente.

 

Après une autre marche de cette nature et des circonvolutions similaires, les trois humains et leur accompagnatrice se trouvent enfin devant une porte transparente cette fois-ci.

 

La jeune femme les invite à pénétrer dans le bureau de la responsable désignée pour les accueillir puis s’efface sans bruit. Les trois humains se regardent l’un l’autre, hésitent, mais finissent par prendre la seule décision possible, celle d’entrer…

§2254

Du conflit des religions dans un monde dénué de sens


Du conflit des religions dans un monde dénué de sens

 

Les trois humains interrompent leur marche.

 

Ils sont parvenus au seuil d’un gigantesque parvis, une place immense, en dalles blanches et noir façon Vermeer éclaboussées de soleil et inondée de perles de pluie projetées par les chutes du Niagara omniprésentes quoique invisibles en cet endroit particulier.

 

Des grappes humaines évoluent telles des colonies de fourmis, défilent avec panneaux à la main, cris en primes, haranguent des foules absentes, se défient les unes les autres par slogans interposés. Des chants impromptus surgissent par intermittences des bouches en cœur et des regards flous contemplant le ciel pour l’heure dégagé, des larmes de bonheur, d’ingénuité, de soumission, ou de contrition imbibant leurs paupières puis se fanent et sont remplacés par d’autres semblables en apparence mais probablement différents pour les connaisseurs, amateurs ou spécialistes.

 

Les trois humains ne sont ni l’un ni l’autre. Ils regardent ces marées humaines qui se rencontrent à peine mais lorsqu’elles le font se chamaillent verbalement avant de se ruer de coups et de s’arracher les vêtements, se mêler les uns avec ou dans les autres et finalement se broyer les membres, se crever les yeux ou s’arracher les membres externes puis jeter le tout vers le ciel en criant ‘rédemption, rédemption, rédemption’. La violence constitue la colonne vertébrale de cette société extrême.

 

Les trois humains essaient de progresser dans leur longue fuite en empruntant la voie la moins visible, la plus étroite, coincée entre quelques rangées d’arbre brûlés, le parvis et le torrent mais la vigueur des assauts des assaillants et assaillis est telle qu’ils doivent à plusieurs reprises s’arrêter, se cacher derrière des troncs salutaires puis reprendre leur course maintenant rapide. Ils ne cherchent pas à savoir ce que cette violence cache. L’homme qui hier est parvenu à extirper ses deux amies des griffes d’individus particulièrement pervers marche en tirant sa charrette dérisoire tout en tenant dans ses bras un bout d’extincteur, prêt à intervenir si les circonstances l’exigent. Son regard a retrouvé un peu de sa profondeur et ses gestes ont l’air un peu moins empruntés et lents qu’il y a peu. Les deux femmes conservent leur allure mais parlent moins ensemble. L’épisode de la veille les a marquées et elles ne souhaitent pas se retrouver en pareille situation. Leur démarche est cependant ferme et droite, ne semblant pas affectée en profondeur par les délires d’un monde sujets aux débordements les plus extrêmes.

 

Ils marchent sans ostentation, par à-coup presque, cherchant du regard les obstacles ou dangers éventuels et d’évidence souhaitent dépasser le parvis aussi rapidement que possible. Cependant, trois enfants habillés de pulls vert et jaune les aperçoivent et courent vers eux. Ils ont peut-être 7 ou 8 ans. Leurs visages sont naïfs et rondouillards, éclaboussés d’un sourire mielleux et brillant, des étoiles lustrant leurs dents blanches. Le panneau que le petit garçon tient fermement dans sa petite main indique : Payez moins, Priez plus, le salut est assuré à moindre coût chez les Parnassiens Sublimes et Divins (PSD – ccp No.33-333-33-333). Une petite fille, la plus jeune des deux, se présente, Marie Divine et Mélancolique, et leur indique que le salut est à leur portée, que les trois dieux majeurs, Jésus Mineur – le Messie renouvelé, Moïse Abraham Junior – le Gentilhomme, et Abdallah Mohammed III – le Retrouvé, ont choisi les Parnassiens Sublimes et Divins entre toutes les confréries et les ont inondés d’argent, bonheur et sexe pour le restant des temps à venir, jusqu’à l’apocalypse selon Saint-Justin. L’autre jeune fille opine du chef et répète certains mots en les psalmodiant : Jésus Mineur, Moïse Abraham Junior, Abdallah Mohammed III, Parnassiens Sublimes et Divins… Le petit garçon sourie humblement et prend la main de la jeune femme au manteau rouge tout en conservant son panneau dérisoire dans sa main droite.

 

Les trois humains les remercie et s’éloigne juste à temps pour ne pas être mêlés à une bagarre à venir entre ce petit groupe d’enfants et un autre de vieillards représentant les Frères et Sœurs des Justes Contrées Célestes qui se précipitent à leur rencontre en hurlant des slogans effrayants, mort à l’enfance, mort à la jeunesse, tuez-les tous car ils représentent la mort à venir, la décadence de l’humanité, les valeurs perdues, la fuite et la peur, mort à l’enfance, mort à la jeunesse. D’autres adultes surgissent, probablement les tuteurs et tutrices des trois jeunes gens et tirent à bout portant utilisant une sorte d’arbalète métallique.

 

Les trois humains se précipitent vers le bout de l’allée que maintenant ils distinguent mais trois jeunes femmes habillées de jupes blanches et transparentes, le torse nu et des fleurs roses dans les cheveux les attendent. Elles ne portent pas de panneaux, ne crient pas, ne disent rien du tout d’ailleurs, se tiennent la main et regardent vers le sol. Lorsque les trois humains les rejoignent, elles se mettent en ligne et leur tendent une feuille de papier blanche sur laquelle est écrit : nous sommes les vierges de talents, nous vouons notre vie au silence des sept dieux et déesses, des douze vierges écartelées, des onze moines éventrés, et des soixante-quatre représentants des castes mineures dévoués corps et âmes à la paix du monde. Remettez-nous votre cœur et votre âme en héritage et nous vous les rendrons au centuple. Confiez-nous votre foi et nous vous la ferons prospérer, 25% par an au minimum, auprès de la cour des comptes et calculs divers et mélodieux, pour les siècles à venir en l’attente de la paix sublime et ultime. Laissez-nous vos corps en dotation et nous utiliserons les bénéfices qu’ils procureront à l’avènement de la paix, du bonheur et de la joie ultime pour nos sept dieux et dieux et déesses, des douze vierges écartelées, des onze moines éventrés, et des soixante-quatre représentants des castes mineures dévoués corps et âmes à la paix du monde.

 

Maria au regard dont l’intensité n’a jamais failli les bouscule et tire derrière elle sa compagne et son compagnon. Elle ressent la présence d’une foule qui grouille et gronde et s’affermit tout en s’assaillant les uns les autres. Les risques sont grands qu’ils ne deviennent à nouveau les proies d’individus sans scrupule. Les trois humains courent et voient dorénavant un parking immense s’ouvrant peu après le dernier arbre et le dernier coin noir et blanc du parvis.

 

Un individu haut et aux cheveux bleus leur barre la route sans le vouloir, il est debout sur une valise blanche posée de travers, porte une toge à la romaine blanche, ses cheveux sont rasés, et un tatouage noir indique que dieu est mort mais les saints de retour, il exulte, saute sur sa pauvre valise qui n’en demande pas tant, et s’exclame de manière brouillonne, confuse et tourbillonnante : chez les Cœurs de Ciel, les dieux ont abandonnés le monde mais les Saints et Prophètes ont survécu au cours des âges ; il en existe dorénavant deux mille cinq cent trois, chaque jour de nouveaux surgissent ; pour la somme de 2345 dollars ou l’équivalent en organes humains ou nuits de sacrifice il est possible de donner son nom et son image à un Saint renouvelé et assagi ; il n’y aura pas d’apocalypse avant la naissance du dix millième Saint ; et la paix est sur la terre et dans les corps à défaut des âmes.

 

Marie se précipite sur lui et de façon peu orthodoxe le bouscule et le fait tomber à terre. Derrière elle, les dizaines de pèlerins d’églises diverses qui les poursuivaient se réjouissent et se jettent sur l’homme à terre et le gifle, le frappent avec des barres de fer ou des bâtons, le griffent, lui crachent dessus tout en revendiquant la primauté de leur église, croyance ou dogme, mais bientôt chacun réalisant être d’une autre chapelle que son voisin, la mêlée devient générale.

 

Restent trois humains essoufflés, soulagés d’avoir enfin dépassé le parvis des soupirs et de pouvoir déambuler presque tranquillement au milieu d’un parking noir d’ébène au pied d’un énorme cube blanc occupant tout l’horizon disponible.

 

Ils s’arrêtent et contemplent la scène, ils sont interdits, épuisés, ahuris…

§2107

D’une descente aux enfers dans une normalité apparente


D’une descente aux enfers dans une normalité apparente

 

Les trois humains se déplacent le long de la rivière, ou peut-être l’ont-ils quitté depuis un moment déjà, ils ne s’en sont pas rendus compte, à vrai dire cela leur est parfaitement égal et le plaisir qu’ils ont éprouvé en découvrant les chutes d’eau est depuis longtemps éteint.

 

Entre temps, ils ont découvert le monde qu’ils croyaient être imbibé, imprégné voire inondé de normalité sous un jour différent, totalement différent. Les humains qui peuplent cet endroit banal s’il en est ne sont pas leurs frères ou sœurs, ou alors eu ne se reconnaissent pas comme leurs frères ou sœurs, il y a un univers entre ce qu’ils voient et ce que eux pensent être.

 

Après les turpitudes de la veille, ils se sont enfoncés plus avant dans ce pays perdu et après avoir dormi à la belle étoile dans un jardin abandonné ils ont longé des kilomètres durant une immense propriété entourée de murs de bétons très haut, peut-être 5 mètres 33, peut-être un peu moins, avant d’aboutir à une entrée où des gardes-chiourmes les ont plaqués contre le sol et leur ont enjoint de se taire, ne plus bouger, écarter les jambes, les bras et enfoncer la tête dans l’herbe. Ils n’ont guère eu le choix et ont obtempéré.

 

Peu après, une série d’humains autoproclamés ‘superviseurs externes’ sont arrivés, ont palpé les corps des deux femmes, ont indiqué à leurs subordonnés qu’elles pouvaient passer puis ont frappé de coup de bottes l’homme qui tenait dans ses mains des objets hétéroclites provenant de la carriole qu’il continue à charrier derrière lui envers et contre tout. Les deux femmes leur ont hurlé d’arrêter cette violence sans fondement mais cela n’a pas servi à grand-chose si ce n’est redoubler les coups.

 

Quatre ou cinq superviseurs se sont ainsi amusés à frapper tant et plus l’humain recroquevillé à terre et sans arme. Les rires ont fusé et un des gardes s’est joint au jeu, a sorti son arme et l’a enfoncée dans la joue droite de l’homme après avoir vidé en partie le barillet.

 

Il a dit ‘5000 dollars s’il meurt sur le coup, 3000 s’il n’est que blessé et rien s’il en réchappe’. Les autres n’ont pas agréé, ont négocié et finalement l’accord s’est fait atour de 3000 dollars pour une mort immédiate, 1500 pour une mort différée mais 500 dollars pour  eux s’il en réchappait. Heureusement, aucune balle n’était engagée dans le barillet lorsque le garde a tiré et l’humain déconfit, les yeux exorbités, l’âme en chamade et le cœur à l’unisson a survécu. Les deux femmes se sont précipitées sur lui, l’ont entouré affectueusement de leurs bras sous les rires de la plupart des superviseurs et gardes, si ce n’est celui qui venait de perdre une somme d’argent.

 

Puis, un homme endimanché, portant beau un costume trop étriqué pour lui avec un sigle doré sur le plastron est intervenu, s’est adressé aux jeunes femmes et leur a prié de le suivre puis désignant l’homme allongé et tremblant comme s’il s’agissait d’une vieille chose, d’une serpillère ou un torchon sale, a précisé qu’il pouvait les suivre à condition de conserver sa place dans l’ordre hiérarchique habituel.

 

Un peu plus tard, au pied d’un escalier menant au parvis d’une grande demeure il a indiqué aux jeunes femmes que l’orgie débuterait un peu plus tard et qu’elles pouvaient en attendant si elles le souhaitaient faire connaissance avec les invités en leur demandant de bien vouloir se contenter d’approcher des visiteurs de catégorie 3 à 9, les deux premières étant réservées, les suivantes hors-jeu.

 

Lorsque Maria et la jeune fille au manteau rouge ont émis le souhait de quitter les lieux, l’homme a haussé les épaules et a précisé qu’elles pouvaient faire ce qu’elles souhaitaient mais qu’après tout quitte à se faire violer autant le faire pour de l’argent au sein d’une communauté d’hommes et femmes de niveau 3 à 9 plutôt que contre violence de la part des individus d’au-delà de la douzième catégorie qui les attendaient au dehors. Les femmes n’ont pas réagi, accablées par les circonstances, la veulerie de cette société, l’absence totale de toute forme de sentiment dans un monde arrogant répondant uniquement à des valeurs primitives de sexe, argent, violence ou pouvoir brutal.

 

A l’intérieur de la demeure, elles ont découvert des pièces majestueuses et pompeuses, meublées de manière parfaitement kitsch, des lustres dorés, des miroirs immenses sur tous les murs encadrés de plaques d’or, de tableaux hyperréalistes figurant des scènes totalement ridicules que l’on trouverait peut-être dans un lupanar de mauvais goût, à côté d’autres toiles représentant des corps déchirés, brutalisés, violentés, torturés par des êtres grands et habillés façon cocktail chez le ou la Ministre. Curieusement , des graphiques et des tableaux bourrés de chiffres étaient intercalés avec courbes et légendes à l’appui décrivant l’état de la fortune de Jim Steyner Jr, le nombre d’ouvriers perdus sur ses chantiers et les bénéfices retirés de la revente de leurs organes, les bénéfices obtenus par la cession permanente ou temporaire de trois de ses épouses et sept de ses maitresses, les frais d’entretien de ses demeures, leur nombre et les catégories de véhicules utilisés, le nombre d’accident provoqués par lui avec victimes à l’appui et ceux subis avec les jours d’hospitalisation, le nombre de jeux télévisés développés par ses sociétés et en corrélation les spectateurs et participants volontaires ou non avec l’évolution du nombre de victimes directes et indirectes, les bonus reversés en bakchichs divers aux membres de sa famille, ses proches, les familiers de ses orgies, ses participations aux différentes guerres virtuelles menées depuis les écrans de ses ordinateurs avec nombre de victimes réelles en pointillés.

 

Toute une société en étalage, avec ses excès et son caractère répulsif.

 

Entre ces étranges tableaux, des humains, hommes, femmes et enfants, déguisés en costumes bien repassés avec sigles sur plastron, des signes brodés de couleur avec chiffre à l’appui dont les deux femmes ont finalement compris qu’il s’agissait du rang social de celui ou celle qui le portait. Des gens souriant, au regard naïf, presque niais, portant le visage haut et parlant sans véritable attente de quelque réaction que ce soit, des monologues répondant à d’autres monologues, chaque mot frappé du sceau de la suffisance, les catégories supérieures parlant en premier et n’écoutant pas les propos presque serviles des catégories inférieures, étant entendu que le supérieur du moment se transformait en inférieur dans la conversation suivante ou vice-versa, les propos marqués par des affirmations sans grand intérêt, essentiellement des assertions se référant (i) à des sommes d’argent, (ii) des propriétés, (iii) des participations à des jeux particuliers, (iv) l’organisation d’orgies diverses, (v) la mise sur pied d’un ou plusieurs trafics originaux, et (vi) les formes de violence ou torture infligées à des victimes choisies au hasard dans les catégories inférieures, et (vii) l’équivalent monétaire de toute une série d’activités entreprises par l’orateur du moment, qu’il s’agisse d’un assassinat à fin thérapeutique ou non, d’un enlèvement pour viol en réunion ou non, pour obtention d’organe, exécution d’une vengeance, imposition d’une pression sociale ou morale ou par amusement, d’une prestation quelconque, un mariage, une relation professionnelle ou  amicale – pour autant que le terme amitié veuille dire quoi que ce soit dans ce monde particulier – l’achat de voix électorales, de votes parlementaires ou de décisions ministérielles.

 

A cet égard, un individu de catégorie 4 a précisé à un autre de catégorie 6 le barème des couts gouvernementaux précisant que ceux-ci étaient à la baisse étant donné la chute probable de celui-ci dans les trois à cinq mois à venir et qu’il en profitait pour acheter des droits sur la prochaine démolition d’un barrage et son remplacement par une usine de déversement de déchets toxiques en milieu quasi-urbain mais de faible catégorie.

 

Les deux femmes sont restées en état quasiment catatonique entourant l’homme affaibli qui protégeait sa dérisoire charrette. Un groupe de trois hommes et deux femmes se sont approchées d’elles et leur ont demandé leur appartenance sociale et leur coût tout en précisant les exercices particuliers auxquels ils comptaient les astreindre. Elles ont répondu qu’elles n’étaient pas intéressées mais ils n’ont pas écouté leur réponse commentant de manière ironique qu’elles étaient ‘hors catégorie’, des ‘sans étiquette’, probablement invitées par leur hôte pour ‘faire office de banquette’.

 

Un des hommes a giflé la jeune fille au manteau rouge, ‘juste pour voir si la trace laissée sur le visage serait de la même couleur que son manteau’. Les deux autres ont jeté à terre Maria pour s’assurer ‘si son regard serait aussi perçant dirigé vers le sol’.

 

C’est probablement à ce moment-là que le point de rupture a été atteint, que tout a chaviré.

 

L’homme épuisé s’est levé, a tiré de son chariot un extincteur et une machine à vapeur rondouillarde et s’est mis à frapper, frapper, frapper, frapper, sans que quiconque ne puisse l’arrêter, en gesticulant de manière mécanique, sans s’affliger de la conséquence de ses coups, sans s’arrêter une seconde.

 

Ceci a duré 4 minutes et 33 secondes.

 

Lorsque le silence s’est fait, les hurlements éteints, les cris perdus, les fuites achevées, ne restaient plus dans la demeure que les deux femmes effrayées mais soulagées, l’homme et ses armes et un autre ayant fait irruption et qui les applaudissait, probablement Jim Steyner Jr., indiquant ne jamais avoir vu un spectacle d’une telle esthétique.

 

Aux murs, les toiles de toutes natures étaient tachetées de fines larmes rouges.

 

Les trois humains ont repris le cours de leur marche.

§747 - Copy

Des slogans politiques et de la normalité abandonnée dans une société peu banale


Des slogans politiques et de la normalité abandonnée dans une société peu banale

 

Les trois humains s’enfuient…

 

Après une longue et lente errance les ayant fait parcourir le monde entier, rencontrer puis survivre tant bien que mal a différentes réalités plus ou moins virtuelles, ils pensaient être sortis de ces parenthèses de temps et lieux, ils envisageaient une réintégration plus ou moins réussie dans le monde des humains, celui de la banalité, de l’habitude, de l’accumulation des secondes, minutes et heures, puis jours et mois, puis années, puis vies et morts, la juxtaposition des soucis, des plaisirs, des petits riens qui font un grand rien puis une belle ou mauvaise vie, allez-savoir, ils y étaient préparés, mais tout a volé en éclats.

 

Cette banalité affligeante qu’ils ont rencontrée et retrouvée sur une promenade surplombant les chutes du Niagara a explosé, en millions de morceaux incongrus et grotesques, dans une imitation ridicule du monde ordinaire et contemporain mais en réalité un basculement, encore un, dans une situation extraordinaire, au sens premier du terme, en un monde où les individus, apparemment humains, se complaisent à commercer la vie, le sexe, leurs corps et leurs âmes, ou ceux des autres, enfants ou vieillards dans la même catégorie, et dieu sait quoi encore, pas de pitié, pas de sentiments, pas de clémence, pas d’altruisme, même à fleur de peau.

 

La situation s’est aggravée rapidement.

 

Longeant la rivière, loin de la foule et des grappes humaines singeant une humanité qui n’existe que de manière puérile et extravagante, ils ont fini par s’asseoir sur un banc pour déjeuner de quelques sandwichs achetés avant le jeu de meurtres et repêchages.

 

Là, l’homme très las a distribué des journaux qu’il avait achetés sans les lire dans une boutique touristique pour touristes embarqués dans un péril touristique sans intérêt touristique autre que les photos touristiques pour cérémonies cultuelles touristiques post-séjours touristiques, et les trois les ont lus, ou plutôt feuilletés, n’ayant pas ou plus vraiment la force de commenter une réalité qui à nouveau les dépassait. Ce qui est à noter est que contrairement aux situations passées, l’homme n’est plus le seul à être totalement accablé, il a été rejoint dans cet état apathique par les deux femmes qui pourtant, jusqu’à présent tout au moins, avaient constitué un rempart efficace contre le caractère irréel ou surréel, absurde ou dérisoire des différents défis rencontrés.

 

Les journaux ou magazines dont il s’agit sont semblables en apparence à ceux que l’on peut lire partout dans le monde, de Copenhague à l’île de Vienne ou la Mer d’Autriche mais en substance ils s’en écartent diamétralement.

 

La publicité omniprésente dans leurs colonnes faisait la part belle aux annonces politiques telles que ‘les voix sont chères partout, mais chez xxxx elles valent $200, trois coupons pour le meilleur sex-shop de Buffalo et deux entrées à l’infirmerie du stade de football en salle de Burbanks, qui dit mieux ? Votez xxxx ça rapporte !’, ou encore ‘chez yyyy on ne fait pas que payer les électeurs, on les utilise aussi. Si vous souhaitez joindre la campagne pour une semaine électorale récréative, inscrivez-vous dès à présent. Côtoyez yyyy, rejoignez-là lors des diners électoraux, serrez des pinces, souriez aux caméras, invitez-vous aux séances nocturnes dans les meilleures boites de striptease ou cabarets de Burbanks, participez aux orgies qui vous intéressent et filmez les autres, yyyy ne censure rien, ne juge rien, ne reproche rien et le matériel récolté pourra être diffusé commercialement sur la chaîne youshop-youvote. Votez yyyy, à vous le plaisir, à vous l’argent, à vous les combines’.

 

Ailleurs, zzzz vendait sa campagne électorale en bourse et proposait aux personnes intéressées de rejoindre son groupe de concubinage pour la ‘modique somme de $100.000’ ;

 

wwww lui se contentait d’indiquer que dès le lendemain de son élection il se mettrait à la disposition des groupes mentionnés en annexe pour abolir les lois controversés ou en adopter de nouvelles et qu’il le ferait dans l’ordre des contributions reçues et publiées ;

 

xxxx, encore lui, faisait dans la transparence et mentionnait dans une interview dont il précisait qu’elle lui avait couté $25.000 que son intention était de conserver son mandat pour deux fois cinq années ce qui lui rapporterait $7.500.000 par an selon ses calculs, en commissions et contributions diverses ;

 

Enfin, la campagne de tttt était axée sur la substance et indiquait que son intention était de diffuser plus largement et de mieux rétribuer les jeux télévisés suivants : Chasse-à-cour aux migrants clandestins en milieu urbain (troisième partie) / Mourir d’indigestion et revendre les organes sains (deuxième saison) / Sexe, crimes et châtiments (onzième édition) / Donner naissance est une chose, tuer en est une autre (nouveau).

 

Les trois humains ont lu ces lignes et sont affligés d’une nausée grandissante.

 

Ils ne parviennent pas à intégrer le sens profond de ces postulats politiciens plus proches de films d’anticipation que de la réalité qu’ils ont connu ou dont ils pensaient se souvenir, plus largement celui d’une société qui donne ainsi libre cours aux comportements les plus extrêmes après avoir abandonné ce qu’ils pensaient être le sens de l’humain.

 

Ils ne comprennent pas, ou plus, et marchent à nouveau le long de la rivière les bras lourds, l’esprit affligé et le cœur fermé.

 

L’homme terne et triste marmonne quelque chose à l’objet accroché sur son épaule droite et ces mots pourraient être : Il n’y a plus d’amour à Saint-Pétersbourg, sous le Pont Mirabeau la Seine s’est tarie…

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D’une normalité qui n’en est pas une…


D’une normalité qui n’en est pas une…

 

Les trois humains marchent le long de la rive.

 

Leurs regards, même celui de Maria qui d’habitude est l’image même de la sérénité, trahissent une profonde perplexité. Leur errance depuis plusieurs mois les a conduits d’une réalité virtuelle à l’autre, d’un monde plausible à d’autres, incertains ou disgracieux, d’un univers oppressant à l’autre, mais jamais ils n’ont été au contact avec une violence aussi gratuite que celle dont ils viennent d’être les témoins.

 

Ce décor qui les entoure ressemble pourtant à celui qu’ils ont connu ou auraient pu connaître par le passé, les gens qu’ils croisent sont semblables à ceux qu’ils auraient pu croiser dans leur ville de départ, sans aucun doute possible à cet égard.

 

Ils se regardent et leur dialogue silencieux est explicite : il n’y a absolument aucune différence entre les passants qu’ils croisent aujourd’hui et ceux ou celles qu’ils auraient pu croiser ici, dans ce lieu hautement touristique, l’année dernière. Aucune différence… Les mêmes comportements, les mêmes regards, les mêmes mots, les mêmes expressions, les mêmes habitudes… Tout est similaire, tout est si rassurant de banalité et normalité !

 

Pourtant, quelque chose de fondamental a changé. Il ne peut pas en être autrement.

 

Certes, l’infantilisation des individus n’est pas chose nouvelle, au contraire, mais elle n’avait pas, en tout cas au moment de leur départ vers Copenhague puis Vienne, conduit à de tels excès.

 

Que les besoins, artificiels ou non, de sexe, argent, et puissance aient pu conduire à des actes incohérents, inacceptables, ridicules ou imbéciles est une évidence mais qu’ils aient pu amener les humains à se comporter de telle manière les dépasse.

 

Qu’a-t-il pu se passer ?

 

Pourquoi des humains partageant une lignée commune depuis 7 ou 8 millions d’années ont-ils pu en arriver à cela ?

 

Des candidats d’un jeu ignoble dévalant une chute d’eau vers une mort certaine pour permettre à leur famille de gagner de l’argent pour autant que leurs corps ou des membres de ceux-ci soient ramassés dans les rapides au pied des chutes le tout sous les vivats d’une foule hystérique et illuminée et les encouragements d’animateurs obséquieux et débiles … cela leur parait proprement impensable…

 

Et, les choses n’ont fait qu’empirer dans les heures qui ont suivi…

 

En s’enfuyant de la scène, ils ont en effet été abordés par une maîtresse d’école qui a été navrée d’apprendre la fin de ce jeu grotesque et a murmuré que ses élèves de primaire seraient absolument désolés de ne pouvoir participer à ces réjouissances.

 

Un peu plus tard, une femme d’une quarantaine d’année habillée d’un tailleur d’été vert olive, de chaussures de marque et d’un joli chapeau de pailles s’est présentée à l’homme tirant son wagonnet empli d’objets dérisoires et lui a proposé son corps pour quelques dizaines de dollars. Comme ce dernier ne répondait pas elle a fait la même proposition aux deux femmes puis a désigné un jeune homme d’une douzaine d’années qui lisait une bande dessinée sous un arbre, l’a présenté comme son fils ainé et a indiqué qu’elle pouvait le leur ‘céder’ pour quelques heures à raison de 105 dollars l’heure. Face à leur mutisme elle a haussé les épaules et s’est déplacée vers un groupe de touristes du troisième âge et leur a fait la même proposition.

 

Plus loin encore, un homme vêtu d’un complet trois pièces bleu marine, d’une chemise blanche, d’une cravate Ermètz, de chaussures Pratha, et de boutons de manchettes Kuchgi, leur a proposé fort discrètement l’achat de membres humains très ‘frais’ pour pouvoir participer au jeu du lendemain en tant que sauveteur ou ramasseur et gagner un joli pécule.

 

Une vieille dame à la démarche alerte et vive leur a suggéré de la rejoindre dans son mobile home pour des jeux de sexe avec elle, son mari et leur chat, pour une modique somme.

 

D’autres encore leur ont suggéré l’acquisition d’armes lourdes tchèques, de grenades papoues, de flèches italiennes ou des armes de poing françaises, de marque connue et réputée, pour des sommes abordables.

 

Un professeur de lettres a recommandé l’acquisition forfaitaire de l’intégralité de sa classe pour une période de deux à cinq jours tout en indiquant que les paiements par cartes de crédit seraient validés par sa banque en une dizaine de secondes seulement.

 

Une marchande de quatre sous a proposé de leur louer la maison de ses voisins pour quelques jours. Avant qu’ils ne réagissent, elle a précisé que celle-ci serait disponible durant deux à trois semaines puisqu’elle venait de ‘céder’ lesdits voisins à un groupe de musiciens japonais pour une somme assez ‘coquette’.

 

Une troïka de journalistes les a approchés pour leur proposer de participer à une émission enregistrée le lendemain consistant d’une part à performer des acrobaties sexuelles particulières et d’autre part d’organiser un système de négociation sophistiqué visant à obtenir la collaboration de deux des partenaires contre le troisième, le résultat attendu étant naturellement la disparition corps, âme et bien de celui ou celle-ci voire, chose amusante, des deux premiers ou premières. L’émission de télé réalité devait durer au moins six heures pour permettre sa diffusion sur une semaine pleine et, dans la mesure où la qualité des services fournis serait idoine, la, le ou les survivants se verraient remettre la somme de 1 million de dollars ainsi qu’un jeu de pistolets automatiques de marque ougandaise.

 

Les trois humains se sont enfuis…

 

Ils marchent le long de la rive, au-dessus de la rivière et assez loin des chutes.

 

Ils refusent tout contact avec des passants qui d’ailleurs sont bien plus rare à cet endroit. Ils n’écoutent plus ce qu’on leur propose. Ils s’éloignent avec rapidité dès qu’on les approche.

 

Le teint du visage de Maria est très pale. Celui de la jeune fille au manteau rouge trahit une profonde émotion. L’homme est hagard.

 

Aucun des trois ne comprend ce dont ils ont été témoins.

 

Comment pourrait-il en être autrement ?

 

Ils marchent silencieusement. Le monde autour d’eux est paisible et beau, un arc-en-ciel est visible au loin, les oiseaux chantent, des enfants jouent sur une place de jeu mais ils préfèrent ne pas savoir à quoi.

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De l’insoutenable normalité des choses et de ce que cela signifie dans cette errance particulière


De l’insoutenable normalité des choses et de ce que cela signifie dans cette errance particulière

 

Les trois humains marchent le long de la promenade surplombant les chutes du Niagara, haut-lieu touristique s’il en est, heureux de se retrouver dans la quintessence de la normalité. Un soulagement évident s’est insinué dans leur être, leur âme ou leur esprit, peu importe où, au fond d’eux-mêmes en tout cas, dans les différentes couches sédimentaires qui les constituent.

 

Ils respirent normalement, ils parlent avec facilité, et s’expriment sur des sujets aussi essentiels que l’air du temps, l’humidité relative, la hauteur des chutes, le nombre approximatif de personnes visitant cet endroit par jour et par heure, la couleur des voitures, celle du ciel, les odeurs et parfums divers s’épanouissant sur eux, la coiffure particulière d’un vieil homme joggant à leur côté, les lunettes roses d’un groupe de trois jeunes gens affublés d’une balle de football américain, l’état de la chaussée et tant d’autres petits sujets de conversation qui permettent d’habitude d’ancrer la réalité du monde dans celle de l’individu, les synchronisant ainsi et conférant l’aimable impression que tout s’égrène selon un schéma entendu, bien compris, assimilé et bienveillant.

 

Le soulagement imprègne leur monde à eux, leurs réalités, leurs vies, qu’importe par ailleurs si chaque passant qui les croise possède sa réalité propre faite d’une proportion chaque fois différente de bonheur, malheur, anxiété, angoisse, plaisir, ennui, paresse, joie, tristesse, appétit, dégoût, appréhension, excitation, exultation, dépression, flagellation, violence, agressivité, ou négativité, ceci n’est pas un élément qui doit être pris en compte puisque la perception du monde que chacun développe et qui est si fine et nuancée ne peut prendre en compte cette complexité invraisemblable des situations !

 

Dont acte.

 

Les trois humains sont donc rassurés et presque enivrés de cette situation tout à fait inédite dans leur longue et lente errance. Ils jouissent de leur situation d’individus intégrés, faisant partie intégré d’un tout qui se déroule autour d’eux, d’une situation banale et qu’autrefois ils auraient probablement considérée affligeante ou navrante.

 

Bientôt, ils arrivent à la hauteur d’un rassemblement bruyant et gai sur une place de forme oblongue située à proximité immédiate des chutes d’eau. A côté, le bâtiment dans lequel est situé l’ascenseur permettant d’atteindre le niveau inférieur de la falaise à l’endroit où a été construit le promontoire permettant d’observer les chutes depuis le bord de la rivière.

 

Le bruit de la cascade est omniprésent, violent, puissant. Cependant, ils entendent des paroles s’échappant de haut-parleurs géants installés autour de ladite place.

 

Un commentateur parle d’un concours, d’un classement qui sera établi à l’issue de celui-ci, de prix spéciaux et d’autres offres alléchantes de même nature. La foule qui est compacte à cet endroit applaudit à chaque annonce de cette nature, notamment lorsque la voix masculine décrit la nature des prix en question, plusieurs centaines de milliers de dollars pour le plus important.

 

Les rires fusent, les visages sont radieux, l’enthousiasme enfantin est disséminé au sein de chaque individu, certains répètent de manière un peu ridicule les mots prononcés par l’animateur tandis que d’autres se gaussent du montant ou de l’intitulé des prix.

 

Tous hurlent et trépignent d’impatience.

 

Les commentaires sont dorénavant impossibles à comprendre.

 

Une musique répétitive s’y juxtapose.

 

Des cercles de touristes se forment, des grappes de jeunes locaux les rejoignent, des clameurs de surexcitation se propagent. La foule exulte, chante, crie.

 

Puis se tait.

 

Puis hurle à nouveau mais avec encore plus de joie et de bonheur partagés.

 

Certains se dressent sur des bancs ou le parapet et tendent le doigt vers le bas, d’autres encouragent des personnes que l’on ne peut distinguer, tous exultent et manifestent leur impatience de manière presque animale.

 

Les haut-parleurs annoncent que le premier vainqueur provient de Buffalo. Les trois humains ne saisissent pas exactement ce dont il s’agit.

 

Tant bien que mal, ils s’approchent de la rambarde et contemplent ce que leurs coreligionnaires désignent avec virulence, force et nervosité.

 

Ils ne voient rien au premier abord. Rien au second non plus.

 

Une foule est amassée sur le promontoire du bas. Une dizaine d’individus au risque de leur vie gesticulent en jetant des filets, nasses ou épuisettes géantes dans les tourbillons et remous au bas des chutes, leurs visages presque invisibles semblent crier en silence des ordres incompréhensibles.

 

Puis ils s’arrêtent, résignés, et regardent vers le haut des chutes. A côté des trois humains, un frisson parcoure la foule et les doigts se tendent à nouveau mais à l’horizontale cette fois-ci.

 

Une figure vient de faire son apparition sur la rivière en amont des chutes, un individu grotesque habillé tel un chevalier du moyen âge et chevauchant tant bien que mal un surf ou planche métallique à laquelle il semble lié par quelque câble ou fermeture rigide. Il gesticule pour garder son équilibre et par intermittence tend des doigts d’honneur vers la foule qu’il distingue. Au micro l’animateur parle du deuxième candidat et note son style jugé ‘calamiteux mais respectable’.

 

L’homme est bientôt et pour un bref moment à l’aplomb des chutes puis il disparait avalé par la cascade tout en dressant les bras au ciel et arborant un sourire virginal.

 

En bas, la foule du promontoire exulte à nouveau tandis que les participants au concours bougent frénétiquement les filets ou épuisettes visiblement à la recherche du concurrent, mais sans succès.

 

Pas de prix spécial!

 

Les mouvements rageurs remplacent l’exaltation. Les regards du bas se portent vers le haut. Ceux du haut vers l’amont.

 

Une femme apparait, habillée en costume de danseuse d’un autre âge, tutu rose, bonnet en dentelle, debout sur une barque rose barrée d’un signe publicitaire, elle glisse sur les flots… à nouveau l’exaltation s’empare de la foule.

 

Là où le concurrent précédent avait fait un doigt d’honneur elle fait une révérence mais ceci ne l’empêche pas de chuter lourdement vers le bas, aspirée par la chute, les eaux et la gravité.

 

Les humains du haut rient avec bonheur, ceux du bas s’impatientent à nouveau et cherchent hystériquement à récupérer quelque chose. Cette fois-ci ils ne font pas chou blanc. L’un récupère une planche, et l’autre ce qui ressemble à une jambe rose. La foule bascule dans la folie la plus totale. L’animateur annonce que le prix de l’élégance revient à une défunte résidente de Chesapeake et à sa famille tandis que celui du sauveteur efficace conjointement à un visiteur Papou et une visiteuse bavaroise.

 

Les deux derniers concurrents arrivent en même temps, habillés en smoking mais avec palmes et tubas factices et verts, ils chevauchent une sorte de boudin, vert lui aussi, emporté par le courant violent.

 

Ils gesticulent bizarrement mais en riant.

 

La foule les accueille avec joie.

 

L’ensemble bascule. Un des deux hommes fait un signe de trompette l’autre une moue bizarre. Ils chutent, l’un restant agrippé à la chose plastique l’autre trépignant dans le vide.

 

Le tout explose dans les remous au bas de la cascade.

 

La foule adore.

 

Les gens du bas s’agitent.

 

Une épuisette géante récupère un bout de boudin. Une autre une tête. Une troisième un bras. L’enthousiasme est extrême et communicatif. Les membres disloqués et lavés de sang sont jetés vers le ciel comme s’il s’agissait d’un dérisoire trophée.

 

Le promontoire du haut s’extasie et hurle.

 

L’animateur exulte lui aussi et annonce que le prix spécial toute catégorie revient à des jumeaux du Vermont et leur famille tandis que des sauveteurs bavarois reçoivent un prix de cinquante mille dollars pour avoir retrouvé une partie des corps des heureux candidats.

 

Le délire des spectateurs est intense, de nombreux spectateurs s’embrassent ou s’étreignent, des caméras que les trois humains n’avaient pas notées se rapprochent et embrassent la scène de leur regard froid, nul doute que les images sont ou seront diffusées en direct sur quelque écran vacillant. Les grappes humaines se forment, se déforment et se reforment sur fond de jubilation, d’excitation et d’exaltation.

 

Les trois humains observent avec attention mais effarement le spectacle qui se déroule devant leurs yeux, en dessous également car sur la plateforme inférieure les heureux bénéficiaires du prix spécial se congratulent et s’embrassent jetant en l’air les témoignages de leur victoire, notamment les membres déchiquetés qu’ils ont collecté dans leurs épuisettes.

 

Aucun des trois ne comprend ce qui se passe et une forme de désagrément nauséeux les saisit tandis qu’une personne indéterminée embrasse la jeune fille au manteau rouge expliquant en quelques mots être de la famille d’un des candidats victorieux et se réjouissant de sa victoire posthume dont les bénéfices lui permettront de s’inscrire à une académie de cinéma de l’Etat voisin.

 

Les trois amis s’écartent avec effroi, peut-être même dégout, et marchent le long de la rive vers l’aval.

 

Ils souhaitent s’éloigner du bruit, des tourments et dérèglements d’une société dont la normalité ne correspond d’évidence pas à l’image qu’ils s’en faisaient. Le miroir de médiocrité réjouissante qu’ils s’étaient bâtis vient de se briser en mille et une facettes. Le réel n’est jamais autre chose qu’un rêve déguisé. Pour l’heure il s’agirait plutôt d’une forme de cauchemar qui n’était absolument pas anticipé. C’est ainsi que les choses sont, pour l’heure en tout cas.

§741 - Copy

Du retour à la normale, du retour à la normale, du retour à la normale …


Du retour à la normale, du retour à la normale, du retour à la normale …

 

 

Les trois humains, deux femmes, un homme, ce dernier tirant un chariot dérisoire derrière lui, sont soulagés de se retrouver dans une région connue d’un pays souvent visité, le Canada, très précisément à Niagara Falls, surplombant les chutes du même nom.

 

Ils sont apaisés car pour la première fois depuis le début de leur errance voici plus d’une demi-année, ils se retrouvent en un endroit parfaitement localisé à une date très précise.

 

Les choses semblent avoir retrouvé un rythme plus serein, le rythme de leur vie est peut-être revenu à la normale, pour autant que ce mot veuille dire quoi que ce soit, il n’y a pas de caractère surréaliste dans les scènes qui se découvrent devant eux, qu’il s’agisse des chutes d’eaux parfaitement conformes à l’image de carte postale qui est la leur, des visiteurs qui les contemplent ou des magasins et boutiques qui jalonnent le chemin de croix desdits touristes aux parapluies jaunes, rouges ou verts, selon l’appartenance à un groupe particulier.

 

L’homme perplexe, perdu dans ses contemplations intérieures et ses monologues creux et indigestes destinés à un public inexistant, est entré dans plusieurs échoppes et a longuement observé les murs, plafonds et sols, à la recherche probablement de portes ou fenêtres s’ouvrant soudainement sur un monde différent, communiquant avec une réalité divergente, mais il n’a rien trouvé. Il est de ce fait revenu vers ses amies et pour la première fois depuis une longue période il est parvenu à prononcer quelques phrases rudimentaires, sujet, verbe, complément, simples mais porteuses de sens, selon lesquelles l’endroit était normal, les gens normaux, les murs, fenêtres et sols, normaux, les paysages normaux, les odeurs, parfums et bruits normaux.

 

Tout lui paraissait normal et, chose étrange, il a souri avec une gourmandise enfantine en prenant la main à Maria, cette jeune femme au regard si intense qu’il le bouleverse en permanence.

 

Ce retour à une forme de normalité est bien entendu légèrement problématique dans la mesure où les trois humains se sont retrouvés propulsé en cet endroit au-dessus des chutes du Niagara à l’issue d’un voyage très long et lent au sein d’une ou plusieurs irréalités parfois monstrueuses, souvent incompréhensibles, une errance dont les tenants et aboutissants n’ont pas été, ne sont pas et ne seront probablement jamais à la portée de ces trois amis déambulant paisiblement le long d’une promenade pour touristes contemporains. Mais tout ceci est pour l’heure inscrit dans le passé et ils n’y songent guère.

 

Le bruit est assourdissant, celui de millions de tonnes d’eau sombrant en même temps dans un trou béant en forme de fer à cheval, l’eau prend une couleur bleutée et laiteuse avant de chuter et s’écraser 57 mètres plus bas, des mètres qui paraissent plus grands que nature et qui leur semblait encore double de leur taille réelle la veille de ce jour, c’est-à-dire hier. Les trois humains contemplent tour à tour la première chute, puis la seconde, américaine, et une troisième, plus petite, qu’un panneau pour touriste méticuleux intitule le voile de la mariée, une référence sommes toutes assez judicieuse au lucratif commerce local de lunes de miel et autres séjours de même type.

 

Les trois humains sont las après une errance si longue, songent à revenir à leur point de départ, là-bas, très loin vers l’est, au-delà de l’océan, et se débarrassent des scories du passé récent pour s’engouffrer dans celles du présent, trouver une agence de voyage, prendre des billets de train, puis d’avion, récupérer les cartes de crédit perdues quelque part dans les méandres du voyage maintenant achevé, téléphoner à des vestiges du passé, des souvenirs d’êtres oubliés mais dont les ombres se manifestent progressivement, et leur indiquer que la phase très longue de disparition est dorénavant derrière eux et qu’ils sont réapparus dans le domaine du réel au milieu d’une réalité des plus virtuelle mais réalité quand même, contacter les amis et autres connaissances plus ou moins oubliés et leur signifier leur retour, s’enquérir de l’état de l’appartement, de la voiture laissée sur un parking en plein air et probablement évacué par les autorités policières fort tatillonnes à ce sujet, reprendre contact avec les employeurs passés, au cas où, reprendre pied dans une configuration normale des choses, en bref retrouver le sens du temps, de la finalité des choses, de la réalité et de la normalité.

 

Tout ceci navigue dans leur tête.

 

Cela faisait bien longtemps qu’ils ne s’étaient plus inquiétés de telles questions mais maintenant elles les submergent, un peu, et des bouffées d’anxiété les enivrent quelque peu.

 

Il leur faudra reprendre pied dans un monde dont ils avaient oublié les diktats sommaires. Ils devront tout réapprendre et à commencer par aujourd’hui, ici, dans ce haut-lieu de l’éphémère, de la poudre aux yeux, de perlimpinpin, et à canon, car tout se mêle dans le sanctuaire du consumérisme.

 

Leur voyage touche à sa fin et déjà commence le temps des regrets et des malentendus.

 

Ils regardent les chutes mais déjà leur esprit n’est plus en phase avec la magie du moment et des retrouvailles. La brume s’élève au-dessus des chutes, mais ils ne la regardent pas, ils songent à tout ce que la vie leur réserve, à tout ce qu’il conviendra de faire, au retour et à ce qui succédera, probablement leur séparation temporaire puis définitive. Ils ne se leurrent pas sur ce dernier point, ils savent que tout à une fin, qu’ils étaient liés jusqu’à la mort dans des mondes incompréhensibles mais dans celui-ci, bien réel, il n’y a pas de telles choses, tout est délié, sans finalité, mais parfaitement régenté et profondément inhumain. Il leur faudra s’habituer.

 

Ils regardent vers un point vague sur leur droite, un endroit où des grappes humaines convergent et se mêlent et inconsciemment s’y rendent avec discipline, ils ont déjà retrouvé leurs marques.

 

§5519

Du retour à la normalité, du plaisir de dévorer des bonnes et saines choses, et de l’apaisement que confère une foule paisible et disciplinée


Du retour à la normalité, du plaisir de dévorer des bonnes et saines choses, et de l’apaisement que confère une foule paisible et disciplinée

 

 

Les trois humains et leur étrange bagage sont à nouveau dans un ascenseur.

 

Un tube transparent similaire à celui emprunté voici quelques jours en compagnie d’un être au visage double qui les avait fait pénétrer dans ce monde bicéphale dont ils sont devenus les héros involontaires. Un voyage en sens inverse, vers le haut, à travers des kilomètres de roches ce qui à vrai dire pose des problèmes d’interprétation puisque ce monde-ci était tout aussi ouvert sur le ciel, ses soleils et lunes que celui-là qu’ils vont bientôt retrouver, celui de la fin du monde, du promontoire suspendu au-dessus d’un gouffre absorbant toutes les eaux, larmes et liquides du monde.

 

Ils n’échangent aucun mot, pourquoi le feraient-ils ? A l’absurde nul n’est prévenu, nul n’est préparé, nul n’échappe.

 

Tout est illusoire et magique dans une réalité qui sans cesse les fuit, leur échappe, pour se matérialiser ici ou ailleurs mais différemment, ils ont l’impression d’être au bord d’une rivière qui coule sans fin et dans laquelle les poissons se matérialisent peut-être sans qu’ils n’aient jamais le temps ou l’opportunité de les voir et encore moins de les saisir.

 

L’ascenseur transparent les transporte vers une réalité qui sera certainement insaisissable.

 

L’homme si dérouté par ces phénomènes récurrents qu’il s’est enfui dans une autre réalité tout aussi abstraite et virtuelle, mais que lui a inventée, est docilement assis dans un coin de ce véhicule vertical tel un enfant à qui l’on demanderait de jouer aux dominos ou d’empiler des cubes. Les deux femmes se parlent du temps jadis, celui où elles se sont rencontrées dans un pays de tristesse ravagé par les conflits internes mais reconstruits sur des bases peut-être nouvelles, et songent à ce qui a pu advenir de lui, si le printemps a laissé la place à l’été ou à l’hiver, puisque le monde évolue dans un sens qui n’est pas forcément celui des saisons.

 

L’ascenseur ne produit aucun son, si ce n’est un vague vrombissement, une sorte de symphonie pour insectes défunts, et son évolution est rectiligne, stable, rassurante. Quelle que soit l’issue de ce voyage géologique, au milieu de strates et couches multiples, des ères que l’on cisaille dans une errance éphémère mais si chargée en émotions, changements, basculements et transformations, il restera l’image d’un calme précaire, d’une sérénité retrouvée, d’une parenthèse ouverte brièvement sur un monde intérieur à la quiétude reposante.

 

Bientôt pourtant ce déplacement presque sensuel s’achève.

 

Les portes s’ouvrent et les trois humains se risquent à passer la tête au dehors, attendant de discerner les contours d’une nouvelle géographie.

 

Mais ils ne voient rien qui ne les choque et ne ressentent aucun danger particulier.

 

Ils sortent donc l’un après l’autre suivant le rituel habituel, la jeune femme répondant au nom de Maria d’abord, la jeune fille au manteau rouge ensuite et, enfin, l’homme portant sa drôle de machine sur l’épaule droite et trainant son barda ridicule derrière lui.

 

Ils sont sur un promontoire faisant face à une immense chute d’eau mais il ne s’agit plus du mur infini qu’ils avaient franchi voici peu de temps. Ils surplombent une cascade très grande, impressionnante mais de dimension parfaitement finie tant horizontalement que verticalement.

 

Tout autour, ils distinguent les formes habituelles d’une ville de taille moyenne, une grande rivière qui s’élargit pour embrasser un grand arc en forme de fer-à-cheval, une chute d’eau d’une centaine de mètres, puis une rivière qui se reforme en contrebas, des falaises abruptes mais pas vertigineuses, des routes qui longent le point de vue, des humains non bicéphales qui marchent en groupes, des passants qui se parlent, d’autres qui se taisent, des voitures qui se garent et dans le ciel des ballons publicitaires qui volent piteusement au-dessus de la scène de carte postale.

 

Tout à l’apparence d’une scène touristique souvent observée, avec ses grappes humaines en gestation, en migration d’un coin d’un vaste pays à l’autre cherchant des outils pour les rêves qu’elles n’arrivent plus à échafauder elles-mêmes.

 

Nos amis marchent le long de la route qui surplombe les chutes et observent les environs. Ils écoutent les conversations, scrutent les regards, sentent les parfums et se prennent même à interrompre les discussions car ils ne peuvent s’en empêcher, ils trépignent d’impatience à l’idée d’avoir quitté un pan de monde imaginaire pour réintégrer une errance dans un décor plus convenu, moins onirique, ancré dans le réel, le précis, le concret, le présent.

 

Ils apprennent au détour d’une conversation de cette nature être à Niagara, du côté Canadien, et se prennent à l’envie de manger quelque chose d’artificiel, grailleux, sucré et chimique dans un restaurant tout aussi artificiel, au milieu de clients et clientes, tous aussi artificiels les uns que les autres, avec serveurs et serveuses aux sourires et mots artificiels, décors artificiels et musique artificielle.

 

Quelque part, le sentiment de déambuler ainsi sur les routes et trottoirs de l’excroissance de la civilisation occidentale, vouée à une décadence inexorable, au milieu d’humains parasites et parasités, aux cerveaux vidés de leur substantifique moelle au profit d’un porte-monnaie conséquent et à une machine à sentiments et émotions répondant parfaitement aux besoins d’esclavagisme qu’on leur inculque dès leur plus jeune âge, tout ceci les rassure et les apaise, leur prodigue le faux sentiment de paix et de calme, de routine, d’habitude, de déroulement soyeux et élégant de vies vides et stupides, l’abandon de toute frayeur, anxiété ou appréhension.

 

Ils sont soulagés.

 

Ils ont le sentiment d’avoir atteint l’autre rive de la mer rouge, leur Moïse aura été un être au double visage sifflant, grognant, claquant et ronronnant. A chacun son Testament.

 

Les trois humains parmi des millions d’autres dévorent ainsi des sandwichs, frites et sauce rouge, boivent une boisson bitumeuse, mangent un savon chimique sucré et froid et absorbent un autre liquide chaud et noir qui brûle délicieusement les dents avant d’agresser les parois de leurs entrailles fragilisées.

 

Une heure et 33 minutes plus tard ils sortent de ce lieu de souvenir des temps pathétiquement vides d’antan puis reviennent au bord des chutes, rejoignent des cohortes humaines, se satisfont d’être revenus dans un monde si réel et proche de leur passé, errent avec les leurs, et rejoignent un promontoire d’où ils regardent les eaux tumultueuses au milieu d’une foule vagissante et hurlante.

 

Ils sont rassurés.

§559